Un jour où j’errais sur un forum technique, toujours à la recherche de la pointe de l’innovation pour ce blog, un type, Jessai, m’a adressé un mail privé pour me proposer de me coder, comme ça, le truc hyper pointu que je souhaitais…
Quelques mois plus tard, c’est devenu un ami, à qui j’ai évidemment depuis demandé cent autres améliorations1, et que j’ai progressivement appris à connaître -ah, sa façon inégalable de répondre à une de mes questions en me claquant trois lignes de code illisibles pour moi et en ajoutant juste “Tu vois, c’est tout simple” …
A force, on se raconte réciproquement un peu, bien sûr… Je lui ai dis ma petite vie, et… Il m’a raconté, à sa façon à lui, que j’admire, un morceau, un gros morceau, de la sienne…
Il avait une telle façon d’en parler, un tel… Incongru enthousiasme, croyais-je alors (vous comprendrez plus bas), que je lui ai demandé de l’écrire, ce qu’il a fini par accepter : c’est son texte que vous allez pouvoir lire maintenant, et que je le remercie d’avoir accepté de me confier.
Que je ne le remercierais jamais assez d’avoir écrit : il m’a bouleversé, à tous points de vue : des larmes sont parfois venues le voiler, c’est vrai; mais il est aussi tellement rempli de sincérité et d’espoir, de Vie et d’intelligence, qu’il aurait été criminel de le garder seulement pour moi2 …
Jessai, je me vante souvent ici de savoir ce que c’est, d’en avoir, et de la pratiquer… Mais tu viens pourtant de me donner une infinie et magnifique leçon d’Humanité.
Je vous laisse avec ses mots, en vous prévenant seulement qu’il est impossible de sortir indemne de cette lecture… On en sort grandi.
Voila je ne sais pas par ou commencer, comment commencer. Je sais déjà que je vais le retaper cent fois ce texte…
Tout d’abord, j’ai pris une décision : s’il y a un article de publié, il ne sera pas anonyme. Pourquoi ? Parce que je n’ai pas honte, je suis coupable de rien. La justice des hommes, si présente sur ce blog, n’a pas lieu d’être dans le cas présent, c’est juste la vie. La vie qui se définie par une naissance, un milieu et une fin -alors, autant dire les bons mots de suite : une naissance, une existence et une mort.
Il y a quatre ans maintenant, j’ai rencontré quelqu’un, un homme âgé, comme moi c’est un cartésien, il est vieux, très vieux. L’après midi du 20 juin 2005, il est devenu un ami qui tous les jours m’accompagne. Je vais vous raconter cette rencontre et cette amitié.
A l’époque j’avais une vie trépidante, toujours débordé, avec pleins d’amis, une famille que je voyais peu parce qu’il fallait que je la nourrisse, j’étais un chef de famille responsable. Nous venions d’acheter une vieille maison, il y avait beaucoup de choses à faire : les plans, négocier et traiter les marchés, suivre les travaux, faire des travaux moi-même, également, tout ceci venait s’ajouter à la gestion de ma toute petite entreprise.
Il était bien loin cet adolescent de 17 ans, un peu (beaucoup) utopiste, qui se demandait s’il devait “entrer” dans la société ou devenir clochard (on ne disait pas SDF à cette époque). Cet adolescent qui avait conscience qu’il y avait deux choix de vie. Une vie “normale”, intégrée, où le mot d’ordre (qui a dit le Mô d’ordre ?) est RÉUSSIR; et une autre, où le mot d’ordre est ressentir, sentir. Il avait fait un choix ou plutôt, il a réagit a un état de fait, et il a voulu prouver qu’il était capable, qu’il était comme tout le monde. Oui, trente ans après, il avait prouvé qu’il était capable, capable de partir de rien, avec une culture de base. Il avait fait un choix.
Réfléchir juste réfléchir. C’est très simple, il suffit d’être méthodique :
1) J’ai quoi comme éléments, comme matériel ?
2) Je veux faire, obtenir quoi ?
3) Ou puis je trouver des connaissances (culture) ?
4) Ensuite, il suffit de partir de ce que l’on nous donne, d’utiliser les connaissances pour arriver à ce que l’on veut obtenir.
Rien de très compliqué là -dedans, pas besoin d’être cultivé ou intelligent, juste un investissement de temps.
C’est très pratique aussi, il y a peu d’investissement humain, juste un peu d’ego. C’est du travail, donc pas besoin de s’investir sur le plan affectif, c’est un jeu juste un jeu, et jamais je ne l’ais oublié parce que l’adolescent de 17 ans me le rappelait régulièrement : il y a une autre vie.
Tout allait bien, j’avais la vie que j’avais souhaitée, j’oserai même dire choisie, même si je n’étais pas dupe.
Et puis, en bricolant à la maison, j’ai rencontré celui qui est devenu mon ami. Il a commencé par me dire : ne lèves pas le bras gauche aussi haut, ne portes pas des choses aussi lourdes avec ton bras gauche, reposes-toi, tu es fatigué.
Bien sûr, il m’a énervé, mais tous les weekend quand je bricolais, il était là , alors nous avons commencé à discuter, mais je devais pouvoir lever mon bras, ne pas être fatigué, alors il m’a conseillé d’aller voir un ami à lui, mon médecin traitant, qui n’a pas su me donner une réponse et qui m’a fait faire une radio, puis un IRM, puis des analyses, sans résultats, ou plutôt sans réponse; donc il m’a conseillé un neurologue qui a refait les examens,l’IRM, d’autres examens, et j’ai enfin eu une explication. Ma maladie ressemble beaucoup à une maladie très grave, j’ai une sclérose latérale progressive, une maladie génétique qui provoque une dégénérescence des muscles, mais a mon âge aucun souci, l’évolution se fait sur 30 ans.
Embêtant tout ça, mais enfin rien de dramatique, quarante-cinq ans plus trente, ça fait soixante-quinze ans, l’espérance de vie d’un homme étant de soixante-dix-huit, je suis dans la moyenne, ce qui comble mon esprit cartésien.
Un mois passe, puis deux, mon compagnon revient me voir en me disant qu’il faut que je repose mes jambes, mais rien n’y fait. Je vais donc revoir le neurologue, qui après 10 minutes me propose de m’adresser à un confrère dans un hôpital. J’ai toujours voulu savoir, donc j’accepte, j’ai un rendez-vous quinze jours après.
A nouveau, tous les examens, puis d’autres, des recherches de maladies génétiques ou l’on me demande mon consentement et surtout si je veux connaitre les résultats. Seulement deux mois plus tard (les démarches précédentes ont durées dix mois), le neurologue de l’hôpital me donne un rendez vous dont je connais déjà le résultat. Nous avions déjà appris à nous jauger, l’entretien fut bref ce 20 juin, trente minutes tout au plus. Le diagnostic est tombé, ce jour là , à cette heure là , mon compagnon est devenu l’ami qui ne me quittera plus et j’ai enfin su son nom :
CHARCOT. Aux États-Unis, il se serait nommé lou geuring, le fourbe.
Cet homme, oui parce qu’il est un homme avant d’être le chef de service de neurologie de l’hôpital, m’a regardé droit dans les yeux et avec un sourire complice m’a dit : vous allez perdre toutes capacités de mouvement mais vous allez garder toutes vos capacités intellectuelles et sexuelles. J’ai juste répondu en souriant que j’allais être une plante qui pense et qui baise.
Puis je suis reparti, je me suis arrêté sur une aire de parking, j’ai fumé une cigarette, pleuré et j’ai terminé le chemin pour entrer à la maison. Voilà , moi, le pragmatique, le prosaïque, le cartésien, je n’avais plus le choix, j’allais savoir si ce que je disais me correspondait, si comme je le disais : “Quand je me lève le matin s’il pleut, je n’essaye pas d’arrêter la pluie, je prends simplement un pardessus ou un parapluie”.
Les kilomètres avançaient et en même temps, le deuxième choix, celui que je n’avais pas fait, reprenait la place qu’il n’aurait jamais du perdre. Et cette question qui revenait sans arrêt, vaut-il mieux perdre la raison ou la conserver? Puis le même système qui revient, les quatre points, là encore j’allais trouver la solution, trouver la réponse.
Cette réponse s’est imposée à moi tranquillement, avant d’être une plante pensante, quand je serais encore maître de mon corps, ce petit chemin avec au bout un virage a quatre-vingt-dix degrés et en face, cette magnifique falaise de granit et la mer, la était la solution, simple, efficace, juste la solution.
Et puis une enfant de dix ans, ma deuxième fille (elle n’avait pas encore compris que l’on respire avec un muscle) qui me dit que l’on peut dire tellement de chose avec les yeux, juste avec les yeux, fait que je prends un pari : cette maladie, dont la ligne médiane est de quarante-deux mois, dont depuis deux cents ans on ne connais rien, pas même la cause, contre laquelle il n’existe aucun traitement, je vais lui opposer non pas mon envie de vivre, mais juste la vie qui est en moi, comme contre le froid on n’oppose pas la chaleur d’un feu mais le feu lui-même. J’emmènerais ma fille d’un an au collège pour sa rentrée en sixième.
Oui mais voilà , pour vivre enfermé dans son corps, pour avoir son corps comme prison et le supporter, il faut être un intellectuel, ce qui n’est pas mon cas.
Mais il y a des choses plus urgentes a gérer, la première, la seule, l’unique : les enfants. Une évidence s’impose à moi : à chaque fois qu’elles poseront (oui j’ai quatre filles) une question, je leur donnerais la réponse la plus sincère possible, la plus objective possible, aussi dure soit-elle.
Doucement ça fonctionne, elles posent une question, je donne une réponse, elles réfléchissent, reposent une question. Elles font leur chemin, elles posent les questions quand elles sont prêtes à entendre la réponse. Les mois passent, doucement les questions se font plus précises. D’abord, est-ce que mes jambes vont aussi être touchées, oui mais je ne sais pas quand. Est-ce que mon autre bras va être atteint, oui comme mes jambes. Puis est-ce que mon cœur va s’arrêter, non juste ce que moi je peux arrêter. Elles se rapprochent de ce monstre qui nous habite tous, la mort juste la mort.
Enfin, après six mois, la dernière question : mais papa, on respire avec un muscle, oui on respire avec un muscle. Et il diminuera comme ton bras, oui il va diminuer mais je ne sais pas quand. Là , un cri, énorme, gigantesque, tout autant douloureux que la peine qu’il porte, puis des larmes, beaucoup de larmes. Le calme revient, la lumière revient, il n’y a plus de face cachée, de face non dite, nous savons que nous devons apprécier tous les moments, ces moments de joies où un simple oiseau qui fait le fou nous fait rire, ces moments où j’interdis, où je dis attention vous allez franchir la ligne continue; où simplement je suis père, et elles enfants, adolescentes.
Le choix que j’ai fait à 17 ans ne s’impose plus, je prends conscience que j’ai de la chance, que je vais vivre une deuxième vie, je n’ai plus de contrainte sociales, je n’ai plus à me mettre des obligations. Naturellement, je ne regrette pas ce que j’ai perdu ni ce que je vais perdre, j’apprécie ce que je vis. Bien sûr, il y a une appréhension sur l’évolution de ma maladie (oui je me la suis appropriée), bien sûr il faut que je fasse très attention pour qu’elle n’envahisse pas toute la maison, qu’elle ne phagocyte pas tout. C’est le genre de truc très narcissique qui fait en sorte que l’on ne parle que d’elle, que l’on ne vive qu’à travers elle, alors qu’en fait ça n’est rien de plus qu’un événement de la vie.
J’ai juste vieilli de trente ans en trente minutes, oui, je suis dans l’état d’esprit d’un vieux de soixante-quinze ans qui a bon pied, bon œil, toutes ses facultés intellectuelles, mais qui sait aussi qu’il s’approche de la mort. Quoi de plus normal ? Nous imaginons toujours la vie sans la mort, mais pourrions nous imaginer le verso d’une feuille sans son recto, même si bien souvent nous remplissons une page en prenant soin de ne pas le voir, ce recto de la feuille ?
Oui, cet Homme sait qu’il va mourir, mais il est loin d’y penser tous les jours, c’est juste dans l’ordre des choses. Comme lui, je n’ai plus besoin de jouer à cache-cache avec la mort. Je vis pleinement -sans plus chercher à ne pas voir le recto de la feuille.
J’ai appris à regarder les autres, et surtout à me regarder. Quand je dis “regarder”, ça n’est pas voir ce qu’ils font, mais ce qu’ils sont -et j’y vois bien peu de mal, juste des êtres sensibles qui bien souvent, pour cacher leur “sensibilité”, font des choses qui sont bien loin d’eux. Bien sûr, je suis comme eux, à la fois acteur et spectateur.
Juste un regard, un sourire, des yeux dans le vide, capter ce moment ou le masque tombe, ou le costume est quitté. Plus le temps passe et moins j’ai besoin de ces costumes, de ces masques, qui sont lourds, inconfortables, encombrants. Être sans se poser de questions. Plus le temps passe et moins je pense que l’autre pense que L’autre est, d’abord et avant tout. En chassant mes propres démons, je ne vois pas le combat désespéré qu’il mène contre ses démons, mais j’aperçois, je perçois, l’être humain qu’il est.
J’ai de la chance. Ma vie n’est pas, n’est plus, toute dirigée par mon désir de laisser mon empreinte, d’être immortel, de façonner mes enfants comme ce que j’aurais aimé être. J’ai de la chance, j’ai une deuxième chance. Je peux prendre du temps pour réfléchir, pour écouter ce que je ressens, pour faire la part des choses, pour reconnaitre un démon intérieur. Cet événement m’a permis de savoir ce qui important pour moi.
J’ai rencontré quelqu’un qui met en place des aides technique, sa question était simple : en fonction de l’évolution de votre maladie (une précision même si elle peut vous semblez sordide, je vais perdre l’usage de mes bras, de mes jambes, de mon dos, de la parole, de la déglutition, de la respiration), quelles sont les choses que vous souhaiteriez pouvoir faire ? La réponse a été simple : quand je serais une plante qui peut juste bouger les yeux, je veux pouvoir lire et écouter de la musique.
Puis est venu une autre question : la musique et la lecture est-ce si important, pourquoi je vis, quel est vraiment ma raison d’être ? La continuité de l’espèce humaine, avec 4 filles, j’ai remplis mon rôle. Pourtant j’ai toujours cette vie en moi.
Dans toutes les aides que j’ai pu trouver, on parle de mécanique, de technique, d’intellect. Je pensais toujours en termes de “faire”, ou son inverse courant “ne pas faire”, mais en choisissant cette échelle de valeur, je risque de ne plus être personne assez rapidement. On admire les handicapés qui font des choses qui semblent impossibles, courir le cent mètres en étant unijambiste, nager, escalader, skier, comme tout le monde. Ils nous disent un peu : regardez, je suis encore un Homme, je peux encore faire. Mais que devienne tous ceux qui ne peuvent plus faire, sont ils encore des Hommes ? Quand je serais allongé dans un lit avec une trachéotomie pour respirer, un tuyau brancher directement dans l’estomac pour me nourrir, et que la seule chose que je pourrais faire sera de bouger les yeux, serais-je encore un Homme ?
Pour “être”, dans la société, il faut réussir, il faut faire, il faut être quelqu’un. Si vous faites tout ça, on vous admire, vous êtes reconnu, vous êtes, simplement. A court terme je ne serais donc plus si je suis cette idée. Pourtant ça n’est pas mon sentiment. Il y a une petite voix au fond de moi qui me dis que oui, je serais encore, juste parce que tout ça, c’est seulement une façade, un décor de cinéma. Même enfermé dans mon corps, je serais encore. Faire c’est juste du conjoncturel, c’est juste un moyen pratique d’oublier ce que nous sommes, seulement des mortels. L’important n’est pas ce que je fais, mais qui je suis. NON, on n’est pas quelqu’un lorsque l’on a réussi dans la société, on a juste flatté notre ego, on a juste trouvé un moyen pour avoir l’impression d’être aimé… Mon ego, j’ai dû lui redonner sa vrai place, le ranger au placard.
L’autre grand moteur de la vie est l’amour, et là encore, faire l’amour est juste comme se moucher quand on a le nez plein de morve; être aimé (et aimer) est tout autre chose; là encore, je ne pourrais plus faire l’amour d’une manière active, et pourtant je pourrais aimer et être aimé, pas pour ce que je fais mais pour ce que je suis. Impossible de tricher, d’acheter l’autre, de payer pour avoir l’autre, impossible d’ailleurs d’”avoir” l’autre, impossible d’avoir des raisons pour aimer l’autre, l’amour s’impose juste comme la vie… Pourquoi elle ? Simplement parce que l’alchimie de la vie fait que c’est elle, juste pour ce qu’elle est tout au fond d’elle-même.
D’un seul coup la vie devient simple, plus besoin de penser que les autres pensent que Les autres sont comme moi, ils réagissent juste à des situations, mais dans la majorité des cas ce n’est pas ce qu’ils sont, juste ce qu’ils font. Depuis 4 ans, ma femme ne veux toujours pas croire à ma maladie, bien sûr je serai le seul cas au monde dont la SLA n’évoluera pas… Et je crois que si c’était elle qui était atteinte, je penserai comme elle. La peur de perdre l’autre, la peur de s’apercevoir que l’on aime l’autre non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il faisait, la peur simplement de s’apercevoir que l’on s’est trompé que l’on n’aime pas l’autre, que simplement on l’utilisait… Nous nous retrouvons dans une situation très inconfortable où nous sommes placés devant ce que les croyants appellent le jugement dernier : qui sommes-nous..? Dure épreuve, dont nous ne connaissons pas encore le résultat, mais celui-ci n’est pas très important, nous ne pouvons pas défaire ce qui est fait, et la réponse nous apparaitra naturellement. Ce jour-là , nous prendrons une décision, simplement, et je pense (j’espère, surtout) que les choses se feront dans le calme et la sérénité, sans ces combats qui sont bien souvent menés plutôt contre nous même que contre l’autre.
Quel que soit le niveau d’emprisonnement que mon corps m’imposera, je pourrais aimer et être, je serais donc toujours un homme, mais il reste un point bassement matériel. Des facultés intellectuelles sont-elles utiles lorsque l’on ne peut plus rien faire, l’action et la réflexion ne sont-elles pas le recto et le verso d’une même feuille, le pôle nord et le pôle sud d’un aimant ? La pensée ne me servira plus à faire, mais juste à échanger, à donner et à recevoir… Fort heureusement, la technique permet que quel que soit l’état de mon corps, je puisses toujours communiquer, certes lentement, mais communiquer tout de même -et là encore, la pensée ne sert plus à faire mais a être, à ressentir.
J’ai appris à ne pas tirer de plan sur la comète, à ne pas penser que je vais d’abord ne plus pouvoir marcher, puis écrire, puis manger, puis respirer. J’étais persuadé que la dernière chose qui allait être atteinte serait ma respiration, mais ici encore la maladie m’a fait un pied-de-nez… L’important n’est pas que je prévoie des choses, l’important est ma capacité d’adaptation, ma capacité d’acceptation sans résignation.
Mes proches aussi doivent s’adapter mais c’est assez naturel, ils font pour moi ce que je ne peux plus faire. Lorsque je lis une histoire aux petites dans le lit, naturellement celle qui est à gauche lève mon bras et vient se blottir sous mon épaule, elle tourne les pages du livre, et tout ceci naturellement. Je suis fumeur, ma femme a horreur de l’odeur de la cigarette, pourtant je sais que lorsque je ne pourrais plus tenir ma cigarette, la porter à mes lèvres, elle le sera mon bras et ma main, sans jugement. Ce ne sont que deux exemples mais il y en a bien d’autres. Le mot “respect” prend tout son sens, juste parce qu’elles doivent le vivre au jour le jour, pas de grand discours moralisateur, pas de grandes idées, juste la vie, juste être. Nous sommes obligés de mettre notre pudeur et notre crainte de nous montrer de coté, nous ne pouvons pas cacher l’être derrière le paraître, de dire simplement à l’autre : je ressens, je vis ça mal, je ne peux pas, je ne veux pas. Il nous faut apprendre à appréhender les événements juste quand ils arrivent pour ne pas les vivre deux fois, à en parler en n’oubliant jamais que pour moi, c’est plus facile, je vis ma maladie, je la ressens, mes proches font aussi leur chemin, plus long, plus difficile. Je dois respecter leurs peurs, ce qu’ils ne veulent pas voir, je dois leur laisser le temps de faire leur “deuil”.
J’ai une chance énorme d’être malade, il y a beaucoup de côtés positifs. Oui je sais, certains seront choqués par ces mots, mais, de la même façon que je ne cherche pas désespérément à rester l’enfant insouciant qui croyait au Père Noël, je ne cours pas après ce que “j’étais” avant d’être malade. J’ai la chance d’être né deux fois, la deuxième fois à quarante-cinq ans, avec toute l’expérience, la connaissance de la première fois. J’ai la chance de pouvoir discuter, de prendre le temps avec mes enfants, j’ai la chance de pouvoir réfléchir autrement, de pouvoir connaitre d’autres rapport avec les autres, d’avoir très peu de contraintes sociales, donc la liberté de parole. J’ai la chance de ne plus passer ma vie à oublier, à me cacher que je vais mourir. J’ai la chance de juste apprécier la vie. Bien sûr cette deuxième vie sera courte, certainement, mais je préfère de très loin un demi-verre d’un très grand vin à une barrique de picrate -surtout que maintenant, j’ai aussi la chance de pouvoir comparer.
Alors oui, je vais mourir, mais ça n’est si grave que ça, la preuve : vous aussi. C’est juste dans l’ordre des choses.
Martin Luther King a dit :
“Si on m’annonçait la fin du monde pour demain, je planterais quand même un pommier.”
C’est juste simple…
- Les deux “techniciens” de ce blog, Jessai, donc, pour la partie “en dur”, et Jessy, pour la partie “visuel”, ont eu tous deux cette particularité de me contacter d’eux-mêmes, de s’en mordre les doigts tellement je leur ai demandé de services après, de devenir progressivement des potes, et de refuser toute rémunération en m’insultant pour y avoir seulement pensé, tout en me donnant des centaines d’heures de travail.: elle n’est pas belle, l’histoire de Maître Mô ??? C’est l’occasion en tout cas, même s’il y en a eu bien d’autres : immense merci à tous les deux ! [↩]
- Le titre, au cas où, est une célèbre expression, socratique dit-on, de grec ancien, signifiant “Connais-toi toi-même” … [↩]
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Enormes bises à vous et à notre cher Mô qui nous permet de vous "connaître".
La première question qui m’est venue à vous lire est la suivante. Pensez-vous qu’il vous aurait été possible de prendre les mêmes décisions « à 17 ans » ? Ou pour aller droit au but, vous aurait-il été possible d’en arriver au même état d’esprit, de concevoir les choses de la même manière si vous n’aviez que 17ans ? Je ne vous cacherai pas que je ne suis pas beaucoup plus vieux que cela ; à quelques années près vous avez l’âge de mon père. Ce que je cherche à comprendre c’est comment en arriver où vous en êtes. Je ne cherche pas à vous flatter. J’ai simplement le sentiment que vous touchez à quelque chose d’essentiel, que j’ai pourtant du mal à embrasser. Si je vous pose cette question, c’est pour vivre cette façon de voir les choses plutôt que de seulement me dire d’accord d’un point de vue théorique. La question m’est venue parce que je me demandais à quel point votre « expérience », ces 45 années de vie vous ont aidées à arriver là où vous en êtes. Votre passé que j’imagine riche vous a-t-il été nécessaire pour prendre un tel recul ? Dans quelle mesure pensez-vous que ce que vous avez « accompli » en 45 ans, vous aide-t-il ? Comment à 17 ans peut on réussir à « être » avant de « vouloir faire » ? Pour être clair, vous me donnez l’impression d’ « avoir réussi » et c’est pour cela que je vous pose ces questions. Vous parlez d’abord de goûter un verre de vin, plutôt que des barriques. Cela me semble toujours facile lorsque l’on est pas préoccupé par quelque chose dont on a l’impression que dépend sa « réussite ». Reste donc ce problème crucial d’ « être » plutôt que de « réussir ». Pensez vous que « vouloir » réussir conduit forcement à une impasse ? Quand on pense à Martin Luther King, par exemple, auquel on aimerait ressembler, peut-on vraiment ne pas vouloir « réussir » de cette façon ?
En espérant une réponse de votre part tout en n’en demandant pas tant, je vous souhaite du bonheur. Je veux terminer en vous remerciant pour ce texte si enrichissant.
alors oui si j'avais fait le choix de ne pas réussir mais d'être à 17 ans, je suis persuader qu'aujourd'hui je serais le même. Avant d'être un mître ouvrier, un compagnon, il faut être apprenti mais pour que l'apprenti devienne compagnon il lui faut sentir ressentir et ça ne s'apprend pas, c'es tout simplement.
Oui j'ai l'age de votre père, vous avez le sentiment que lui est dans le réussir et pas dans l'être, peut être simplement parce qu'il n'a pas ma chance, il doit travailler, se conformer à certaines règles pour qu'il facilite votre vie. Tout du moins c'est ce qu'il pense. Il y a de très fortes chances pour que si votre père était confronté à sa mort, il réagirait comme moi, simplement parce qu'il pourrait le faire, parce que simplement, il pourrait juste se donner lui.
Il faut laisser le temps au temps, bien souvent, nous réagissons à du conjoncturel et non à du structurel. J'ai 49 ans, une maison, mon vécu permet que la société me donne une pension chaque mois qui nous permet de vivre (manger, dormir) normalement. Je n'ai pas de problème de survie.
Si demain, vous apprenez que vous avez une espérance de vie de 42 mois, il est clair que vous ne pourrez pas avoir la même sérénité que moi, simplement parce que vous aurez des problèmes de survie (manger, dormir) et que vous aurez aussi envie de connaitre pleins de choses que vous n'avez pas encore connu.
En aucun, c'est une opposition jeunes vieux, simplement du conjoncturel, une situation à un moment. J'espère ne pas vous choquez mais un jeune chien d'un an, mords dans toutes les paires de chaussures qu'il trouve, quand il aura 5 ans, il sera tranquille. Juste du conjoncturel, pas du structurel.
Alors vouloir réussir à 20 ans n'a rien de négatif. Il vous sera certainement plus facile d'être à 45 ans, juste si vous ne l'avez pas oublié.
Martin Luther King n'est-il pas simplement ?
En pensées avec vous : je n'ai pas les mots mais beaucoup d'émotion.
Si les hommes en bonne santé (notamment ceux qui ont du pouvoir) pouvait parfois se poser pour réfléchir au sens de la vie.
Je vous souhaites donc une longue amitié.
(oh, la page web me reconnait et me salut-bravo)
Je fais partie de ces proches qui subissent la maladie mais sans avoir le sentiment de pouvoir la combattre. Merci de m'avoir fait passer de "l'autre coté de la force".
Il en est de même avec la maladie, vous pouvez lui dire vos peurs, votre espoir, vous mettre nue simplement sans aucune crainte, sans penser qu'il a déjà un lourd fardeau. Votre fardeau ne sera jamais le sien comme la maladie ne sera jamais vôtre. Il ne sait pas ce que vous vivez, ce que vous ressentez. Si vous la laisser faire la maladie, elle sera un miroir déformant qui va vous faire voir à tous les deux des choses qui ne sont pas. Les mots briseront facilement ce miroir. Si vous vivez, si vous dévorez la vie, vous pourrez donner beaucoup, pas ce que vous pensez qu'il attend mais juste ce que vous êtes, juste ce qui vous fait rire, vous fait pleurer. Il ne faut pas avoir peur de dire : "non, ça, je ne veux pas savoir, pas encore, je ne suis pas prête". Parce que bien plus qu'à lui, vous le dites d'abord à vous sans que votre esprit mette en place a votre insu des stratagèmes bien compliqués pour vous cacher la réalité.
en un mot un seul : dîtes lui .....
Je ne voulais pas commenter votre récit, par pudeur, par peur de maladresse.
Mais voilà , comme beaucoup de personnes j'ai été confronté moi aussi, de près ou de loin par des sal.... de maladie.
Ce genre de choses qui nous tombent dessus sans que l'on comprenne. Pourquoi moi? Qu'est ce que j'ai fait pour mériter ça?
Et puis une fois cette phase de colère et d'abassourdissement passée, viens une autre phase.
Celle où l'on se dit que de toute façon à part se battre, que peut on faire?
Votre récit me fait penser à un cousin atteint de leucémie. Quand nous l'appelions pour lui demander comment il allait, les bons jours il nous répondait : "Aujourd'hui ça va, je n'ai vomi que 5 fois. Hier c'était 20"...
Quelle force morale de pouvoir répondre ça.
Je vous admire Jessai...
Merci à vous de nous avoir livré ce témoignage, et à vous Maître d'avoir eu l'amitié de nous le faire partager.
Merci à l'auteur et au messager, merci beaucoup...
Belle introspection....