Camille est ce qu’il est convenu d’appeler une bonne citoyenne, mariée, deux enfants, un bon travail, évidemment inconnue de la police ou de la justice.
Elle est, incidemment, blonde et très jolie, ce qui n’a rien à voir avec la suite – encore que…
Elle est si bonne citoyenne qu’en ces temps électoraux, et ne pouvant pas être dans sa ville, en région parisienne, pour voter, elle a décidé de remplir une procuration, au commissariat de police, auquel elle se rend en conséquence ce jour-là avec son fils; elle n’est pas la seule, il y a du monde, mais la jeune femme de l’accueil est sympa comme tout, et tout se passe bien, elle a déjà rempli les deux tiers de ce très rébarbatif document (qui comporte trois volets identiques, à compléter chacun à la main, truffés de demandes de renseignements d’état civil, et n’a été conçu que pour dégoûter les bons citoyens de faire leur devoir, mais c’est un autre sujet…), lorsque son garçon se casse la figure et, plus exactement, se blesse assez gravement à la main en tombant.
Panique au commissariat, où très gentiment l’on appelle immédiatement les pompiers, qui emmèneront Camille et son enfant aux Urgences pour dix-huit points de suture – la jeune policière la rassure au passage : “Je mets votre procuration de côté, ne vous en faites pas, vous repassez demain la terminer quand vous voulez”.
Après une nuit captivante passée à l’hôpital, Camille, fatiguée mais conservant son sens du devoir, revient donc le lendemain en fin de matinée au commissariat, pour terminer de remplir la fameuse procuration…
L’accueil n’est plus assuré par la dame de la veille, mais par un jeune homme, Adjoint de Sécurité (ADS), vers qui elle se dirige directement, et avec lequel s’engage alors ce dialogue kafkaien :
– Je suis la dame qui a commencé à remplir une procuration hier, et je…
– Bonjour !
– Heuh… Oui, excusez-moi, bonjour. Donc, j’ai commencé à remplir ma procuration hier, mais je n’ai pas pu finir, mon fils a eu un accident, et…
– C’est quand même mieux quand on dit bonjour !
– Heuh… Oui, c’est vrai, désolée, mais j’ai passé la nuit à l’hôpital, comme je vous le disais, et je souhaite pouvoir finir de remplir la procuration que j’avais commencée hier, votre collègue m’a dit de repasser, elle a dû la mettre de côté pour moi…
– Impossible.
– Ah, si, je vous assure, elle…
– Impossible, je vous dis : d’abord, elle n’est pas là [ il soulève deux feuilles placées devant lui ], et ensuite vous savez lire je pense [ il pointe du pouce un feuillet d’instructions épinglé au mur derrière lui, qui indique que les procurations sont personnelles, doivent être recueillies en présence de leur auteur, rédigées en une seule fois, etc… ] ! On ne peut les faire qu’en une fois, c’est les ordres !
– Heuh, non, je ne savais pas, mais là c’est un cas spécial, mon fils a eu un accident, et votre collègue m’a bien dit…
– Impossible, Madame, je vous l’ai déjà dit. [ Le ton monte ]
– Mais enfin c’est incroyable, vous n’avez même pas cherché à … Bon, OK, d’accord, j’ai compris, donnez-moi une nouvelle procuration s’il vous plaît.
– Oui, mais il va falloir vous calmer d’abord.
– Mais enfin je suis calme ! Bon, on a déjà perdu assez de temps, donnez-moi une procuration vierge !
– Calmez-vous Madame !
– Donnez-moi une procuration !
– Taisez-vous maintenant !
– [ Elle tape du poing sur le comptoir ] Vous n’avez pas à me parler comme ça ! Je veux juste une procuration, et je vais recommencer ce que j’ai déjà fait hier !! Mais enfin, c’est invraisemblable, vous vous prenez pour Dieu le Père ou quoi ..!??! “
A ce moment un policier, qui occupait un bureau voisin et a entendu des éclats de voix, intervient, en demandant à tout le monde de se calmer, dit à son collègue qu’il prend sa suite, donne une procuration vierge à Camille, qui la remplit sans un mot au comptoir, pendant que le jeune ADS s’assoit un peu à l’écart, prend tout le monde à partie quant au comportement scandaleux de “la dame”, et indique qu’il dépose plainte pour outrage, en commençant effectivement à taper rageusement sur un clavier d’ordinateur…
Camille remet sa procuration au policier, sort du commissariat, totalement ahurie par l’incident, fait quelques pas dehors… Et puis se dit que ça n’est pas normal, que ce type l’a maltraitée, et que puisque paraît-il il dépose plainte, elle va faire de même, il n’y a pas de raison, c’est elle qui s’est sentie insultée, il n’a pas cessé de la provoquer, elle n’a rien fait de mal : elle fait demi-tour et pénètre à nouveau dans le commissariat, et indique à une autre policière qu’elle souhaite déposer plainte.
Celle-ci la reçoit effectivement dans son bureau, et recueille sa déposition (elle sortira à trois reprises pour consulter le collègue concerné, ce qui évidemment ne sera jamais mentionné sur le procès-verbal), pendant une paire d’heures, Camille y témoignant de ce qui vient de se passer, et signant ce qu’elle croit être sa plainte, avant de s’en aller, cette fois définitivement, vidée, et avec un réel sentiment d’injustice, en ayant l’impression d’avoir été violentée, mais pensant avoir fait ce qu’il fallait faire, à la fois pour elle-même, mais aussi pour que ce genre de conduite ne se produise plus à l’avenir…
Les mois passent, l’incident est oublié, mais Camille a un matin l’énorme surprise de recevoir une citation d’huissier sur papier bleu, la convoquant devant le Tribunal Correctionnel local, pour des faits d’outrage à personne chargée d’une mission de service public, en l’espèce “avoir outragé l’ADS Danino en disant : mais pour qui il se prend ce con, pour Dieu le Père ?” …
L’audience est prévue un mois plus tard, à 9 heures. Camille est scandalisée, et pas mal effrayée, aussi : le Tribunal Correctionnel…
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Elle m’appelle, c’est une amie de ma femme, bien que je sois lillois, pour me demander simplement ce que j’en pense, au départ, et je lui propose de l’assister, une fois n’est pas coutume (il faut toujours, pour un avocat, éviter de défendre des proches, on est trop impliqué et on peut manquer de recul, et la relation risque d’être altérée, surtout évidemment en cas de mauvais résultat, l’avocat n’étant pas celui qui en décide, malheureusement…), tant elle ressent cette histoire comme une injustice, notamment parce que jamais, jamais, elle n’a injurié le plaignant, à aucun moment (et puis elle et son mari nous ont offert un super cheval de bois pour notre fils, un jouet pour une fois pas en plastique vert pomme et orange vif, ce bon goût mérite bien un service !)…
Je me procure donc la copie du dossier, où nous découvrons, sans grande surprise en ce qui me concerne, les outrages étant malheureusement très souvent bâtis sur les mêmes grosses ficelles, que :
– alors que l’incident s’est achevé vers midi, la plainte de Monsieur Danino, deux pages bien serrées, est de… Midi dix, plainte recueillie par le policier Untel, mais évidemment pas rédigée par lui-même; il y indique avoir constamment gardé son calme, que la Dame était très énervée, qu’il l’a constamment renseignée en essayant de l’apaiser, mais que rien n’y a fait, qu’elle s’est brutalement emportée, en le traitant de “con”, il est formel, avant de le comparer à Dieu…
– loin d’avoir déposé plainte, comme elle le croyait, Camille a en réalité signé une simple déposition, une audition, évidemment postérieure à la plainte de Monsieur Danino, qui commence ainsi : “Constatons que se présente spontanément Madame Camille …, qui tient à être entendue sur les faits qui lui sont reprochés “, recueillie à … Midi vingt (d’ailleurs illégalement : elle aurait dû être placée en garde à vue, étant paraît-il nommément citée dans la plainte, antérieure, de l’ADS, mais peu importe en l’occurrence, soulever cette difficulté n’aurait entraîné l’annulation que de son audition à elle, sans intérêt – mais ça connote évidemment les choses…).
– un “témoin” a été entendu, cinq mois après : il s’agit d’un enseignant, qui lui-même remplissait une procuration, et qui se souvient bien de la personne hystérique que le “policier” tentait de calmer – même si, ah ouf ! Il ne se souvient pas des propos exacts qui ont été tenus – il indiquera tout de même que “le ton était monté des deux côtés”, le brave homme…
En revanche, un élément, important et inhabituel, figure également, et heureusement, dans la procédure, pour solde de celle-ci d’ailleurs : le témoignage de l’autre policier, celui qui est intervenu à la fin, et qui pour une fois, extraordinairement, ne consiste pas en un simple “copié-collé” des termes de la plainte de son collègue, mais atteste, lui aussi, de ce que le ton était pareillement monté chez la jeune femme et chez l’ADS, et, surtout, qu’il a bien entendu ” Vous vous prenez pour Dieu le Père”, mais rien d’autre, et aucune injure..!
Nous sommes bien tombés à l’audience, on peut croire encore à la Justice de son pays : une Procureur intelligente et d’ailleurs agréable qui, tout en soutenant l’accusation, reconnaissait d’une part, que cette histoire n’avait rien à faire en correctionnelle, et un Président qui a bien voulu écouter l’avocat venu du Nord, dans une audience pourtant tumultueuse par ailleurs, et relire les témoignages : contrairement à ce que l’on croit souvent, le témoignage d’un policier ne vaut pas preuve absolue, mais ne vaut que “jusqu’à preuve contraire” ; et le bon sens commande aussi, évidemment (mais cette évidence-là n’est pas souvent évidente…), lorsque ce policier possède aussi la casquette de plaignant, de le prendre avec recul et discernement ; et nous détenions plusieurs éléments de preuve de l’existence de mensonges dans la plainte : son auteur n’était nullement resté “calme et courtois”, comme il ne craignait pas de l’écrire sans ironie, les deux témoins et Camille attestant au contraire de son ton; et personne d’autre que lui n’avait entendu le mot “con”, qui évidemment s’il avait été prononcé aurait, lui, constitué un outrage sans discussion possible – ô combien mérité -, ne restant plus dès lors que l’emploi de l’expression ” Dieu le Père”, sur laquelle je suis revenu avec un peu d’humour à l’audience en démontrant qu’elle n’était pas outrageante en elle-même, dans le contexte de l’incident moins encore…
A cet égard, en effet, la jurisprudence considère que tout citoyen a le droit de critiquer, même vertement, l’administration ou tel ou tel acte, à la condition que ceci soit fait dans des termes non injurieux ou outrageants en eux-mêmes – ce qui n’était pas le cas de cette expression de français usuel – “un peu comme si je me demande en finissant de plaider “ce qu’on fout là “, Monsieur le Président, termes crus et critiques des poursuites du Parquet, mais certainement pas outrageants !” (sourire de Madame le Procureur, bien d’accord avec moi in petto …).
Camille a donc, enfin, été relaxée, et en a terminé avec cette histoire…
Monsieur Danino ?
Vous voulez dire, LE Monsieur Danino qui a accueilli Camille comme une chienne, qui a ensuite rédigé lui-même une plainte bourrée de mensonges flagrants, tellement d’ailleurs qu’ils n’ont pas même été soutenus pas son collègue ? Celui qui a dérangé au moins trois fonctionnaires pour recueillir les différentes auditions, qui a souillé le nom de Camille d’abord au sein de “son” commissariat, puis auprès du Parquet, puis jusqu’au banc d’infamie de la correctionnelle ? Celui qui a fait que Camille, désormais, craint les contacts avec les policiers ? Qui a occupé le temps d’audience de deux magistrats, qui a empêché Camille de travailler une demi-journée, qui lui aurait fait payer des honoraires d’avocat si on n’était pas copains, et ses déplacements en tout cas ?
Je pense qu’il va bien, et qu’il est en fonction – tellement blessé dans son amour propre que lui n’avait pas fait le déplacement à l’audience, bien sûr…
J’ai dissuadé Camille de déposer une plainte à son encontre pour dénonciation calomnieuse, ce qu’elle serait en droit de faire, pour un tas de raisons, dont la principale est que, même en étant de bonne foi, dans un conflit entre deux êtres humains quels qu’ils soient, il y en a un, toujours, qui s’arrête le premier.
Le moins… Con.
La vie a repris son cours dans la famille, dans laquelle mon prestige déjà immense a encore augmenté de quelques points, cette affaire ayant au moins eu ce côté positif…
Mais en attendant, souvenez-vous : ça peut vous arriver.