Passion

AUJOURD’HUI

– ” POURQUOI ? Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu fais encore ça ?”

– “Oh, putain, tu ne vas pas recommencer ? T’en as pas marre ? Écoute, on fait ce qu’on a dit, tu récupères le reste de tes affaires, et tu pars, c’est fini et tu pars, d’accord ?”

Voilà . C’est comme ça qu’elle veut que ça se termine, c’est comme ça que ça va se terminer : deux ans d’amour fou, deux ans que je l’aime à  en crever, j’ai tout fait pour elle, tout, je lui ai tout donné, toute ma vie d’avant je l’ai mise à  ses pieds, et voilà  comment elle me parle, maintenant, avec Didier qui doit déjà  être en route pour revenir prendre ma place, encore une fois, putain

Elle est en colère et elle est dégoûtée par moi, je le vois bien elle est toujours aussi belle, d’ailleurs, même en colère, même en train de me gueuler dessus, appuyée au comptoir de la cuisine, au milieu des casseroles et des couteaux, même avec cette espèce de folie ou de haine dans les yeux

Elle me disait encore avant-hier qu’elle m’aimait, juste après qu’on ait fait l’amour, alors que je venais de m’installer chez elle, avec elle, alors qu’on y était enfin, et cette fois pour de bon

HIER

Et puis quand ? Trois heures plus tard ? Je l’appelle du boulot, d’abord chez elle mais ça ne répond pas, alors sur son portable : elle me dit qu’elle est au supermarché, en train de faire des courses, et je sais tout de suite qu’elle me ment, parce que je n’entends aucune musique ni aucune annonce publicitaire en arrière plan. Et je comprends tout de suite, je crois, même si j’essaie de me persuader que c’est faux, que ça ne se peut pas. Je décide de ne rien dire, je veux d’abord vérifier : je finis la conversation banalement, en lui disant que je l’aime, et “à  ce soir”, mais mes yeux sont brouillés par les pleurs, je sais parfaitement qu’elle est là -bas, avec lui, le lendemain de son départ de chez elle et de mon arrivée

Je raccroche avec le ventre broyé. Je fais une drôle de tête, parce que les copains me demandent si tout va bien, et je réponds que non, un malaise, je dois rentrer le contremaître y croit, je dois être vraiment pâle, et je ne suis que très rarement malade, il m’autorise à  partir.

Je monte dans ma bagnole, mais je ne vais chez aucun médecin : je fonce à  Malo, cent bornes, ça se fait, je vais chez Didier, je veux constater moi-même qu’elle y est, que je ne me trompe pas, même si j’espère, j’espère de toute mon âme, que si, je me trompe, qu’elle n’est pas retournée avec lui, qu’elle ne m’a pas encore fait ça, pas cette fois, pas aussi vite

Je roule, trop vite dangereux pour les autres, mais je m’en fous complètement. Je repense à  nous, je repense à  tout ça, je l’aime plus que jamais, je pleure et je crois bien que je gémis en même temps.

LES MOIS PRÉCÉDENTS

Il y a deux ans, quand je l’ai vue à  la sortie de l’école, ce n’est pas que j’ai eu un choc, un “coup de foudre”, non, c’est que le choc qui m’a estomaqué, au sens propre, il est resté, mon estomac, depuis, est resté tordu en deux : ce choc, je le ressens encore là  maintenant, en roulant vers chez ce connard

Je sais très bien ce que j’étais à  l’époque, et tout ce que j’avais mais je n’arrive pas à  regretter, puisqu’avant, je ne la connaissais pas.

Des années que je bossais, un bon poste, suffisamment d’argent. Marié, à  une gentille femme, depuis presqu’autant de temps, trois enfants, notre maison, bien arrangée, j’adorais ça, et puis de bons copains, de chouettes soirées, pas de problèmes et plutôt beaucoup de rires et de gaîté

Je sais tout ça, mais c’est, comment dire, devenu Théorique.

Parce que je l’ai vue, ce jour là , qu’on s’est regardé, et que non seulement j’ai ressenti immédiatement un désir et un amour absolus m’envahir, mais que j’ai vu qu’il se passait exactement la même chose en elle.

On est resté plusieurs secondes cloués là , à  quelques mètres de distance, dans la rue, avec nos enfants respectifs qui nous tiraient les manches

Et elle n’est plus jamais sortie de ma tête.

Les jours suivants, c’est elle qui m’a parlé en premier. On a été boire un verre en sortant de l’école. Et on est devenus amants, très vite, quand j’y pense. Fous amoureux.

Je n’avais jamais rencontré la passion, pour moi c’était un idéal, un truc d’intellectuel : je découvrais que ça existe vraiment. Je l’aimais de tout mon être. Je l’aime de tout moi.

On a pris quelques précautions, au tout début, mais on avait du mal à  se cacher, et finalement on en a pris de moins en moins, dans une petite ville où de toute façon tout se sait assez vite : on s’en foutait, on se voyait le plus souvent possible, et on se disait qu’on s’aimait, et on faisait l’amour.

L’hôtel au début, puis chez elle, dès que Didier partait travailler il bossait dans la même usine que moi à  l’époque, heureusement pas dans la même équipe : non seulement nos périodes horaires se succédaient, mais je connaissais les siennes

On parlait de plus en plus, bien sûr, et on se livrait totalement, on se disait tout de nos deux “autres” vies, de nos couples J’ai très vite haï Didier. D’abord, c’est vrai, parce qu’il était avec elle, et le père de ses enfants. Ensuite, parce qu’elle m’a avoué qu’il jouait tout leur fric, qu’il buvait parfois aussi, et que dans ces cas-là , il lui arrivait de la battre

Elle en avait marre, elle le craignait, elle était folle de moi, j’avais énormément d’affection pour ma femme, mais plus d’amour, rien à  voir avec ce que je ressentais pour elle en tout cas : très vite, on a eu des projets, on a eu un projet : vivre ensemble. Redémarrer nos vies en une seule, tout recommencer, officialiser notre passion et la vivre en toute liberté. Qu’elle soit heureuse. Tout ce que je voulais était là .

Il a su très rapidement que j’existais : les rumeurs, ma bagnole garée chez lui dès qu’il n’était plus là , et les voisins qui n’ont que ça à  foutre de le lui dire

Une fois il a fait semblant de partir au travail, il avait posé un congé bidon, et il m’a attendu non, mieux, il a attendu que je me gare et entre chez lui, et encore attendu un peu, et il est rentré.

On s’est mis sur la gueule, j’ai eu le dessus, je suis plus costaud et plus baraqué que lui, et je suis parti assez dignement, quand j’y pense, en lui disant que je voulais faire ma vie avec sa femme, que je l’aimais, que c’était terminé entre eux, pendant qu’elle ne disait trop rien, en retrait

Ma femme a su, dans les vingt-quatre heures, un message collé sur le pare-brise de sa voiture, devant chez nous : tant mieux, je lui ai confirmé, j’ai essayé de lui raconter ma passion, de lui expliquer que je n’y pouvais rien elle était très malheureuse, évidemment, mais elle non plus n’y pouvait rien

Je lui ai dit mon affection pour elle, qu’elle ne manquerait de rien, que je lui laissais la maison et paierais encore pour les enfants, bien sûr, et que je souhaitais simplement pouvoir les voir le plus souvent possible et je suis parti.

Je me suis installé dans un gîte, pas loin de la ville. J’étais libre, et libre aussi désormais de ne plus pouvoir penser qu’à  celle que j’aimais, celle avec qui j’allais bientôt vivre, celle que rendre heureuse me donnait l’impression d’être le plus puissant des hommes

Je lui expliquai les jours suivants que j’étais maintenant tout à  elle, et elle me demanda de patienter un peu, un tout petit peu, parce que Didier avait ses problèmes et qu’elle ne voulait pas l’abandonner comme ça, pas après toutes ces années, et puis, surtout, parce qu’il y avait les enfants, et ses profonds sentiments de mère la dernière des trois était encore au biberon.

Je comprenais, et je ne voulais rien brusquer, j’étais d’accord, je l’attendais, et je l’aiderais à  être tout à  fait prête, à  faire les choses bien, à  ne pas souffrir et faire souffrir le moins possible : j’étais amoureux d’elle, elle m’aimait aussi, nous allions vivre ensemble, oui : j’étais totalement heureux, et je pouvais attendre

Notre vie est restée celle-là  pendant quelques mois encore : je vivais au gîte, je la voyais le plus souvent possible, elle y venait d’ailleurs maintenant, je voyais les enfants à  la maison quand ma femme était d’accord -elle avait lancé la procédure de divorce entre temps- ou bien “chez moi”, je bossais, je l’appelais on se parlait parfois jusqu’à  cinquante fois par jour au téléphone.

Elle avait dit à  Didier qu’elle et moi, c’était une passade, que c’était terminé, mais il avait vite su que ce n’était pas vrai, et elle m’avait dit qu’il avait fait un choix, celui d’accepter notre relation, pour la garder elle : quand je lui disais que je ne comprenais pas, elle me répondait qu’elle l’habituait, et qu’elle allait lui demander de partir, bientôt, qu’on pourrait s’installer ensemble, qu’elle voulait juste que ça se fasse en douceur je m’en foutais, je bouillais d’impatience mais je l’aimais, et elle m’aimait aussi.

Un jour, elle m’annonça que ça y était, elle lui avait dit. Mon cœur en battait à  deux mille. Juste, puisque je lui volais sa femme, et puisque j’allais m’installer dans sa maison à  elle, mais au milieu des meubles qu’ils avaient achetés ensemble, il voulait bien partir, mais pas sans compensation, d’autant qu’il n’avait rien pour se reloger : il voulait de l’argent, pas mal, trente mille euros.

Je retins qu’elle lui avait dit, et qu’il se barrerait sans problème. Il me restait le compte épargne que j’alimentais depuis vingt ans, et ma voiture, j’avais laissé tout le reste à  ma femme, la maison surtout : en vidant l’un et en vendant l’autre, ça pouvait le payer en me laissant de quoi me racheter un petit véhicule d’occasion, il le fallait pour le travail.

Elle lui portait l’argent une semaine plus tard, et je m’installais le lendemain, après son départ les enfants seraient quelques jours chez sa mère à  lui, et il était convenu pour les suites qu’une garde alternée serait mise en place, puisqu’il avait trouvé rapidement un petit logement à  Malo.

Trois journées de bonheur intense, les plus belles de ma vie.

Oh, il y avait bien les copains, ceux d’avant ou les patrons du gîte, qui trouvaient la situation anormale, qui disaient que je n’avais pas à  payer pour l’avoir, qui me reprochaient de ne plus jamais leur parler que d’elle, d’être constamment au téléphone avec elle, ou de lui envoyer des SMS à  table chez eux, il y avait bien le boulot, où je m’interrompais régulièrement pour l’appeler et lui parler, les collègues qui eux aussi me disaient qu’elle m’obsédait et que je ne m’intéressais plus à  rien d’autre

Mais j’étais si heureux, et ils le voyaient tous tellement : même si certains essayaient de me dire que mon comportement n’était plus trop normal, et essayaient aussi de me dire qu’ils ne comprenaient ni cet homme qui acceptait la situation mais restait pour finalement partir pour de l’argent, ni cette femme, plus jeune que moi de douze ans, qui elle-même faisait la même chose, alors qu’elle n’avait qu’à  me rejoindre ou le virer, ni moi, qui acceptais tout ça et me tenais à  sa disposition, je ne les écoutais pas, ou je leur souriais en leur répondant qu’ils ne pouvaient pas comprendre : je l’aimais, elle m’aimait. Que voulaient-ils comprendre à  ça ? On allait vivre ensemble, je la leur présenterais, et alors peut-être qu’ils comprendraient

Et ça y était : ils allaient tous voir comme j’avais raison, ils allaient tous voir qu’elle ne me menait pas en bateau : nous étions, enfin, ensemble !

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110 Commentaires

  1. Lilalavoleuse
    Non, et jamais. L'autre n'appartiendra jamais, et personne ne pourra jamais l'avoir parce que c'est un être. Et vous savez quoi ? je n'en ai rien à f...re qu'il ait été malheureux comme les pierres, et je n'en ai rien à f...re qu'il ait fait la plus grosse vraie dépression du monde, et je n'en ai rien à f...re qu'il y ait vraiment cru. On a tous passé 12 heures en bas de chez quelqu'un qui ne voulait plus de nous, en hurlant à la lune dans la nuit glaciale. On a tous voulu que la Terre s'arrête de tourner juste 5 minutes parce que là elle était partie et que c'était juste plus possible de tenir debout si elle n'arrêtait pas de tourner, juste 5 toutes petites minutes. On a tous déménagé, perdu 6 kilos en 3 semaines, regardé cette fichue boîte de cachets d'un sale oeil, failli perdre notre boulot. Ce type-là ne mérite ni plus ni moins de compassion que les autres assassins ; l'égoïsme et la crétinerie (non clinique, s'entend) n'ont pas à être considérés comme des circonstances atténuantes ; ce post est indécent.
    1. Maître Mô
      Les jurés, majoritairement féminins d'ailleurs, ont été d'accord avec vous - il a même été condamné à plus lourd que ne le serait par exemple un home-jacker dont le vol tourne mal...

      Et je suis d'accord avec vous : on a tous été très amoureux, et tous malheureux comme les pierres, après.

      Mais on n'a pas tué, nous, on est pour la plupart restés dans les murs d'une folie acceptable : lui, non, c'est cela que je voulais raconter, et je ne pense pas que ce soit "indécent" - j'ai juste essayé de montrer ce qu'avait pu être son cheminement mental, certainement pas qu'il était valide...
  2. Pingback : Un petit mot sur Maître Mô et mes affaires de (future) juriste | Mademoiselle la juge

  3. Maitre

    cela fait un bon moment que je ne suis pas revenu lire vos proses.
    Et ce matin je me reprends une bonne claque ! Quel plaisir
    Et je rejoins les rares mots que j'ai pu lire en faisant descendre l'ascenseur de mon navigateur.
    Vous : faire un livre ! Oui plutôt deux fois qu'une !
    Du talent : à  revendre c'est certain !
    Du temps : à  vous de voir !
    Mais il est clair que vous avez une âme d’écrivain !!
  4. JackBorg
    Maître,

    Force m'est de me joindre au chœur de louanges. :D

    Quelle plume ! (Bon, je préfère Marie, mais euh, c'est une fille:P )

    Et de plussoir : Écrivez un livre !

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