Dame (ou homme) de fer…

Retour d’audience de ce jour, encore une fois l’amertume, rien que de très banal, j’ai choisi d’avoir souvent ce goût moyennement suave dans la bouche…

En revanche, la façon m’importe toujours autant (le fond aussi, à  vrai dire, mais c’est un autre débat, et qui pouvait ici se trouver valablement discuté… On en reparle !)…

Les faits sont, comme souvent, d’une simplicité enfantine : il y a un mois, un homme, apparemment sans histoire, a le malheur de se trouver dans la Rue du Drame, à  LILLE (je lui décerne ce titre au vu du nombre de délits et crimes de sang que l’on y trouve, au fil des ans, j’ai nommé la rue Solférino, emplie de cafés et bars et surtout, les vendredi et samedi soirs, de gens qui vont dedans, et en sortent comme ils le peuvent…), où une altercation, qui va mener à  son procès de ce matin, va survenir…

D’origine algérienne, sans histoires et travaillant en France depuis longtemps, titre de séjour régulier en poche, l’heureux homme, il passe donc dans cette rue, fort longue, jusqu’à  se faire héler par des relations siennes, de même origine, pour partager un peu de ces canettes de bière qui jonchent la place où vont se tenir les faits…

Il opine, et boit avec eux.

Survient un tiers, la victime, manifestement encore plus ivre, qui les apostrophe, et surtout mon client : première bagarre avec celui-ci, et un partout : un nez explosé du côté du mien, du sang partout ; Monsieur Lavictime au sol, plusieurs coups de poing l’ayant invité à  y demeurer.

Rixe de gens ivres, jusque-là , la routine.

Lavictime cependant se relève, et, comme il a provoqué la castagne, n’entend nullement en rester là  : il sort un cran d’arrêt, dont le bouton de la lame cependant n’est semble-t-il pas actionné, et revient furieusement vers mon client, que l’on va à  ce stade appeler Legentil, au hasard, disons Mohamed Legentil (la facilité n’étant point un recours interdit, quant elle aide à  la compréhension générale).

Mohamed, qui avait rompu l’assaut, se retourne, attrape le bras armé, ou putativement armé, arrache l’arme dont s’agit, et en frappe, du manche (dixit Lavictime elle-même dans un rare détail de la narration dont elle se souviendra plus tard devant les forces de l’ordre, ils ont 2 grammes tous les deux d’alcool dans le sang…) d’abord, sa future partie civile, avant d’en dégainer la lame (en appuyant sur le bouton ad hoc ?), et de faire de même à  trois reprises, lame incluse cette fois, vis-à -vis du même, qui, blessé au visage, reste tout debout, tandis que mon dangereux client… Cesse immédiatement son action de parade, et va tranquillement s’asseoir sur des marches toutes proches pour attendre la police.

Je l’ai vu le jour même, ou plutôt le lendemain, après garde à  vue : couvert du sang de son nez, explosé lors de la première scène, et racontant exactement l’histoire qui précède…

Le Parquet choisit ce jour-là  de le faire convoquer, et nous voilà  à  aujourd’hui, avec ces éléments, savoir les quelques pièces de personnalité (travail, famille, alcoolisme zéro) recueillies par votre serviteur, et au dossier ses déclarations, et celles de la victime, radicalement inverses (“Je me souviens pas, on était ivres, je les ai provoqués je sais plus pourquoi, le couteau c’est à  lui, pas à  moi”) résumées stricto sensu dans la parenthèse qui précède, Lavictime absent à  l’audience.

Peu importent ici les faits : j’y soutiens en tout cas, à  cette audience, la légitime défense, argumentée par ce que je viens de vous raconter rapidement, outre le fait que Lavictime présente en réalité trois traces de coups de couteau au visage, toutes bénignes, son Incapacité Temporaire de Travail étant fixée à  deux jours, et qui ressemblent bien plus à  des lésions issues de gestes de défense, tels des moulinets avec le fameux couteau, qu’à  des traces d’une véritable attaque, qui eussent été selon moi bien plus marquées et profondes…

Re-bref : ce qui m’insupporte, ce n’est pas le fait que la légitime défense n’ait pas été retenue, il y avait largement matière à  en discuter.

Non, c’est l’outrecuidance du “juge unique” (inique ?), qui, ce matin :

1/ n’avait pas, ou mal, lu le dossier – ceci n’est pas une affirmation d’avocat aigri, c’était transparent dans le rapport qu’il en a fait à  l’audience (“Oui, euh… Alors Monsieur, c’est une bagarre… Euh… Vous avez reconnu, heueh… D’ailleurs on vous arrête non loin de là …), et c’est un fait;

2/ constate qu’il existe une contestation sérieuse, réellement, l’avocat lui remettant à  la barre pièces de personnalité, mais surtout jurisprudence relative à  la légitime défense, et qui lui a lu le dossier jusqu’à  le connaître par coeur, lui rappelant en plaidant que la “victime” reconnaît être l’agresseur d’origine, que son client était ensanglanté, qu’il a pu valablement avoir peur, que rien ne dément sa version, vu l’indigence du dossier(*), et que légitime défense, encore bref, il y a pu valablement avoir;

3/ entend une Procureur relever (*) elle-même lesdites indigences (on n’entendra pas les témoins, nombreux ; pas de renseignements concernant la victime, et notamment pas son casier, etc…);

4 / Et… rend immédiatement après la plaidoirie son jugement, “sur le siège”, sans même avoir la courtoisie d’apparence de le mettre en délibéré à  la suspension d’audience, histoire de lire -enfin- les dossiers, celui de l’avocat, d’accord on s’en fout, mais aussi, celui qui le lie, celui qui le saisit, celui dont tout le monde vient de parler et qui est la base de son audience : LE dossier, sans parler de carrément le mettre en délibéré à  une autre date : relire à  froid, se demander réellement ce que le dossier contient, et surtout ce qu’il prouve, et rendre ainsi une décision éclairée.

Non, là , pas de faux-semblant, les mots de l’avocat résonnant encore dans la salle, la discussion qui n’en est pas une à  peine close, les deux dossiers, l’officiel et celui de la défense, entrouverts pour la forme et refermés par méforme, le jugement tombe, de suite, sans la moindre réflexion digne de ce nom, sans le moindre recul, et sans la moindre once de (re)connaissance réelle des faits de l’espèce, juste tels qu’ils figurent à  la procédure : “Coupable, dix mois d’emprisonnement avec sursis et mise à  l’épreuve d’une durée de deux ans, obligation de justifier du fait que vous continuez à  travailler” …

C’est la moitié des réquisitions prises à  l’audience, c’est de toute façon désormais une tache énorme sur l’existence de cet homme, et peut-être n’était-il pas strictement dans les conditions légales de l’application du fait justificatif de légitime défense…

Peut-être : je n’ai cessé de poser cette question au “Tribunal” ce matin (c’est à  dire au juge seul qui le composait) : “Qu’auriez-vous fait, vous, à  sa place, êtes-vous capable de le dire ?” …

Manifestement, oui.

En dix secondes.

Un vieil avocat, aujourd’hui décédé, mais que j’ai beaucoup entendu plaider, et Dieu sait que c’était un régal, finissait ses plaidoiries d’Assises, systématiquement, d’une voix gravissime saisissant les jurés de l’ampleur de leur tâche, par la phrase suivante :

” Mesdames et Messieurs les jurés, J’ai dit. Vous avez entendu. Jugez !”

Ce n’était pas pompeux, c’était juste la mesure du devoir à  accomplir – solennellement.

Juges, uniques ou pas… N’oubliez jamais de juger. Quitte à  perdre du temps. Je ne sais pas si cela changera vos décisions, si la mienne, ce matin, en eût été modifiée.

Mais ce délai, cette attention, susciteront deux marques de respect : celle du justiciable, condamné mais qui peut comprendre pourquoi ; et celle de l’avocat, entendu, mais n’ayant pas convaincu, et qui peut l’admettre, à  la seule condition d’avoir le sentiment que l’on y ait réellement réfléchi – exactement comme lui a pu le faire en amont, en partie du fait du respect qu’il vous doit.

Si le respect est l’antithèse du mépris, deux personnes au moins ce matin n’ont pas été respectées, même pas pour faire semblant …

La décision intervenue n’est dans ces conditions pas juste ; vous comprenez, Monsieur le Président : elle ne peut, par nature, pas l’être.

PS personnel : d’autant que c’est une de ces audiences où tout le monde présent, avocats dans la salle, greffière d’audience, huissier, flics d’escorte, TOUS… vous regarde sidéré en constatant que la culpabilité et la peine sont prononcés tout de go, tout de suite, et qu’on n’a servi à  rien malgré la sueur et les mots. Je ne me plains pas, je pleure juste un peu, en constatant que je ne suis pas totalement fou.

4 Commentaires

  1. Jon
    Maitre Mo!

    Comment faire citer des témoins auprès d'une Cour d'appel?
    A qui appartient l'initiative de faire citer les témoins?
    Peut-on faire citer une personne qui s'est jointe à  la procédure en y déposant un courrier sans pour autant s'être porté partie civile?

    Veuillez agréer, Cher Maitre, mes salutations distinguées.

    Jon
  2. Mon vieux Charles, voilà  stratégie fort risquée..!
    D'abord parce que pour ne pas se présenter à  l'audience en première instance, il faut oser perdre un degré de juridiction volontairement, et une possibilité de relaxe, sans parler du fait que l'absence agacera encore plus le magistrat, la peine risquant de s'en ressentir...
    Et notre Cour à  nous (je ne sais pas d'où vous êtes) "cogne" souvent nettement plus : il faut être sur de soi, je vous assure...
    Ensuite parce que c'est l'inverse : nous disposons en général de beaucoup plus de temps d'audience au Tribunal qu'à  la Cour...
    Encore, parce que si vous parvenez un jour à  soulever pour la première fois devant une cour d'Appel une nullité de procédure qui ne l'aurait pas été en première instance alors que vous étiez valablement convoqué, vous me ferez signe, que je change immédiatement de région...
    Donc non, pas bon tout ça...
  3. Charles
    C'est pour ça que les gens informés ne se présentent pas en 1ere instance et font appel après la signification du jugement. Il y a plus de temps en cour d'appel pour faire citer les témoins et se faire entendre...Et même soulever des nullités si il n'y avait ni avocat ni prévenu en 1ere instance..
  4. Pingback : “On a les juges qu’on mérite !” | Maître Mô

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