En y réfléchissant bien, mon seul point commun avec Paco Rabanne et Sheila, c’est que j’aime bien raconter mes vies antérieures. Mais comme tout le monde ne peut pas avoir été tueur de pharaon ou courtisane, c’est le plus souvent de mon ancienne vie de substitut que je me retrouve à parler.1
Et comme mon nouvel hôte m’a donné des devoirs à faire2, je vais essayer, pour cette première fois, de vous donner une idée de ce que peut être une semaine de permanence au Parquet, dans un Tribunal plutôt moyen, pourvu d’un Parquet comptant cinq à six magistrats. La permanence telle que je l’ai connue, en somme, qui se représente à peu près chaque mois, pour une durée d’une semaine donc, jour, nuit et week-end compris, évidemment. Contrairement à ce qui se pratique dans les Parquets plus importants, une telle permanence revêt souvent un caractère artisanal, puisqu’elle implique, notamment, d’assurer seul le suivi des enquêtes en cours dans tout le ressort du Tribunal, aussi bien décisionnellement que matériellement (c’est à dire sans l’assistance d’un secrétariat de permanence, tenu par un ou plusieurs greffiers là où un tel service existe). Elle suppose bien entendu une joignabilité maximale, qui vous fait notamment connaître la joie de répondre à l’appel d’un enquêteur depuis votre douche ou une cabine d’essayage.
Il s’agit généralement de l’exercice que le substitut débutant appréhende le plus, avec les réquisitions aux Assises. Lors de votre toute première permanence, votre estomac se noue lorsqu’on vous remet le matériel approprié (téléphone portable, chargeur, cahier de perm, fax à installer à votre domicile, auxquels vous adjoignez prudemment le guide des infractions, votre cachet et la Litanie contre la peur du Bene Gesserit3 ). Vous vous faites soigneusement expliquer où se trouvent rangées les décisions que vous pourriez avoir à signifier hors heures et jours ouvrables (pièces d’exécution de peine, mandats, etc). Vous déposez précautionneusement le téléphone en un endroit dont il ne risquera pas de chuter, vous vérifiez vingt fois d’affilée que vous avez du réseau (pour vous apercevoir qu’effectivement, dans votre bureau comme dans votre salon, votre baignoire ou sur votre table de nuit, vous avez du réseau), vous contemplez l’appareil comme s’il s’agissait d’une bombe prête à vous exploser à la figure, et bondissez enfin lorsque la première sonnerie retentit.
Cela dit, il y a permanence et permanence. Trois cas de figure peuvent essentiellement se présenter : la semaine calme, la semaine normale et la semaine plutôt pourrie.
Il y a tout d’abord, et c’est de très loin la catégorie qui présente le moins de probabilités de se produire, la semaine calme. Parenthèse rarissime, qui peut en règle générale être scientifiquement localisée entre le 25 et le 31 décembre de certaines années, elle n’occasionne qu’une petite vingtaine d’appels par jour (suivant le principe, parfois aléatoire pourtant, que moins d’enquêteurs au boulot = moins de compte-rendus d’enquêtes au téléphone), et peut même vous faire connaître certaines journées sans garde à vue du tout, sans OPP4, sans rien de grave. Pour peu que le miracle soit total, aucune procédure ne paraît justifier d’être orientée en comparution immédiate ou en ouverture d’information de toute la semaine. Une telle conjonction de conditions astro-climatiques idéales peut aller jusqu’à permettre au petit substitut chanceux de tenter d’atteindre tranquillement le Graal du parquetier : le moment rare où vous pouvez regarder à droite, à gauche, dans et sur les placards, et même sur la tablette planquée derrière la porte où vous entassez tout ce à quoi vous ne savez pas quelle suite apporter, mais non, rien à faire, aucune procédure n’est en attente de traitement par vos soins. Vous avez fini votre courrier5 . Vos collègues vous regardent avec envie, les greffiers du bureau d’ordre avec amusement (ils sont en train de finir d’enregistrer la grosse pile qui atterrira dans votre case courrier pas plus tard que ce soir, ils savent donc, eux, que vous n’allez pas pavoiser longtemps), vous êtes fier comme un pou. Vous pouvez même vous payer le luxe, si l’occasion se présente,6 d’offrir un café dans votre bureau aux enquêteurs qui auraient eu l’idée de passer discuter d’une procédure avec vous.
Bref, tout vous paraît doux et velouté.
La semaine normale est sensiblement plus chargée, dans tous les domaines : davantage d’appels téléphoniques (à la louche, entre 40 et une petite centaine par jour) et des situations nécessitant un traitement à la fois rapide et lourd à mettre en œuvre.
Le grand classique tout d’abord : la comparution immédiate, évidemment. Des faits suffisamment graves (en majorité des violences aggravées, éventuellement des vols aggravés ou du trafic de stupéfiants), un mis en cause présentant généralement des antécédents judiciaires, le tout pouvant être circonscrit dans le cadre d’une procédure susceptible d’être réellement mise en état d’être jugée avant expiration de la garde à vue.
La procédure de CI, eu égard à son côté expéditif dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne favorise pas la construction sereine de la défense du prévenu, impose à tous des contraintes :
– aux enquêteurs d’abord, qui devront donc établir un dossier entier et carré, à bref délai (auditions de tous les protagonistes, des témoins, constatations matérielles, expertises éventuelles, etc) ;
– à l’avocat ensuite (le mis en cause à qui l’on indique qu’il va vraisemblablement faire l’objet d’une procédure de comparution immédiate refusant rarement d’être conseillé), qui devra, a minima, assister à l’acceptation par le prévenu de l’immédiateté du jugement, mais généralement se démener pour dénicher les pièces nécessaires à la défense de son client, dont il se doute bien qu’il va devoir tenter de le préserver d’une peine d’emprisonnement ferme dans quelques heures (bon, je n’épiloguerai pas sur les vicissitudes de l’avocat confronté à une procédure de CI, d’autres le feront mieux que moi) ;
– au service chargé de la POP (permanence d’orientation pénale – enquête de personnalité à la fois rapide et le plus détaillée possible, ce qui n’est pas facile à réaliser), souvent le service pénitentiaire d’insertion et de probation ;
– au greffe correctionnel ;
– aux trois juges destinés à composer le Tribunal, à qui vous annoncez soit que vous allez les obliger à tenir une audience pénale alors que leurs autres tâches les occupent déjà suffisamment, soit que vous allez ajouter un dossier supplémentaire à leur audience correctionnelle généralement bien chargée ;
– au juge des libertés et de la détention, pour peu que l’enquête soit clôturée un jour non ouvrable, à qui vous allez demander de placer le prévenu en détention provisoire jusqu’à sa comparution devant la formation de jugement ;
– à vous enfin, qui allez devoir alerter vous-même tout ce beau monde, en temps utile évidemment, vérifier par téléphone et fax, puis sur papier, que la procédure est régulière, vous procurer le casier judiciaire du mis en cause, rédiger le procès-verbal7 par lequel vous allez saisir le Tribunal et signifier du même coup à l’intéressé de quel(s) chef(s) vous le poursuivez, vous assurer de la transmission du dossier au président et à l’avocat (le cas échéant, aux avocats), et enfin aller requérir à l’audience en laissant votre téléphone de permanence sonner momentanément dans le vide, sauf si parmi vos collègues se trouve une âme suffisamment charitable pour se rendre à l’audience à votre place et vous laisser retourner à votre poste d’aiguillage, ou si votre CI se greffe sur une audience déjà existante (auquel cas le parquetier qui y soutient l’accusation, charitable ou pas, récupère votre dossier en plus des siens).
En moyenne, une à trois procédures par semaine seront orientées en CI.
Les faits d’une certaine gravité mais n’imposant pas de recourir à une CI pourront être traités par le biais de la convocation par procès-verbal, qui reprend plus ou moins le même processus dans sa première phase (à savoir, procédure bouclée, défèrement, procès-verbal de saisine du Tribunal), mais en diffère ensuite en ce qu’elle exclut la détention provisoire en vous permettant seulement de requérir du JLD un placement sous contrôle judiciaire ou de laisser le prévenu libre de contrainte, et surtout en ce qu’elle implique un passage devant le Tribunal correctionnel dans un délai compris entre dix jours et deux mois. Vos collègues du siège sont contents, l’avocat de permanence respire, le prévenu aussi.
La situation urgente n°2, c’est celle du signalement d’enfant en danger, qui nécessitera un placement immédiat au moyen d’une OPP, doublée d’une requête au juge des enfants compétent qui devra trouver un créneau dans son planning pour recevoir en urgence la famille. Le stress accompagnant ce genre d’événement provient du fait qu’il n’est pas toujours facile de distinguer une situation exigeant un placement instantané de celle qui ne le justifie pas, particulièrement quand on a le nez dans le guidon (enfin, dans le téléphone).
L’ouverture d’information judiciaire se produira quant à elle lorsque la nature (criminelle par exemple) des faits dont vous aurez à connaître ou la complexité prévisible des investigations à diligenter vous amènera à saisir le juge d’instruction de permanence, avec ou sans présentation du mis en examen potentiel, avec ou sans réquisitions aux fins de placement en détention provisoire.
À la fin d’une telle semaine, vous transmettez le barda à votre successeur, vous rentrez chez vous avec la satisfaction du devoir accompli, vous vous effondrez devant la télé pour regarder Koh Lanta8 ou quoi que ce soit qui ne mobilise pas davantage de neurones, et vous ne conservez que des séquelles mineures : une certaine propension, pendant les deux ou trois jours suivants, à décrocher le téléphone en disant permanence Parquet j’éc … oh, salut Maman (ou Marie TheGeek, subs … ahem, bonjour, je voudrais prendre rendez-vous pour un soin si c’est vous qui appelez), une allergie qui vous durera bien deux semaines au Printemps de Vivaldi9, rien de grave en somme …
Enfin, il y a la semaine plutôt pourrie.
Celle-ci commence généralement comme une semaine normale. Vous pourrez d’ailleurs croire, pendant un moment, que c’en est une.
Vous recevez tout d’abord la visite de votre juge d’instruction de permanence qui vous rappelle qu’il a prévu de procéder à quelques interpellations dans le cadre de l’un de vos dossiers de trafic de stupéfiants. Quelques ? Oui, quatorze, dès mardi. Ca tombera bien, ajoute-t-il, puisque vous serez tous les deux simultanément sur le pont. Par ailleurs, il vous remet gentiment en mémoire que vous avez un réquisitoire définitif à rédiger pour lui d’ici dix jours, le mis en examen étant détenu.
Vous jetez un oeil à la feuille de permanence fournie par le Barreau, qui vous apprend que l’avocat désigné pour la semaine est un cabinet spécialisé dans le droit fiscal et le droit des sociétés. Vous grimacez un peu, à l’idée que la permanence pénale sera en réalité assurée par plusieurs de ses confrères plus généralistes et/ou pénalistes, après qui vous allez devoir courir téléphoniquement car ils se repasseront le portable de fonction selon des arrangements internes et sans vous en avertir, mais rien de grave.
A 18 h 02, vous entendez biper votre fax, signal annonciateur d’un grand classique du vendredi soir : le signalement recommandant le placement d’enfants en danger par les services du conseil général. Vous en prenez connaissance en grognant, car vous savez qu’à l’heure qu’il est, les signaleurs ont déserté leur bureau, vous privant de toute possibilité d’obtenir d’autres éléments concernant la situation, et que vous n’aurez pas d’autre choix que d’envoyer immédiatement les policiers ou gendarmes compétents sur place. Vous êtes d’autant plus ravi que le rapport mentionne que la demande de placement a été envisagée dès lundi par le travailleur social affecté à cette famille, lequel a rédigé un premier compte-rendu à son chef de service dès le lendemain, ce qui a eu pour effet d’entraîner l’évocation de la situation le jeudi lors de la réunion hebdomadaire du secteur, la rédaction du rapport final ayant été achevée le vendredi, à 18 h 00 donc. En l’occurrence, les travailleurs sociaux vous recommandent le placement immédiat d’une fratrie de quatre gamins de 4 à 11 ans dont le cadre éducatif paraît pour le moins relâché. Les policiers dépêchés à leur domicile trouvent porte close, mais une patrouille récupérera les enfants dans un jardin public vers 20 h 30, leurs parents ayant choisi de partir en week-end entre amis sans eux. Le placement est justifié, vous contactez le foyer qui les accueillera (non sans mal, mais pas le choix) et leur faxez l’OPP, vous préparez votre quadruple requête au juge des enfants histoire que ça ne vous sorte pas de la tête lundi.
Samedi et dimanche vous fourniront l’occasion de vous rappeler que les enquêteurs se lèvent généralement plus tôt que vous. Appels dès huit heures, histoire de régler les gardes à vue de la nuit (au vu de leur nombre, et notamment de celui des gardés à vue pour conduite en état alcoolique – CEA – et violences diverses, vous soupçonnez qu’on a organisé la Fête de la bière dans votre département sans vous en avertir). Vous réalisez que deux des enquêteurs que vous redoutez le plus sont d’astreinte en même temps que vous :
– l’Horloge parlante : il vous rend compte d’une garde à vue, vous lui indiquez que vous allez demander le casier judiciaire du mis en cause pour prendre une décision appropriée (opération qui produit généralement effet en un quart d’heure à une heure). Il vous laisse donc vingt minutes avant de se mettre à vous rappeler méthodiquement toutes les 300 secondes. Quand le téléphone sonne au quatrième top, vous savez que c’est lui. A son neuvième appel, vous commencez à vous demander si l’enquêteur, par hasard, ça ne serait pas bon à cuisiner en méchoui. Au quinzième appel, une réplique de type “brassica”10 vous monte aux lèvres, bien qu’elle ne doive jamais vous échapper, rien ne justifiant de traiter un enquêteur comme une bouse.
– le GPS (également dit “le Nicolas Hulot”) : il tient à vous faire vivre, en direct au téléphone, la moindre progression de son enquête. “Allô, Mme le Procureur, nous quittons le service pour nous rendre chez le mis en cause, je vous rappelle” ; “Allô, Mme le Procureur, nous sommes arrivés au domicile de l’intéressé, nous toquons à l’huis11 et entendons des pas, je vous rappelle” ; “Allô, Mme le Procureur, nous entamons la discussion avec le mis en cause, je …” oui, oui, il vous rappelle.
Vous passez donc l’essentiel de votre samedi au bureau, à jongler entre les demandes de casier et les appels téléphoniques, ce qui vous permet de vous remettre en mémoire une caractéristique amusante des deux enquêteurs susdécrits : lorsque votre ligne fixe leur renvoie un signal “occupé”, ils appellent sur votre portable, histoire de vérifier si, par hasard, le fait que vous ayez deux oreilles ne signifierait pas que vous avez également deux cerveaux susceptibles de fonctionner simultanément. Le tout en quinconce, bien entendu, sinon ce n’est pas drôle.
Le dimanche, le casier judiciaire est fermé, mais les affaires de violences qui marchent de pair avec les samedis soirs vous tiennent bien occupée. En fin d’après-midi, un appel du commissariat vous apprend que Mike, 19 ans, vient d’être appréhendé après avoir commis son douzième vol aggravé. Comme tous vos collègues, vous connaissez malheureusement plutôt bien les antécédents de Mike, même sans casier : avant sa majorité, il avait déjà écopé de plusieurs peines d’emprisonnement ferme, et ne s’est pas arrêté ensuite. Vous demandez donc à l’OPJ de mettre le dossier en état pour une comparution immédiate le lendemain, à 14 heures, et prévenez le service chargé de la POP.
L’un des premiers coups de fil du lundi matin émanera de l’un de vos collègues juges, qui a coutume de passer les journées où il est de permanence CI à appeler le Parquet pour savoir si “y a une compaaaaaa ?…”. Vous lui répondez donc par l’affirmative (pour la première fois de la semaine, car vous aurez droit à la même question, au minimum, deux fois par jour jusqu’à vendredi), et lui précisez même que Mike ne sera pas le seul à comparaître de façon accélérée devant le Tribunal correctionnel, ce jour-là . Vous orientez également en CI Pascal, multirécidiviste de la CEA. Les dossiers vous arrivent en état entre midi et deux, vous procédez aux défèrements12, et allez requérir à l’audience. Peine-plancher ferme pour Mike, lourde peine d’emprisonnement doublée d’une mise à l’épreuve et d’une confiscation du véhicule pour Pascal, les deux étant depuis longtemps inaccessibles au sursis. A votre retour, vous constatez que parmi les nombreux appels en absence (qui vous promettent de passer un temps considérable à écouter du Vivaldi dans les deux prochaines heures, quand vous essayerez de remettre la main sur les enquêteurs qui se seront cassé le nez) figure le numéro du parquetier général de permanence. Hiérarchie oblige, c’est lui que vous rappelez en premier. Pour apprendre qu’il souhaitait juste effectuer à votre égard un aimable rappel à l’ordre : à la lecture du journal local, il s’est aperçu que vous ne lui aviez pas signalé qu’un habitant de votre ressort s’était fait mordre par son teckel, samedi. “Mais, euh … il n’y a pas d’infraction ?” croyez-vous pouvoir lui répondre. Certes, vous rétorque-t-il, mais il y a une directive de la Chancellerie qui exige une information immédiate du Parquet général de chaque affaire de morsure de chien. Vous vous inclinez donc, en promettant un rapport écrit immédiat à votre supérieur, et en souhaitant de tout coeur une violente thrombose hémorroïdaire à celui qui a eu l’idée de créer ladite directive, dans l’objectif probable d’en nourrir une micro-ligne des “chiffres clés de la Justice” (et encore).
Vous sursautez dans votre lit (la journée ayant été longue) en entendant votre téléphone sonner à 23 heures passées. On vous annonce une découverte de cadavre, apparemment orné d’un impact de balle en plein front, dans une voiture garée sur la voie publique. Vous vous rendez sur place, constatez que vu l’aspect du corps et l’absence d’arme autour de lui, le suicide n’est probablement pas l’hypothèse la plus plausible, saisissez le service de police judiciaire compétent, assistez au premier examen de corps par le médecin légiste, avisez des faits votre Procureur et le parquetier général (oui, celui du teckel), et voyez crépiter les flashes des journalistes arrivés sur les lieux (vous vous retrouverez en première page dès demain, téléphone à l’oreille et yeux bouffis – non, vous ne vous êtes pas remaquillée avant de venir, quand même). Vous programmez l’autopsie pour le lendemain soir, et rentrez chez vous en exigeant d’être tenue informée, heure par heure, du déroulement des investigations. Ce qui sera fait, et vous enverra (tenter de) dormir sur le canapé.
Mardi matin, vous êtes arrivée tôt au bureau, histoire de vous débarrasser de vos rapports écrits concernant le probable meurtre et l’affaire du teckel. Etienne, votre juge d’instruction de permanence, vous prévient que les quatorze gardes à vue ont démarré, comme convenu. Comme il est consciencieux, il se fait faxer l’ensemble des auditions au fur et à mesure, et vous en apporte systématiquement une copie.
L’enquêteur que vous surnommez collectivement l’Extra-terrestre vous appelle ensuite, et il est en forme : il souhaite obtenir votre autorisation pour faire procéder à des recherches d’ADN sur deux gants dépareillés et un paquet de cigarettes, trouvés sur un parking où était garée une voiture dont les quatre jantes (valeur approximative : 300 euros) ont été volées quelques nuits auparavant. Coùt prévisionnel de l’expertise : plus de 1000 euros. Vous refusez, estimant que les sous du contribuable pourront être mieux dépensés. Et recevrez ensuite un appel demandant explication de votre décision par le supérieur hiérarchique du farfelu. Et irez prévenir votre Procureur de la probable demande d’explication que le supérieur du supérieur risque de lui adresser à son tour.
Une affaire de violences avec arme se présente (un habitué de vos services a porté plusieurs coups de couteau-papillon à un passant qui l’avait simplement croisé de trop près à son goût sur le trottoir), vous prévoyez une CI pour le lendemain. Les enquêteurs trouvant néanmoins l’auteur quelque peu instable, vous contactez un expert psychiatre pour procéder en urgence à un examen.
Tiens, un autre juge d’instruction débarque dans votre bureau : vous lui aviez ouvert un dossier de disparition inquiétante lors de sa dernière permanence, et il semblerait qu’il s’agisse en réalité d’un meurtre, commis par le frère du disparu, sur lequel pesaient des soupçons de plus en plus lourds ces derniers jours. Placé en garde à vue en début d’après-midi, il a spontanément avoué avoir occis et enterré son frère en pleine forêt. Le juge va rejoindre les enquêteurs sur les lieux. Enfin, sur la zone, les déclarations de l’intéressé n’étant guère précises en termes de localisation. Vous, vous ne pouvez pas y aller, vous êtes d’autopsie. A ce propos justement, votre Procureur passe vous informer qu’il vous délègue la communication avec la presse sur cette affaire, et que d’ailleurs, France 3 arrive dans 20 mn. Vous les entendez effectivement débouler dans le couloir, caméra au poing, et vous retrouvez à répondre à une batterie de questions auxquelles vous tentez d’apporter une réponse pertinente, mais franchement, des fois, ils n’y mettent pas du leur. C’est ainsi que le soir même, la région entière vous verra répondre à la question “Et que croyez-vous que l’autopsie puisse apporter à l’enquête ?” d’un “Elle pourrait nous aider à déterminer les causes de la mort !” légèrement hilare, donc pour le moins inapproprié.
Vous vous rendez à la morgue, où vous assistez à l’autopsie du corps découvert la veille en compagnie des enquêteurs, qui en profitent pour vous aviser qu’ils suivent notamment la piste d’un règlement de comptes entre trafiquants de stups (profession exercée de son vivant par l’intéressé). En pleine extraction des deux balles logées dans la boîte crânienne, le juge d’instruction n°2 vous appelle pour confirmer que le cadavre du frère disparu vient enfin d’être retrouvé. Vous rappelant que la disparition remonte à trois semaines, vous lui souhaitez bon courage, et vous dites que vous n’êtes finalement pas si mal dans votre salle d’autopsie.
Rentrée à votre domicile, vous êtes informée de l’interpellation de l’auteur présumé de trois incendies d’église.
Le lendemain matin, vous vous rendez au commissariat avant d’aller au palais, afin de prolonger la garde à vue de M. Papillon, qui vient de rencontrer l’expert (lequel le juge responsable de ses actes, votre CI se confirme donc). Les policiers vous demandent au passage s’il ne serait pas possible de profiter de la présence du psychiatre pour lui présenter l’incendiaire, dont les déclarations depuis la veille, si elles concordent avec les faits constatés, paraissent un peu … décalées. Vous demandez donc à vous entretenir avec l’intéressé, qui vous accueillera d’un “Ah, Mme le Procureur, je suis content de vous voir, je voulais vous signaler que le service est déplorable dans cet hôtel de police ! Et je m’y connais : je suis ambassadeur à l’ONU.” Hum, la visite du psychiatre paraît effectivement opportune. Une heure après, vous lèverez la garde à vue, sur avis de l’expert, et l’homme fera l’objet d’une hospitalisation d’office.
Vous regagnez votre bureau, où vous préparez le défèrement de M. Papillon, ainsi que d’un auteur de violences conjugales interpellé la veille que vous avez choisi de poursuivre par convocation par procès-verbal. Aujourd’hui est jour d’audience correctionnelle : vous ne descendrez pas à l’audience, l’un de vos collègues se chargera de votre dossier, pendant que vous vous occuperez, entr’autres, de prendre les réquisitions de placement sous contrôle judiciaire ou en détention provisoire dans l’affaire de trafic suivie à l’instruction (trois débats contradictoires devant le JLD aujourd’hui), et de rédiger vos rapports au Procureur général dans les deux affaires de meurtres et celles de vos deux gardés à vue du matin (après compte-rendu verbal, bien sûr).
La PJ vous informe, dans l’après-midi, du placement en garde à vue d’un suspect dans l’affaire de meurtre de lundi soir. Vous vous tenez également au courant auprès du juge d’instruction du déroulement de l’autopsie du corps retrouvé dans les bois. Un parquetier général (qui n’est pas de permanence) vous appelle pour vous demander de rédiger dès que possible un rapport écrit concernant un classement sans suite auquel vous avez procédé il y a quelques semaines, et qui a été contesté par la plaignante. Ca peut peut-être attendre la fin de la permanence ? Un gros soupir, précédant le “Si vrrrrrraiment vous manquez de temps …” qui vous répond, vous indique qu’il vaudrait mieux tenter de faire en sorte que la chose soit expédiée aujourd’hui. Vous rentrez chez vous, le soir venu, en prenant la ferme résolution de vous mettre à boire dans les plus brefs délais (surtout que vous avez toujours trouvé que “Bloody Mary” était un très joli nom).13
Jeudi, vous commencez à en voir le bout, même si la journée s’annonce riche : quatre débats contradictoires devant le JLD dans l’affaire de trafic, présentation du frère homicide devant le juge d’instruction. Vu l’enchaînement des présentations et le nombre d’appels téléphoniques qui se succèdent, vous décidez d’attraper un sandwich qui vous permettra de respecter le timing du JLD. Au moment de sortir en faire l’acquisition, à 12 h 11 exactement, vous recevez l’appel du Genésiste, aimable enquêteur qui n’a qu’un défaut, mais de taille : l’incapacité absolue de rendre compte d’une affaire sans mentionner au préalable toute une succession d’événements (le Big Bang, les dinosaures, la construction des pyramides, le disco) qui vous intéresseraient considérablement en temps normal, mais là , non. Plus d’un quart d’heure plus tard, il conclut l’exposé de son escroquerie à la nigériane en vous déclarant que “c’est pour ça que vraisemblablement, on n’arrivera pas à mettre la main sur l’auteur.” Vous balbutiez quelque chose qui ressemble à “Mais … mais … vous voulez dire qu’on est en auteur inconnu ?” “Oui ! Je vous appelais pour vous demander si je transmettais la procédure pour un classement sans suite code 71 !”. Genou à terre, vous capitulez, décidez de ne pas affronter le monde extérieur pour le moment et de régresser tranquillement dans votre bureau autour d’un thé et d’un paquet de gâteaux.
Quatre débats contradictoires et la prolongation de garde à vue du tueur présumé sur voie publique plus tard, vous recevez un appel alors que vous rentrez chez vous : le JLD se demande où vous êtes, tout le monde étant prêt, on n’attend que vous. Le temps que vous fassiez frénétiquement le compte des stupeux qui ont été présentés aujourd’hui, vous réalisez que vous avez passé à la trappe le débat concernant l’homicide fraternel. Vous faites donc volte-face et repartez ventre à terre au Palais.
La dernière nuit aurait presque été reposante si vous n’aviez pas eu affaire, tout d’abord, à une vieille scie de la permanence : le directeur d’hôpital qui vous demande la permission d’opérer un mineur inconnu, pour l’instant dépourvu de parents identifiés, qui a été victime d’un accident de la circulation routière et risque de mourir dans l’heure sans intervention chirurgicale. Vous expliquez, le plus aimablement possible, qu’il n’entre pas dans vos prérogatives d’accorder une telle autorisation, et que l’urgence décrite permet et impose au médecin d’intervenir sans pouvoir être ultérieurement inquiété. Le directeur est content, mais il préférerait que vous le lui mettiez par écrit. Le temps que vous rédigiez, imprimiez et faxiez le résumé des dispositions légales applicables, vous recevez un coup de fil d’un grand Parquet de région parisienne, qui a fait interpeller sur votre ressort plusieurs individus, au nombre desquels la mère d’un enfant de deux ans, et aimerait bien que vous placiez celui-ci auprès de vos services sociaux au cas où les siens n’auraient pas les ressources nécessaires pour venir récupérer le petit tout de suite. Vous répondez que n’ayant aucun critère de compétence concernant cet enfant, vous préféreriez qu’il vérifie si ses services peuvent assurer le placement. Votre collègue en est d’accord, et vous rappelle une demi-heure plus tard pour vous informer qu’en fait, il gèrera le placement lui-même avec ses services sociaux, mais “Merci quand même d’avoir pris la situation en compte !”. Mais je vous en prie, camarade.
La dernière demi-journée se passe toujours mieux que les autres, puisqu’elle est la dernière. Tiens, la Fête de la bière semble avoir pris de l’avance ce week-end, le nombre de gardes à vue pour CEA au commissariat principal de votre ressort est impressionnant. Tiens, une garde à vue illégale (prise pour défaut d’assurance, délit non susceptible d’emprisonnement)14 vient de démarrer, que vous levez immédiatement. Les comptes-rendus effectués, vous prévoyez deux comparutions immédiates pour l’après-midi dans deux affaires distinctes de vols aggravés, et délivrez des COPJ15 dans la plupart des autres affaires avant de lever les gardes à vue. Une heure après, un malheureux policier vous appelle pour vous informer qu’il a confondu la nouvelle photocopieuse du service avec la broyeuse, au moyen de laquelle il a détruit les six COPJ qu’il venait de délivrer, les gardés à vue ayant bien entendu déjà quitté les lieux.
Vous finissez votre vendredi avec trois défèrements (les deux comparutions immédiates et l’ouverture d’information pour homicide volontaire, assortie de réquisitions de placement en détention provisoire) et une forte envie, que vous clamez aux oreilles de qui veut entendre, de devenir juge. Civiliste si possible. Vous souhaitez bon courage au collègue qui prend votre suite, en déversant le matériel idoine sur son bureau. Une dernière tournée de rapports au Parquet général, et c’est terminé pour ce mois-ci.
Vous regagnez enfin votre domicile, où votre conjoint vous retrouve avec joie (non sans mentionner au passage que votre stock de conserves est épuisé et qu’il n’a plus un pantalon de propre). Vous n’arrivez même pas à regarder Koh Lanta, ce qui ne vous empêchera pas de faire des rêves compliqués à base de gendarmes faisant rôtir Moundir à la broche. Et vous appréhendez quelque peu votre prochaine permanence, tant il est vrai que tel Jack Bauer16, vous avez toutes les chances de replonger dans la semaine la plus longue de votre vie dans les six mois qui viennent.
Et pourtant, quand quelques années plus tard, vous aurez basculé côté siège, le simple fait d’évoquer une telle semaine vous donnera irrésistiblement envie de retourner au Parquet. D’ailleurs, il serait peut-être temps pour moi d’y penser …
- Vous me direz que je pourrais aussi ne pas parler du tout, ou alors pas de moi, mais ce serait finalement mal me connaître [↩]
- et même, en l’occurrence, à refaire, misère [↩]
- bon, ça, ça ne concernait peut-être que moi [↩]
- ordonnance de placement provisoire [↩]
- pas celui de vos fans – il y en a – ni de vos justiciables mécontents – il y en a plein -, mais les procédures envoyées par courrier par les services d’enquête, pour examen [↩]
- si, par quelque étonnant hasard, la fin de cette phrase devait se transformer en de boire une coupette de sang tiède dans votre donjon, en écoutant les hurlements des condamnés jetés sur votre ordre dans les culs de basse-fosse, tout en caressant distraitement la tête de votre crotale/tarentule domestique, il faudrait évidemment envisager l’éventualité que Maître Mô se soit fait plaisir dans mon dos et sur celui des parquetiers, catégorie d’êtres humains (si, si) qu’il ne semble pas toujours comprendre. [↩]
- ce document comportant notamment les qualifications développées de chaque infraction et les déclarations du mis en cause [↩]
- chez moi, les permanences se déroulaient du vendredi au vendredi, ceci explique cela [↩]
- fréquemment utilisé comme musique d’attente par les standards de nombreux services de gendarmerie [↩]
- Evidemment, si vous n’avez pas lu “Astérix chez les Belges”, cette phrase est incompréhensible [↩]
- l’honnêteté – et l’idée que Tinotino va s’étrangler en lisant cela – me pousse à reconnaître qu’il s’agit là d’une expression plus fréquemment employée à l’écrit, mais elle m’a toujours fait sourire, je fais donc comme si [↩]
- à ce propos, pour reprendre un débat mené chez Eolas ces jours-ci, j’ai toujours avisé l’avocat du futur prévenu de l’heure du défèrement, en l’invitant à y assister si bon lui semblait – mais n’ai jamais hésité à y procéder en son absence, surtout qu’un certain nombre d’entre eux me répondaient poliment qu’ils préféraient consacrer ce temps à prendre connaissance du dossier plutôt que d’assister à un acte ne prévoyant pas leur intervention [↩]
- Résolution bien entendu abandonnée sous 48 h, la fatigue étant mauvaise conseillère [↩]
- bien que certains avocats expriment une opinion divergente, vous êtes convaincue que ce n’est pas possible [↩]
- convocations par officier de police judiciaire [↩]
- d’où le titre ! [↩]
Je réagis avec retard, mais j'ai quand même une question
Au vu de tout ce que vous faites pendant vos semaines de permanence, il vous reste quelque chose à faire pendant les semaines normales, à part dormir pour être pret pour la prochaine permanence ?
On a l'impression que le parquetier de permanence se prends toutes les nouveautés de la semaine. Alors il doit bien y avoir dans le tas des dossiers à suivre, mais au bout de 15 jours, un certain nombre sont clos, j'imagine. Et dans tous les cas, ça doit pas faire un plein temps, si vous avez pu tous les ouvrir en même temps... Quelles sont les autres délices de votre quotidien normal, histoire d'être sur que vous ne vous ennuyez pas au travail ?
S'il y a bien une chose dont on soit sûr en prenant un poste au Parquet, c'est que l'on n'aura jamais le temps de s'y ennuyer !