D’un “go fast” à  GO Sport

Je me tue à  le dire : non seulement les relations entre policiers et avocats peuvent être excellentes, et seront encore améliorées lorsque chacun connaîtra un peu mieux le métier de l’autre, c’est à  dire notamment lorsqu’on se côtoiera longuement en garde à  vue ; mais encore, chaque rencontre un peu approfondie est l’occasion de découvertes, voire d’échanges, aussi passionnants qu’ils ne sont prévus par aucun code !

C’est ce que vient de me prouver Kinou, Officier de Police Judiciaire quelque part en France, lequel a la gentillesse de venir parfois me lire1 et ce faisant, est devenu jaloux du fait que j’aime raconter certaines journées d’un avocat de base, et a souhaité du coup me, et nous, raconter à  son tour l’une des siennes : c’est l’objet du récit palpitant qu’il m’a fait le plaisir et l’honneur de m’adresser  et que je vous propose de lire ci-dessous, duquel je n’ai pas décroché une seconde cette nuit avant d’aussitôt lui proposer de le publier.

Au-delà  de l’histoire elle-même, qui se dévore d’une traite, vous allez voir qu’on y apprend beaucoup sur son métier -y compris ici encore sur différentes petites choses qui ne figurent elles non plus dans aucun code, hé hé2 … D’autant que, comme toujours lorsque j’ai la chance d’héberger un invité, j’ai seulement inséré des petites notes, sans lesquelles je ne suis rien, dans le texte de Kinou, pour le surplus inchangé.

Je me permets juste un rappel, qui curieusement ne figure pas dans le texte d’origine3 : Samir demeure présumé innocent, dans toutes ses affaires -je sais bien que vous le saviez, je le dis juste pour rappel, comme ça -juste avant cette plongée dans l’univers policier, que je remercie vivement Kinou de nous offrir !

08h31, un Lundi.

La Préfecture : Allo ! Monsieur Kinou ?

Moi : Oui, Bonjour.

La Préfecture : C’est la Préfecture. Il est là , il vient de se présenter à  l’accueil !!

Moi : Il est là  ?? Super, on arrive.

La Préfecture : AttendezOn me signale qu’il vient de repartir, il a dû se douter de quelque chose.Oui il est ressorti, il vient de partir.

Moi : OK, on arrive, on vous envoie du monde !!!”

08h32

Moi : Les gars ! Il vient de se pointer à  la Préf’. Équipez-vous on y va !!!

Un collègue qui rentre de congés : On part sur quoi ???

Moi : Un gars qui a deux mandats d’arrêt  au cul … Il essaye d’obtenir un vrai-faux permis de conduire en Préfecture sous un nom d’emprunt. C’est du gros poisson, il est en cavale, il a 15 ans de placard à  faire. Il est aussi recherché pour d’autres affaires. D’après les collègues qui bossent sur lui et qui le recherchent c’est du lourd. Il est potentiellement dangereux et déterminé. Il fait dans le trafic de stups à  grande échelle, des “go fast” ((Système moderne de convoyage de drogue sur les routes : trois voitures puissantes, souvent volées pour les besoins de la cause, une ouvreuse, une “porteuse” (des produits illicites), une suiveuse, qui foncent vers le lieu de livraison à  quelques kilomètres d’écart les unes des autres et sont en liaison permanente via téléphone ou radio, la première avertissant la seconde de tout incident suspect, barrage ou contrôle routier par exemple, la dernière (optionnelle, dans mon expérience) pouvant “intervenir” si problème … De  gros moyens, à  mettre évidemment en rapport avec les énormes profits dégagés par un petit kilo de drogue, a fortiori les trois ou quatre cents que transporte une voiture ; et évidemment les peines encourues, très lourdes partout en France …)) Quand ils ont serré ses complices ils ont découvert des armes de guerre lors des perquis’ : des Kalach, des UZI, un lance roquette Alors gilets pare-balles pour tout le monde !!!

Un autre collègue : . Le salaud, il est venu dés l’ouverture… Un lundi à  huit heures et demi, il nous prend de court Les armes sont toutes au coffre.

Moi : Je préviens les collègues locaux. Nous on n’aura pas le temps de s’y rendre, avec les embouteillages.

08h35.

La Préfecture : Allo ! Monsieur Kinou, c’est encore la Préfecture. Il est revenu. Entre temps, j’ai prévenu la Police Municipale, comme vous me l’aviez conseillé. Ils sont là  : ils lui courent après dans les couloirs !

Moi : OK. Rassurez-vous, des renforts sont en route, la BAC ((Brigade Anti-Criminalité : flics de terrain circulant habillés en civil et en voitures banalisées, dont la seule différence visuelle avec les délinquants qu’ils poursuivent est un brassard orange “police”, mais sinon on dirait en général une bande de violents ! C’est fait pour …)) locale est également prévenue, elle arrive. Ne paniquez pas ..! Il est seul ?

La Préfecture : Je crois oui … Il s’est présenté dès l’ouverture … Ah, vos collègues en civils arrivent !

Moi : Super. Ça va bien se passer. Indiquez-leur l’endroit exact où ça se passe … Et essayez d’isoler le public !

La Préfecture : OK.

08h45

Un collègue du groupe : Allo! C’est moi.

Moi : Alors ?

Un collègue du groupe : C’est bon il est interpellé Il a été ficelé par la BAC avant qu’on arrive mais c’est la PM4 qui l’a coincé.

Moi : Ça s’est bien passé ??

Un collègue du groupe : Ouais, il a couru un peu partout, il a pas mal gesticulé mais personne n’est blessé. Ni lui, ni nous. Il n’a outragé personne et il n’est pas calibré ((Argot -ancien- de truands -anciens, repris par les policiers, comme beaucoup d’autres expressions : les policiers, contrairement aux pêcheurs, ne se voient imposer aucun “calibre” de suspects à  interpeller (encore que..?). Comprendre “il ne porte pas de calibre”, il n’est pas armé.)) .

Moi : Super. Ramène-le-moi  et ne traîne pas trop, qu’on lui notifie fissa sa gà v ((Prononcer “gâveuh”. Je ne traduis pas, si vous ne savez pas ce que c’est, c’est que vous avez atterri sur ce blog par erreur en tapant “Maître sodomite menotté” sur Google … Pourquoi fissa ? Parce qu’à  partir du moment où une personne est serrée (je ne vais pas me mettre à  l’argot moi aussi, les avocats crâneurs font ça, pour faire croire aux clients qu’ils sont comme eux, alors que ça les fait surtout passer pour des crétins …) interpellée, les textes et la jurisprudence exigent que ses droits de gardé à  vue lui soient notifiés, avec la mesure elle-même, le plus vite possible, un délai de une à  deux heures étant usuellement jugé raisonnable, sauf “circonstances insurmontables” -et notre OPJ veut évidemment une procédure impeccable, vu l’enjeu.)) .

Un collègue du groupe : OK. Ah au fait, il avait des faux faffes (( Cf. note ci-dessus : “papiers”.)) sur lui. Des documents étrangers établis sans doute sous un nom bidon.

Moi : Ça ne m’étonne pas. Ramène tout !!

Quatorze minutes intenses, quatorze minutes de stress, pour finalement apprendre qu’un individu activement recherché par plusieurs services de police et par plusieurs magistrats vient d’être interpellé sans incident dans le cadre d’une enquête que je dirige et qui est distincte de toutes celles relatives à  sa cavale.

Il est presque neuf heures quand il entre dans mon bureau, escorté par deux collègues, les mains attachées dans le dos laissant apparaître, derrière un tee-shirt cintré, deux épaules musclées et un torse tout aussi massif. Il est grand, très grand même. Il semble ne pas être paniqué par la situation, il laisse même transparaître une étonnante sérénité. Il est élégant, bien habillé et a l’air sympathique. Il est poli et courtois mais m’impose très habilement le tutoiement. Ça ne me pose pas de problème, j’y suis même plutôt favorable surtout dans une situation comme celle-ci, où je sais que j’ai affaire à  quelqu’un de rodé à  nos techniques d’audition.  Ça ne fera que rendre l’échange plus direct et favorisera la proximité nécessaire à  certains aveux. Que j’en profite, avec les avocats qui vont débouler dans nos locaux à  partir de l’été prochain, il ne sera plus question de pareille familiarité5 .

Pendant que mes collègues lui ôtent les menottes, je me présente à  lui et l’informe de son placement en garde à  vue dans le cadre d’une enquête qui porte sur des faits de tentative d’obtention indue de document administratif et faux et usage de faux, infractions qu’il vient de commettre et pour lesquelles il a été appréhendé en flagrant délit.

Il m’écoute mais je sens que son esprit est ailleurs. A cet instant, il doit se demander si je connais son passé judiciaire et si je sais qu’il est recherché. Il espère que non. Personne ne lui a encore rien dit à  ce sujet. Peut être croit-il qu’il n’est là  que pour les faux papiers. Je plonge mon regard dans le sien et je l’invite à  décliner son identité. Il soutient mon regard. Il sait qu’il ne va pas tarder à  savoir ce que je sais. Le moment est intense. Très sûr de lui, il me communique l’identité figurant sur les faux documents belges trouvés en sa possession lors de l’interpellation. Une identité qui s’avèrera complètement fantaisiste.

Il me fixe toujours et, tout en passant ses paumes de main sur ses poignets pour mieux effacer les traces laissées par les menottes, attend ma réaction. Elle ne tarde pas.

Moi : Tu ne t’appelles pas comme ça.

Lui : Ah bon, et comment je m’appelle alors ??

Son visage est toujours aussi décontracté. Il est étonnant de sérénité. Il me sourit, ses yeux brillent.

Moi : Je sais comment tu t’appelles !!

Lui : Vas-y !!

Il baisse légèrement la tête, comme pour mieux enfoncer son regard dans le mien. Je me cale dans mon siège, croise les bras et retire mes lunettes, soucieux que celles-ci ne parasitent pas notre relation. D’un ton très sobre et avec une confiance clairement affichée, je lui dis :

“Tu t’appelles Samir XX et tu es né le xxx à  Xville. Tu es fils de A et de B, ta dernière adresse connue est le 3 rue des bleuets à  Xville, chez tes parents.”

Il sourit et expire par le nez tout en décrochant son regard du mien. Il s’incline en me lançant un très poignant :

“Ok. T’as gagné.”

Sa réponse résonne encore aujourd’hui dans ma tête. Elle sonne la classe. Elle me fait penser à  une réplique de film qu’un de ces gros truands des années 80 aurait pu sortir à  un flic de la PJ, avec le respect et la classe que lui imposait son rang.

Il est pourtant jeune, Samir. Il n’appartient pas à  cette caste. Il fait partie de cette jeunesse banlieusarde, issue de l’immigration,  dont les délinquants sont plutôt habitués à  nous insulter, à  nous mépriser et à  nier les évidences. Les infractions qu’il commet, le monde de voyous dans lequel il gravite, ainsi que sa cavale, lui ont sans doute permis de passer ce cap et de ne plus être haineux envers notre corporation. A moins que ça n’ait rien à  voir : il est peut-être tout simplement bien élevé et bien éduqué.

Très curieusement, il a l’air soulagé. Il avait tant espéré que je ne sache rien … Mais sans doute qu’au fond de lui, il espérait que la vérité éclate, lassé par cette cavale usante et interminable, qui était de toute façon sans issue.

Je lui notifie ses droits. Il ne veut rien, pas même l’assistance d’un avocat, conscient que son conseil n’aura pas accès à  la procédure et que cet entretien ne servira pas à  grand-chose. C’est en tout cas de cette façon qu’une grande partie des flics présente le bébé à  leurs gardés à  vue6 mais lui, il n’a pas besoin de se voir expliquer quoi que ce soit sur le sujet, il connaît la musique sur le bout des doigts. En plus, l’enquête pour laquelle je le retiens, il s’en fout et ne tardera pas à  me le faire comprendre. Une Cour d’Assises l’a récemment condamné par défaut à  15 ans de réclusion criminelle et d’autres magistrats et enquêteurs le recherchent aussi pour des faits tout aussi graves et tout aussi lourdement punissables. Il sait tout ça et y songe sûrement.

Je le sors de ses pensées et l’invite à  se replonger dans le dossier qui nous occupe pour l’heure, feignant maladroitement de ne pas m’intéresser à  ces enquêtes qui lui valent toute l’attention -et toute l’admiration- de si nombreux flics et de si nombreux juges. J’en rajoute en prétextant qu’elles ne sont pas de ma compétence, mais il n’est pas dupe, ni naïf d’ailleurs. L’intense activité qu’il y a dans mon bureau démontre qu’il n’est pas un “client” commun. Mon téléphone ne cesse de sonner et mes collègues sont tout aussi tendus que moi. Ils me bombardent de questions liées à  la logistique de l’interpellation et à  l’organisation qui doit naturellement découler d’icelle. Tout ce remue-ménage m’empêche de me concentrer.

Je laisse Samir sous la responsabilité d’un collègue, invitant ce dernier à  débuter l’audition. Samir a été fouillé, ses effets personnels lui ont été retirés. Ses objets de valeur ainsi que son argent ont fait l’objet d’un recensement aussi scrupuleux que minutieux, avant d’être remisés dans une boîte sécurisée, l’ensemble placé dans un placard qui ne l’est pas -j’appelle cela “les inepties de l’Administration”. Ses téléphones ont été écartés. Ils sont posés sur mon bureau et feront l’objet d’une analyse fouillée avant d’être saisis. Ils ont sans doute beaucoup à  nous apprendre, aussi bien sur mon enquête que sur sa cavale.

Je m’isole dans un bureau, au calme, griffonnant sur une feuille de papier les actes et avis à  réaliser. Je décroche le téléphone et compose le numéro du Parquet mais, comme d’habitude, c’est occupé. J’insiste, encore et encore. Une affaire comme celle-ci doit faire l’objet d’un compte-rendu immédiat et détaillé, alors j’insiste, et insiste. Après plusieurs minutes d’attente, on me répond, froidement, le ton traduisant la passable irritation de mon interlocuteur. Malgré l’heure matinale, il est sans doute déjà  agacé par ces coups de fils incessants qui lui rendent compte de l’activité pénale de la nuit écoulée7 .

Je me présente poliment, indiquant au magistrat mon nom, mes qualités et fonctions, ainsi que mon service d’appartenance. Il m’empresse de poursuivre sur un ton tout aussi directif. Immédiatement, mais avec une fierté non dissimulée, je lui fais le récit de mon enquête, décrivant avec minutie les particularités de celle-ci. J’impose à  la conversation un rythme plus lent, comme pour mieux prouver à  mon correspondant que je maîtrise et gère parfaitement la situation. Il prend conscience de l’ampleur de l’affaire et m’invite à  aviser les magistrats et enquêteurs à  l’origine des fiches de recherches. Le ton reste ferme mais plus courtois qu’au début. Les directives sont claires mais j’apprécie, on sait où on va.  Il m’ordonne un compte-rendu avant la fin de matinée. J’acquiesce avant de raccrocher.

Je réunis rapidement les quelques collègues disponibles. Je leur fais part des intentions du Parquet et chacun, d’initiative, s’octroie une mission à  accomplir. Il y a encore beaucoup de PV à  rédiger, les mandats à  récupérer auprès des services émetteurs, les téléphones à  exploiter, les empreintes à  réaliser, la direction à  prévenir … Bref, beaucoup de choses. La journée va être chargée, pas question de se disperser.

Pour ma part, je me charge d’appeler les enquêteurs chargés du volet “Stups”, celui pour lequel Samir est si activement recherché. Je veux leur annoncer personnellement la bonne nouvelle. Ils décrochent, ils ont mis l’ampli, la qualité de la conversation s’en ressent. Je me présente mais ils savent qui je suis, et pour cause, nous nous sommes appelés si souvent ces dernières semaines. Je leur annonce : “C’est bon, on l’a fait.”

Ma phrase ne reçoit aucun écho, je suis surpris … Ils n’y croient pas ou alors ils n’ont pas compris mon message, alors je le répète :  “On a serré Samir, il y a moins d’une heure. Il est en gà v chez nous.” Mes correspondants sont surpris, abasourdis même. Ils avaient bien compris mon message initial mais ils n’y croyaient pas. Eux, ça fait des mois qu’ils le traquent et quoi que l’on en dise, la guerre des Polices, ça existe. Ils me questionnent sur les conditions de l’interpellation, curieux de connaître son comportement lors de celle-ci. Je leur donne tous les détails … Ils nous félicitent avec une sincérité toute mesurée. J’apprécie quand même. Brisant ce moment de satisfaction, l’un d’eux prend le combiné et coupe l’ampli. De suite, la conversation est plus claire. Il  m’invite à  la plus grande vigilance et à  la plus grande méfiance. “Sous ses airs de garçon bien élevé, Samir est prêt à  tout. Il n’a rien à  perdre …”, me dit-il. “Ses potes sont capables de venir l’arracher de vos locaux, ça ne leur fait pas peur et ils l’ont déjà  fait pour d’autres. Soyez prudent ! C’est une pièce maîtresse du réseau !”, ajoute-t-il. Sonné par cette annonce, je prends acte tout en repensant à  l’habileté et à  l’assurance de mon invité. Notre conversation dévie sur l’aspect procédural du dossier. On se cale pour qu’il n’y ait pas de loupé. Il m’informe qu’il va prévenir son magistrat à  la JIRS8, arguant que ce dernier va être ravi de cette capture. Je le salue et raccroche tout en sachant que l’on se rappellera plusieurs fois au cours de cette journée.

Je retourne dans mon bureau. Samir est toujours là , assis sur sa chaise. Il n’a pas bougé et j’en suis presque surpris tant les paroles de mon collègue des STUPS m’ont refroidi. L’audition n’a pas beaucoup avancé, seule la partie relative à  la “grande identité” a été renseignée. Je prends le relais. Avant d’attaquer sur le fond de l’affaire, je me lève et sors mes menottes de mon étui. Je contourne la chaise de Samir et lui demande de me tendre son poignet pour que je l’attache à  sa chaise. Il n’est pas surpris et s’exécute. Il rigole même, précisant que s’il devait être amené à  s’échapper, ce n’est pas cette chaise qu’il l’en empêchera. Ajoutant un geste à  la parole, il se lève et soulève sa chaise avec une étonnante aisance. Il est costaud physiquement. Ça se sent et ça se voit. J’abonde dans son sens mais lui précise que je n’ai rien de plus lourd à  lui mettre aux poignets. Sur un ton ironique, je vais même jusqu’à  lui dire qu’il ne passerait pas inaperçu dans les rues avec une chaise accrochée au bras en guise de porte-clé. Il rigole. L’ambiance est bon enfant.

Je profite de ce moment convivial pour lui poser des questions sur l’affaire qui m’intéresse mais il ne tombe pas dans ma combine. Il ne dira rien, non pas qu’il refuse de me parler mais il ne balance pas ceux qui l’ont aidé pendant sa cavale à  avoir des papiers, par principe dira-t-il plusieurs fois. J’ai beau insister et user de différents stratagèmes pour l’amadouer, rien n’y fera. S’il doit plonger, il plongera seul. La seule chose qu’il reconnaîtra, ce sont les infractions qu’il a lui-même commises. Pour ses complices et ses fournisseurs, il faudra repasser. Il refuse de collaborer mais toujours avec classe et respect, s’excusant presque de ne pas me satisfaire. Il a de l’envergure. J’insiste mais il m’invite à  ne pas me fatiguer pour rien. J’abandonne pour l’instant. J’édite son PV. Il est creux, il le signe donc sans le relire.

Mon collègue de bureau vient de sortir. Avec Samir, on parle en “off” de mon dossier, de ses affaires de stups’. Il est plus loquace. Il a compris que j’étais “réglo” et que je n’irais pas me servir de ses propos tenus hors auditions contre lui.

Je reviens à  la charge, je l’interroge sur son fournisseur en biaisant, un peu, mais il ne mord pas dans ma feinte. Il me lance un clin d’œil complice, je lui retourne. On se sourit mutuellement. Je reprends. J’avance mes pions, tout doucement. Il commence à  comprendre que j’en sais beaucoup plus qu’il ne croit sur les personnes qui l’ont alimenté, que mon enquête est déjà  bien avancée, mais qu’il me manque des informations majeures. Il est prudent et ses réponses restent trop ambiguës pour me permettre d’avancer significativement. Alternativement, on se questionne. A son tour, il veut savoir comment je l’ai identifié et comment on a pu le coincer. Il veut savoir. Ils veulent tous savoir pourquoi ils sont tombés ! Comprendre là  où ils ont failli !! Mais, fidèle à  sa façon d’agir, je reste flou et ses interrogations ne trouvent pas de réponses. Il connaît les règles. Avec les flics c’est toujours les mêmes. C’est donnant-donnant !!

On change de sujet, on parle de son business dans la came. Il est méfiant bien qu’il ait compris que je ne suis pas en charge de ce volet. Je le questionne sur des généralités, histoire d’enrichir ma culture personnelle sur le sujet. Soudainement il s’agite. Il scrute le bureau en long en large et en travers, jette un œil sur la porte et se rapproche de moi. Son comportement m’inquiète. Il me fixe mais son regard n’est plus le même. Il me lance un étonnant : “On s’arrange.” Je ne comprends pas son propos et la mimique de mon visage vient de le lui signifier. Il répète : “On s’arrange, je te laisse la fouille.” Je viens de saisir : Il veut m’acheter, il m’a pris pour un ripou.

Je suis abasourdi par sa proposition mais il insiste : “Il y a 2500 Euros, tu laisses la fenêtre ouverte et tu gardes la fouille.” Je le fixe, le regard halluciné. En quinze ans de Police, jamais personne n’avait tenté de me corrompre, c’est chose faite, je suis dépucelé. Je le renvoie dans ses cordes, lui rétorquant qu’il s’est trompé de personne : je ne mange pas de ce pain-là , je suis intègre, j’ai une famille et moi aussi j’ai des principes. Le matin, quand je me rase, je veux pouvoir me dire qu’un jour, je serai Président de la République que je suis un mec honnête et un flic réglo. Au fond de moi-même, je souhaite qu’il m’ait dit cela sur le ton de la plaisanterie, mais une nouvelle proposition m’indique le contraire. Il m’inflige un tout aussi étonnant : “C’est quoi ton prix ? Tout le monde a un prix.” Fatigué par tant de mépris pour ma fonction, je lui signifie une somme faramineuse, un montant à  faire pâlir un gagnant de l’Euromillion. En retour, il me traite de malade et se lance dans une grande théorie sur le salaire des fonctionnaires et sur le manque de considération que nous portent les élites dirigeantes de ce pays. Il n’a sans doute pas tort sur tout, mais j’interromps promptement sa logorrhée, ne lui laissant pas la moindre chance de m’apitoyer sur mon sort9 . Je le calme immédiatement en élevant la voix. Il constate que je suis vexé. Il conclut cet épisode en me disant : “C’est dommage, si c’est pas toi ça sera un autre. Je te l’ai proposé à  toi car t’as l’air gentil”. Il aurait voulu que je franchisse la ligne jaune, il n’en sera rien. Un long silence viendra noyer l’ambiance. J’occuperai ces longues minutes à  faire le point sur l’affaire, tout en repensant aux propos de mon collègue des Stups’ : il avait raison sur Samir, il est prêt à  tout.

Je ne le regarde plus, comme pour mieux lui montrer mon mécontentement, mais il est là  dans mon champ de vision, muet comme une carpe. Il pense. L’atmosphère est tendue. Je décide de ne pas relever l’infraction de tentative de corruption. Je n’en parlerai pas au Parquet ; à  ma hiérarchie si, mais bien après l’épisode, et on me le reprochera. Cette histoire restera entre nous, il a suffisamment de quoi partir au ballon pour longtemps. Je ne suis pas un chien, je ne vais pas lui en rajouter.

Un collègue rentre subitement dans le bureau, il me questionne sur des futilités. Sa venue met un terme à  ce silence de mort. J’en profite pour conduire Samir se reposer se repentir dans une cellule du service. Sa présence n’est plus indispensable ici pour le moment. Avant de regagner les locaux de garde à  vue, je le guide jusqu’au service de l’Identité Judiciaire, pour la traditionnelle prise d’empreintes et une séance photos. On arpente les longs couloirs du service, on vire à  droite, puis à  gauche, on passe devant les panneaux syndicaux, sur lesquels une large publicité négative est faite à  la future réforme de la garde à  vue10 . A cet instant, je repense aux propositions de Samir et me dis qu’avec la présence de son conseil dans nos murs, il n’aurait sans doute jamais osé se le permettre11 . Je suis pensif. On poursuit notre parcours. Samir est silencieux. Il plonge son regard dans chaque bureau entrouvert ce qui l’oblige, de manière très cadencée, à  tourner la tête tantôt à  droite, tantôt à  gauche. Je suis derrière lui et son attitude m’amuse. J’ai l’impression qu’il regarde un match de tennis.

Enfin on arrive. Je le confie à  mes collègues de l’IJ. Je file rapidement voir ses futurs geôliers et leur fait un rapide compte-rendu de la personnalité de Samir. Je les invite à  la plus grande vigilance et, pour qu’ils ne prennent pas mes paroles à  la légère, je leur répète les propos tenus quelques minutes plus tôt par le gars des Stups’. Ils blêmissent.  Je m’engage à  faire au plus vite pour ne pas que Samir s’éternise dans nos locaux. Plus vite il sera écroué, mieux ça sera pour tout le monde.

Je retourne dans mon service et réunis mes collègues. On fait un point rapide. Tout le monde a bien bossé. On est presque à  jour et ce n’est pas plus mal car il est déjà  11h30.

Je m’isole à  nouveau. J’en profite pour rendre compte au Parquet de l’avancée de l’affaire et de la position passive prise Samir. Il m’écoute attentivement. Je l’informe des recommandations faites par nos collègues de la Brigade des Stups’. D’après eux, Samir est un maillon important d’une importante équipe de malfaiteurs, ses complices pourraient ne pas hésiter à  l’exfiltrer. Il réfléchit. Un long silence accompagne sa réflexion. Il comprend que rien ne sert de perdre du temps à  le cuisiner sur les conditions d’acquisition de ses faux papiers. De toute façon, il y a peu de chance qu’il y vienne, alors mieux vaut mettre à  exécution les mandats d’arrêt au plus vite. Il ne s’agirait pas que cette si belle prise dégénère et cause un important trouble à  l’ordre public. Je partage son idée et lui en fais part. Il est rassuré d’avoir pensé juste et, en conséquence, me demande de lui présenter Samir à  14h00 pour mise à  exécution des mandats. Concernant ma procédure, il me demande de la lui transmettre pour exploitation. Nous raccrochons.

Le temps presse. En ce qui nous concerne, tout doit être prêt pour 13h30. Chacun connaît sa mission. Pour ma part, je prends le temps de relire chaque PV, je vérifie et revérifie tout. Pas question que la moindre erreur se glisse dans un acte. Alors, je lis et relis la procédure. Je suis concentré mais ce maudit téléphone sonne encore. Il me sort de cette phase de contrôle. C’est la quarantième fois au moins qu’il sonne aujourd’hui, je suis agacé, alors je réponds, mais sèchement. Mon interlocuteur est un homme. Il me salue et se présente très simplement : “Bonjour, je suis Monsieur Y, Juge d’instruction à  la JIRS du TGI de Yville. Vous êtes Monsieur Kinou ?”. Gêné par le ton sec sur lequel je viens de lui répondre, j’acquiesce et le salue avec les formes d’usage, comme pour mieux m’excuser d’avoir adopté un ton si inadapté à  un tel entretien. Il n’y prend pas garde et renchérit en me disant : “C’est un beau mec12 que vous venez de faire là , vous ne le savez peut-être pas, mais moi je vous le dis. Félicitations !!!”

Je le remercie plusieurs fois avec fierté. Je lui explique les conditions dans lesquelles nous avons été amenés à  travailler sur Samir. Je lui explique aussi le déroulement de son interpellation. Il m’écoute attentivement. A son tour, il me parle de Samir, il semble très bien le connaître. Je crois comprendre en écoutant ses propos qu’il a instruit beaucoup d’affaires contre lui, mais toujours pour des faits liés aux trafics de drogue. “Samir est un convoyeur, l’un des meilleurs sans doute. Il appartient à  une organisation criminelle hiérarchisée, extrêmement bien développée, jouissant de puissants soutiens parmi les membres du banditisme français. Au cours des dernières années, c’est plusieurs dizaines de tonnes de drogues qui ont été acheminées en France par son équipe. Cet immense trafic génère des sommes d’argent considérables, chiffrables en centaines de milliers d’euros et peut-être au-delà “, m’apprend-il. Je suis impressionné par le portrait qu’il me dresse de Samir. La conversation ne s’éternise pas car son temps est précieux, me fait-il savoir en précisant qu’il s’apprête à  organiser une confrontation dans une affaire de vol avec arme en bande organisée. Je n’en abuse donc pas et le salue poliment. Il fait de même, prenant soin de renouveler ses félicitations. Il m’invite à  rester en contact avec les enquêteurs des Stups’, pour mieux me tenir au courant des dernières nouvelles. Il conclut en me lâchant : “Saluez Samir de ma part et dites-lui qu’on se verra bientôt dans mon cabinet”.

Avec célérité, je retourne chercher Samir. Je vais tenter une dernière fois de lui extirper quelques renseignements sur mon dossier, ils pourraient m’être utiles pour remonter la filière de fourniture des faux documents. Ça c’est de ma compétence et j’y attache beaucoup d’importance. J’arrive à  hauteur des geôles, l’odeur y est quasiment insoutenable, surtout à  l’heure du déjeuner.13 . Samir est allongé sur un banc de béton. Je toque au carreau de sa cellule, le salue de la main et lui ouvre la porte. Il se redresse avant de se baisser pour ramasser l’emballage de la barquette qui contenait son copieux repas ainsi que ses couverts en plastique. Il s’approche de moi. On échange quelques banalités. Il en profite pour jeter ses détritus dans une poubelle. “Pas terrible votre riz !!” me dit-il. Je lui réponds : “Ouais, il paraît. Moi, j’ai pas le temps de manger ce midi”. Il s’excuse d’avoir bouleversé mon emploi du temps. Je lui glisse un amical clin d’œil. On quitte le local d’un pas vif et alerte, bien décidés à  laisser ces relents méphitiques derrière nous. Pendant le déplacement, je l’informe des directives du Parquet. Il sait maintenant qu’à  14h00 il devra faire face au Procureur de la République. Je lui transmets le bonjour du Juge Y en lui précisant qu’il est pressé de le revoir. Il accuse le coup mais reste courtois et souriant. On se réinstalle dans mon bureau. Il reprend sa place, tout comme ma menotte sur son poignet.

J’ouvre un “PV blanc” sur mon ordinateur et lui indique que je souhaite à  nouveau l’entendre sur les conditions d’acquisition de ses faux documents. Il soupire, sourit et, comme précédemment, calme d’emblée mes intentions offensives. Il ne dira rien sur PV. Sa position est ferme et définitive. Je m’incline et déplace mon clavier sur la gauche comme pour mieux lui faire comprendre que j’abandonne. Je suis déçu mais j’essaye quand même de recueillir des miettes hors procédure. A force de tourner autour du pot, il finira peut être par lâcher un élément intéressant, que j’arriverai à  recroiser avec des données déjà  en ma possession. Alors on palabre, de tout, de rien, façon ” comptoir de café”. De toute façon il n’y a plus que ça à  faire en attendant l’heure. On en profite pour siroter un café en se partageant un paquet de Mikados.  La procédure est en page, on est prêt à  déferrer devant le magistrat.

Au cours de cette discussion et à  un moment où je ne m’y attends plus, il m’assène un cinglant :  “100 000 euros”. Je comprends de suite le fond de sa pensée. Voilà  qu’il recommence. Il joue son va-tout et essaye à  nouveau de me soudoyer. Je refuse catégoriquement mais ça ne m’énerve plus, je prends ça avec philosophie. Je sais que la procédure est bouclée et que son sort est scellé. Alors je m’amuse à  le titiller tout en confirmant mon désintérêt pour sa généreuse -mais néanmoins mesquine- proposition. Sur un ton moqueur je lui dis : “On fait comment pour le paiement, je te laisse un RIB ou tu me fais un chèque ??”. Il n’apprécie guère mon humour. Il ne me répond pas, il se contentera de me toiser, un air condescendant dans les yeux, façon de mieux me faire comprendre que j’ai laissé passer ma chance … La chance de solder le crédit de mon appartement. Le calme s’installe. Je repense aux propos du magistrat de la JIRS et aux milliers d’euros qui transitent dans les poches de ces trafiquants. Sur un coin de mon sous-main, je m’amuse à  calculer le temps qu’il me faudrait pour gagner les cent mille euros proposés. A 2500 euros par mois, ça fait quarante mois : plus de trois ans. J’informe Samir du résultat de ma division. Il hausse les paupières puis enchaîne par un clin d’œil, comme pour mieux renouveler sa proposition. Sournoisement, je lui lance : “Je les aurai gagnés honnêtement avant que tu ne sortes de prison, ça vaut pas le coup.” Il rigole puis ferme les yeux, rattrapé par la réalité du moment. Je le réconforte, il sait que je ne dis pas cela méchamment mais en franchissant les limites fixées, il s’est exposé à  mes tacles verbaux. Le silence se réinstalle et, chacun dans son coin, on grignote nos Mikados …

Un collègue pénètre dans le bureau et d’une voix exaltée nous annonce que l’escorte est prête. C’est l’heure. J’enfile mon gilet pare-balles sous le regard attentif de Samir. Il ne dit rien, il me regarde faire. Je me justifie en lui martelant : “Sait-on jamais, des fois que tu manques à  tes petits camarades”. On s’engouffre dans trois voitures banalisées, équipées de gyrophares allumés. Pour cette mission, le convoi sera constitué de trois véhicules, histoire de faire un maximum de bruit et de décourager les velléités les plus malsaines. J’occupe la voiture du milieu. J’ai pris position à  l’arrière, au côté de Samir. Je veux l’accompagner jusqu’au bout pour veiller sur sa sécurité prendre garde à  ce qu’il ne se défile pas avant la fin de la partie. Sa grande carcasse est pliée en deux, les menottes qu’il a dans le dos ne l’aident pas à  trouver une position confortable. Il est tout recroquevillé mais ne se plaint pas. On démarre, toutes sirènes hurlantes. Le bruit occasionné par nos “deux-tons” est assourdissant. Au bout de quelques kilomètres, alors que le cortège poursuit sa progression en esquivant, à  allure soutenue, les obstacles qui se dressent sur notre chemin, Samir se permet de critiquer la conduite du conducteur de la voiture ouvreuse. Je ne dis rien, j’écoute ses commentaires. Après tout le spécialiste en matière de conduite c’est bien lui, l’un des meilleurs d’après ce que l’on m’a fait savoir aujourd’hui. Je scrute l’extérieur par ma fenêtre latérale. Notre progression est fluide, c’est le but. Moins on ralentit, moins on s’expose. La conversation dévie sur les voitures de grosses cylindrées. Samir nous fait l’historique des bolides qu’il a eu l’occasion de piloter lors de ces longs périples entre le Sud de l’Espagne et le Nord de la France. Il nous vante les qualités d’une berline française, spacieuse pour charger la marchandise et aux performances comparables à  celles de ses voisines allemandes. Comme je n’y connais rien dans le domaine de l’automobile, je secoue la tête de bas en haut pour lui montrer que je suis d’accord avec son analyse. Je ris intérieurement, on dirait un vendeur de voitures. Soudainement il se rend compte qu’il en a peut-être trop dit et que les éléments fournis pourraient être utilisés contre lui dans le cadre d’instructions toujours en cours. Je le rassure, il n’en sera rien. On approche du Palais de Justice. Le grand portail de l’entrée est ouvert, nous sommes attendus. On s’engouffre à  vive allure dans l’enceinte du Palais. Aucun incident à  signaler, la pression retombe.

On descend des véhicules, je ne le lâche pas d’un poil. Le magistrat du Parquet est là , il nous attendait. Je laisse Samir sous la responsabilité de mes collègues, le temps d’échanger quelques mots avec le substitut et de lui remettre l’original de ma procédure.

Il me demande de lui présenter Samir dans un petit local sécurisé. Nous pénétrons dans cette pièce, les fenêtres sont condamnées. Le magistrat s’installe et prie l’escorte de bien vouloir retirer les fers du mis en cause. On s’exécute promptement. Avec beaucoup de pédagogie, il explique à  Samir le motif de sa présence. Il rentre dans le détail et répond avec une extrême précision à  toutes ses questions. C’est très instructif, même pour nous. Samir veut savoir s’il va être rejugé par une Cour d’Assises sachant que la peine à  laquelle il a été condamné a été prononcée par défaut. Le magistrat lui répond par l’affirmative et commente sa réponse14 . Les questions épuisées, le Substitut lui notifie ses deux mandats d’arrêt, le premier émis par une Cour d’Assises, le second par un magistrat instructeur. Il invite Samir à  relire et à  signer, ce qu’il refuse presque en s’excusant. Il explique sa position. Il pense que sa signature pourrait l’empêcher d’être rejugé par une autre Cour d’Assises. Surpris, le parquetier lui explique très posément que cela n’a rien à  voir mais Samir est catégorique, il ne signera pas. Ça ne change rien, le magistrat fait mention du refus et consigne de manière manuscrite les raisons exactes de ce choix. Il nous remet un exemplaire des mandats d’arrêt. Ces documents sont précieux, ils valent mandat de dépôt. Ils vont nous permettre de l’embastiller. Sans s’attarder, on regagne les voitures. Le cortège repart.

On file à  vive allure vers la maison d’arrêt. C’est la dernière ligne droite, les arrêts de jeu en quelque sorte. Dans quelques minutes, on le confiera à  l’Administration pénitentiaire et notre mission s’achèvera. Samir est pensif, il va perdre sa liberté, celle qu’il s’était accordée d’office quelques mois plus tôt, faisant fi des décisions prises par la justice de notre pays.

La prison : il connaît. Il en a déjà  fait et n’aime pas ça. “C’est dur”, me dira-t-il d’une voix douce, le tout accompagné d’un clin d’œil et d’un franc sourire.

Il commente à  nouveau la conduite des nos chauffeurs, il est critique pour ne pas changer. Pour lui éviter de penser à  son proche destin, je tente de l’amuser un peu. Je lui rétorque : “Je te laisserais bien le volant, mais comme tu ne connais pas la ville, j’ai peur que tu te trompes et que tu ne nous conduises pas à  la destination souhaitée …” Il rigole, ça lui fait du bien, mais c’est de courte durée. Il repense à  son interpellation et m’explique qu’il avait flairé le piège. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il était ressorti de la Mairie, un pressentiment qui lui laissait penser que la flicaille allait fondre sur lui. Mais sa cavale est trop dure et il s’était finalement laissé attirer par l’enjeu, celui de récupérer de vrais documents d’identité français établis sous un nom différent de celui qui lui cause tant de misère. Une virginité en quelque sorte !!

“Je me suis fait serrer par la Police du Maire. La Police Municipale tu te rends compte !!”, me répète-t-il en boucle comme pour mieux s’en persuader. Il n’en revient pas mais c’est pourtant bien vrai et ça le fait sourire. Par souci de le détendre avant son incarcération, je lui réponds : “T’es pas obligé de leur dire ça à  tes codétenus ! Dis-leur que tu t’es fait serrer par la PJ, la BRI, et qu’ils planquaient sur ton cul depuis des semaines !!!”15  Mes remarques l’amusent, il apprécie mon humour. A cet instant, ses souvenirs personnels remontent à  la surface. Il me glisse une anecdote et m’explique, d’un ton badin et décontracté, comment, un jour, dès potron-minet16, il a échappé aux griffes du GIGN en s’éclipsant par une fenêtre alors que les hommes en noir de la Gendarmerie s’épuisaient à  pulvériser la porte palière de l’appartement familial. “J’ai pu me tirer grâce à  l’aide de mes frères. Ils avaient renforcé la structure de la porte car on se doutait qu’un matin ils allaient se pointer”. Il semble nostalgique de cette période. Je le laisse à  ses souvenirs …

La maison d’arrêt n’est plus très loin. Samir aperçoit d’ailleurs les premiers panneaux directionnels qui doivent nous y mener. On se présente devant l’immense portail en acier. Un collègue s’extirpe de la voiture et se présente au poste de garde. Il exhibe sa carte professionnelle et les mandats d’arrêt. Le contrôle est vétilleux mais c’est bien normal ! Samir se tourne vers moi et me demande une dernière fois comment je l’ai identifié. Il veut savoir … Savoir s’il a été balancé. Il connaît la règle du jeu, c’est donnant-donnant. Il hésite mais il a besoin de savoir où il a péché, ce qui s’est mal passé. Alors il se lance, il me confie une information béton sur la personne qui lui a fourni les faux, un élément qui me permettra des semaines plus tard de faire tomber tout un réseau de faussaires. Je suis réglo, je lui explique tout ce qu’il veut savoir sur mes investigations, ce qui est acté et ce qui ne l’est pas. Je lui apprendrai par là  même qu’il n’a pas été balancé. Il est rassuré sur ce point. Tandis que nos voitures pénètrent dans l’enceinte de la prison, il tente d’obtenir des infos sur le monde des faux papiers, “des fois que.. !!” me dit-il en se justifiant. Mes réponses seront volontairement floues pour ne pas lui permettre de remettre le couvert à  sa sortie. Il semble néanmoins satisfait d’avoir compris des choses. Il aura tout de temps de mûrir mes réponses durant sa détention.

On descend des voitures. Tout s’est bien passé, pas une seule embûche. Samir observe les lieux. Il ne connaît pas cette prison. Elle est récente et il n’y a jamais séjourné. Il jette un œil vers le haut, histoire de regarder une dernière fois le ciel bleu -et constater par là  même que des filins d’acier sont tendus au-dessus de nous pour éviter toute évasion par les airs. “Tes potes devront trouver autre chose que l’hélico !!” lui dis-je sur un ton blagueur. Il sourit tout en acquiesçant.

Accompagnés d’un collègue et d’un surveillant, on pénètre dans les lieux. On franchit plusieurs sas pour finalement se retrouver dans le quartier des entrées, celui des “nouveaux arrivants” plus précisément. Il y a des cellules de part et d’autres d’un long couloir. Deux “racailles”, comme les qualifierait un ancien pensionnaire de la Place Beauvau adolescents sont enfermés dans deux d’entre elles. Ils nous dévisagent, les yeux remplis de haine. Ils saluent Samir en grommelant des mots incompréhensibles. Il ne leur répond pas. Un surveillant prend en compte les valeurs et les effets personnels de notre détenu sous nos regards attentifs. J’en profite pour lui remettre une enveloppe cachetée contenant l’argent de Samir : 2500 Euros en billets de 500. On recompte ensemble : 5 billets, le compte y est. Discrètement, Samir me remercie de ne pas lui avoir saisi cet argent. Il pensait ne jamais le revoir. J’aurais pourtant pu les saisir ces billets, rien que pour l’emmerder, mais je ne suis pas comme ça. J’ai préféré les lui laisser pour sa détention, pour cantiner. Je lui lance un clin d’œil complice. Il m’imite. Cette scène se passe sous les yeux de nos deux lascars, lesquels n’ont rien manqué de cette passe d’armes. Ils s’interrogent. Qui peut bien être ce nouveau détenu qui entretient des relations si privilégiées avec des flics. Une balance sans doute ??

Ils regardent Samir d’un œil noir comme pour l’impressionner et le menacer. Ils l’invectivent. Samir ne bronche pas, il a compris leur manège mais n’y prête pas attention. De toute façon, ils ne sont pas “équipés” physiquement pour l’impressionner. J’observe calmement en me disant que Samir ne va de toute façon pas s’éterniser dans cette prison. Dans les 4 jours il doit être transféré sous bonne escorte dans une autre maison d’arrêt, plus proche du siège de ses juges mandants.  En attendant, un surveillant le guide jusqu’à  sa cellule. Je l’accompagne pendant que mon collègue gère la paperasse. On échange quelques mots sur ses deux nouveaux copains, ces voisins si suspicieux. Il me rassure. On se salue d’une franche poignée de main, les yeux dans les yeux. Il me remercie pour ma gentillesse. Je lui souhaite bon courage et bonne chance pour la suite avant de quitter les lieux sous les quolibets des deux idiots. Je ne bronche pas plus, Samir se chargera de leur rappeler les règles de politesse, j’en suis convaincu.

Pendant que quelques collègues grillent une cigarette dans un coin de la cour de la prison, j’en profite pour tous les remercier et les féliciter pour la qualité de leur travail. On monte dans les voitures et démarre rapidement, pas mécontents de quitter cet endroit si austère. La journée a été stressante et la fatigue se fait subitement sentir. J’ai besoin de me reposer et de manger un peu. De retour au service, je mettrai un peu d’ordre dans mon bureau avant de rentrer chez moi. La boîte de Mikados vide est encore là , sur la chaise de Samir. Je repense à  ma journée. Avant de m’éclipser, je n’oublie pas de rendre compte à  ma hiérarchie du déroulement de la mission. Elle est satisfaite mais me branche déjà  sur un autre dossier. Cette administration est insatiable, c’est … déroutant.

De retour chez moi, je ne raconterai pas ma journée à  ma femme, trop fatigué. Je me contenterai de lui lancer :  “J’ai failli gagner au loto aujourd’hui”. Elle répliquera sur un ton mercantile : “Failli seulement ! C’est dommage !”. Je ne lui répondrai pas, elle ne me relancera pas, et ne saura jamais ce que j’ai voulu dire17  . Alors je repense à  ma journée, à  mon enquête et à  la piste sur laquelle Samir m’a engagé avant d’être écroué, aux relations entre flics et voyous, aux relations entre détenus, au monde carcéral en général, aux modifications qui vont découler de la réforme de la garde à  vue, aux relations que l’on entretiendra avec les avocats,  aux propos du magistrat de la JIRS et à  ceux des collègues des Stups’. Je pense à  Samir, à  son sourire et à  ses clins d’œil, à  ses propositions malsaines, à  son passé, à  son vécu, à  ses go fast …

Son histoire m’impressionne, me fascine presque, mais je m’empresse de modérer mon jugement : Samir est un trafiquant de drogue et il ne le renie pas. Son charisme et sa prestance ne doivent en aucun cas altérer mon discernement sur la lecture de cette affaire. Je repense à  cette journée et pèse en conscience tous ces éléments. J’y penserai toute la soirée avant de m’endormir profondément, foudroyé par cette trop longue réflexion.

Quelques jours plus tard et en ma qualité de Directeur d’Enquête, ma Direction me remettra une lettre de félicitations, qui sera versée à  mon dossier individuel, ainsi qu’un billet de banque en guise de gratification. Le montant ?? Administratif, dirais-je !!! Il ne me permettra pas de payer un verre à  tous mes collègues, alors je garde ce billet et le donnerai à  mon épouse pour qu’elle achète des chaussures aux enfants. La rentrée scolaire approche et il faut s’occuper de les habiller, ils grandissent si vite. Le lendemain, je l’accompagnerai choisir les souliers des enfants, et elle me demandera de la conduire à  “GO Sport” pour leur prendre des baskets. Le billet ne nous permettra pas de payer les deux paires. Ainsi soit-il.

GO Sport – go fast. Go fast – GO Sport : cette proximité des termes me fait repenser à  Samir et à  ses propositions pécuniaires nauséabondes : 100 000 euros. A y repenser, ça fait des sous quand même … Mais bon. J’ai bonne conscience et je dors sur mes deux oreilles. Si Samir me lisait, il sourirait et comprendrait ce que j’entends par là . Mais ça aussi c’est entre nous -et à  partir de maintenant entre vous et nous.

J’apprendrai des semaines plus tard, qu’il a été transféré vers une autre maison d’arrêt où il a été classé “DPS”, Détenu Particulièrement Surveillé, comme le célèbre Antonio Ferrara.  Pas plus, pas moins.

J’y pense … Souvent.

Voilà . Plongée dans le quotidien non fardé de Kinou et de ses collègues, dont je trouve qu’on ne sort pas indemne …

Un très grand merci à  lui pour sa confiance, et d’avoir écrit ce texte (et à  ce propos, même si c’est quasi-inexistant en ces pages divines, si toutes critiques ou discussions relatives à  Kinou, ou plus généralement la police, peuvent bien sûr surgir, je détruirai en revanche instantanément et sans le moindre remords tout commentaire injurieux, ici plus encore qu’ailleurs : Kinou est mon invité, ça lui confère, par principe et sans me vanter, le droit à  immunité contre les imbéciles !).

Qui souligne entre autres, à  plusieurs reprises et notamment à  l’évocation du pot-de-vin proposé, mais pas que, à  quel point l’honnêteté est intangible, et doit l’être : une ligne rouge qu’on se fixe, car il n’en existe pas de prédéfinie en détail, et que l’on refusera à  jamais de franchir. Ce qui n’est pas si facile, parfois -et je ne parle même pas de l’argent, mais juste d’une ligne morale…

Décidément, je maintiens que nos métiers respectifs possèdent des points communs.

  1. Probablement depuis un ordinateur appartenant au Ministère de l’Intérieur pas exactement prévu pour venir glander sur le blog d’un avocat, j’en suis tout scandalisé, c’est une honte, tout ça avec nos impôts ! []
  2. Et que je ne relèverai pas toutes, car j’ai le fameux sens de l’hospitalité des gens du Nord ! []
  3. Ah ben oui, cher Kinou, des petites boutades de ce genre,  vous allez en prendre quelques-unes : quelle idée aussi de publier chez un avocat ! []
  4. Police Municipale, celle qui dépend de la Mairie, donc plus habituée au train-train administrativo-judiciaire qu’à  ce type d’interpellation … []
  5. Ça, c’est pour moi, et je réponds : exact, profitez-en tous !! Mais si le tutoiement vient vraiment du suspect, je n’y verrai pas d’objection, perso … []
  6. Il avoue, il avoue, il avoue !! Kinou, vous allez avoir des ennuis avec votre hiérarchie, je vous aurai prévenu !! []
  7. Non, c’est le ton habituel, quelle que soit l’heure et l’activité, et l’interlocuteur -je plaisante, évidemment, j’ai le plus profond respect pour les procureurs de permanence … []
  8. Juridiction Interrégionale Spécialisée : magistrats en charge des “gros” dossiers, trafics et gros truands, banditisme organisé. []
  9. J’attire humblement l’attention du lecteur sur cette expression de Kinou : “il veut m’apitoyer sur MON sort” : j’adore cette tournure ! []
  10. Gnin gnin gnin … On a les syndicats qu’on mérite ! []
  11. Ou alors ç’aurait été beaucoup plus cher ! []
  12. Cf. notes précédentes sur l’argot des truands : un “beau mec”, c’est un véritable bandit, un type important. Ça prouve aussi qu’il n’y a pas que chez les avocats, qu’il y a des crâneurs, à  la JIRS aussi ! []
  13. Et c’est un véritable scandale de notre République, oui … []
  14. Par défaut, vous l’aurez compris, ça signifie que Samir n’était pas là  (!). Arrêté avant la prescription de sa peine, il bénéficie automatiquement de l’annulation de son premier jugement, et du droit à  une nouvelle audience en sa présence. []
  15. BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention, un peu le “gratin” pour Samir par rapport aux “municipaux”, la grosse honte ! “Planquer”, cf. notes précédentes sur ces malpolis de flics : “surveiller”. []
  16. Aux jeunes : expression un peu désuète, et c’est dommage car elle est mignonne, signifiant “tôt” : je retire ce que je viens de dire sur ces malpolis de flics policiers ! []
  17. Sauf que vous n’allez quand même pas la priver de lire ce texte, si ?? []

139 Commentaires

  1. Archimède
    Tout le monde a un prix.

    Pas faux. Même la reine d'Angleterre. Mais ne faut il pas extrapoler ?

    Tout le monde a une valeur. Pas seulement ce "prix" qui est celui de la corruption. Un Samir enfermé a une valeur qui est apparemment supérieure à celle d'un Kinou corrompu.

    C'est peut être cette notion plus large de valeur qui fait qu'il existe des flics ripoux et d'autres non. C'est peut être cette notion qui fait qu'il existe des gens prêt à renoncer à tout pour un salaire de merde, même la vie de ceux qu'ils aiment.

    Samir comme tout trafiquant est un ultra-capitaliste. Mais il n'a pas lu le manuel jusqu'au bout. Il a sous-estimé sa propre valeur...

     

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