“S’en aller“… Non, vraiment, il n’allait pas en être question, ni cette nuit, ni demain, apparemment – on était d’ailleurs sans doute déjà demain, il n’avait plus de montre…
Jean-Marc avait fini par réussir à s’endormir, si on peut considérer que sombrer dans des rêves peuplés de cauchemars, en se sentant crasseux et profondément blessé, seul, sur une sorte de planche de bois épais scellée au mur, et en grelottant tant de fatigue nerveuse que de froid, puisse ressembler en quoi que ce soit à “s’endormir”…
Ils l’avaient réveillé, d’autres policiers que Christelle, au bout de deux ou trois heures de ce “repos”, pour lui faire signer des papiers concernant le déroulement de sa garde à vue, apparemment – l’avocat, Maître Mussipont, lui avait bien dit de tout lire soigneusement avant de signer, mais il ne l’avait pas fait, trop abruti de fatigue et de peur ; et ce n’était que de la paperasse, avait indiqué l’un des flics, assez sympa – qui lui avait aussi dit qu’il avait “de la chance”, il y avait relativement peu de monde, cette nuit-là, il avait une cellule pour lui tout seul. Bien de la chance, oui…
Il s’attendait aussi à être à nouveau interrogé, il le redoutait ardemment ; mais rien ne s’est passé, en définitive, même s’il n’avait pas su ensuite retrouver le sommeil.
Le petit jour, sale et gris apparemment, l’avait trouvé les joues crissantes et les yeux bouffis, le cerveau en vrac à force de s’être posé des questions auxquelles il ne pouvait apporter aucune réponse valable. Toute l’équation de ce qu’il vivait depuis hier soir pouvait se résumer à ceci : il savait, évidemment, que Dalila mentait, totalement, et qu’elle l’avait fait sur la base d’un incident quant à lui en tous points réel, ce qui donnait force et vie à ses mensonges ; et, pour autant, lui-même refusait d’admettre qu’elle puisse commettre ce mensonge-là, qu’elle puisse l’accuser, lui, comme ça, de l’avoir violée. Il savait que c’était bien ce qu’elle faisait, mais cette réalité dépassait son entendement – ou ce qu’il en restait.
Christelle était venue lui rendre visite, tôt comme promis, l’air assez fatigué elle aussi, pensa-t-il en la revoyant, et pas triomphaliste pour un sou, même s’il l’assimilait désormais à son malheur, même si elle le tenait à sa merci. “Bonjour, Monsieur Caron. Je suppose que vous n’avez pas très bien dormi..?” Il n’avait pas répondu, la regardant juste, son visage parlant pour lui. – “Bon… Je ne vais pas vous redire que tout serait plus simple, et qu’on aurait notamment pu vous épargner cette nuit ici, si vous disiez la vérité : je pense que vous le savez…” – “Je vous ai DIT la vé...” Elle l’avait interrompu d’un geste : “Je vois que la nuit ne porte pas forcément conseil, d’accord, d’accord… Bon, allez, café, et on y retourne.”
Elle lui en avait offert un, de café, dans son petit bureau qui ressemblait à tout sauf à une salle de torture ; il l’avait remercié timidement, et avait osé demander, sans trop y croire, si elle pouvait lui accorder aussi une cigarette, il fumait beaucoup et était en manque ; elle avait froncé les sourcils, mais, à sa grande surprise et sans un mot, elle avait appelé il ne savait qui par téléphone, demandant s’il “pouvait prendre une clope dans la fouille de son gardé à vue” et la lui monter, et il avait pu la fumer, là, devant elle, silencieusement – et ce café et cette cigarette avaient été les meilleurs de sa vie. Ils les avait terminé pendant qu’elle le regardait toujours, sans rien dire, et puis, les deux mains au-dessus du clavier de son ordinateur, le lieutenant Denisel l’avait réattaqué, bille en tête : “Vous m’avez indiqué dans votre précédente audition que vous ne saviez plus quand vous vous étiez écorché la main ; la mémoire vous-est elle revenue, à présent ?” La pause-gentillesse venait de se terminer, et ça avait recommencé, presqu’à l’identique, toute la matinée : questions, réponses, nouvelles questions, nouvelles réponses, emportements, retours au calme, nouvelles questions…
Il n’avait rien lâché, évidemment, il n’avait à aucun moment fait ce pour quoi sa contradictrice travaillait manifestement exclusivement : des aveux ; au contraire, elle lui avait demandé à la fin s’il voyait autre chose à dire pour l’instant, et il avait fait noter une déclaration solennelle d’innocence, ajoutant qu’il comprenait qu’elle fasse son travail si on lui avait bien dénoncé de tels faits, mais qu’il s’agissait de mensonges, qu’il ne voyait plus comment lui répondre, et que, maintenant, il voulait qu’on le croie, lui “aussi”, et que ça cesse, il n’avait rien fait de mal. Il avait ajouté qu’il souhaitait que Dalila répète ses accusations devant lui, affirmé qu’il ne l’en croyait pas capable, et que le lieutenant verrait alors qui des deux mentait.
Sur ce dernier point, il avait reçu une nouvelle claque. Le procès verbal qu’il avait signé s’achevait par la mention de la réponse du lieutenant de police : “Nous informons Monsieur Caron que l’expert psychologue qui a examiné la jeune Dalila a relevé “un état de choc post-traumatique important, une confrontation avec son agresseur étant totalement contre-indiquée à ce stade, Dalila n’étant pas en mesure d’y faire face sans risques pour son intégrité psychique” ; qu’en conséquence, la mise en présence réclamée n’est pas envisagée en l’état“.
Il comptait pourtant beaucoup sur cette confrontation, il restait au fond de lui persuadé que Dalila n’était pas foncièrement méchante, qu’elle ne pouvait, quelles que soient ses véritables motivations, pas lui en vouloir à ce point, qu’en le voyant là et dans son état, elle ne pourrait pas maintenir ses terribles accusations… Il s’en était, naïvement, ouvert à Christelle : – “Bon sang, c’est trop facile ! Je suis certain que devant moi, elle cesserait de m’accuser…” – “C’est fort possible, Monsieur Caron, c’est fort possible ; mais, même si c’était le cas, ça démontrerait seulement sa grande fragilité, et ça lui ferait mal. On ne veut pas lui faire plus de mal encore, n’est-ce pas..? Ne vous inquiétez pas : il y en aura une, de confrontation, si vous restez sur vos dénégations ; plus tard, chez le juge, quand elle pourra le supporter un peu mieux…”
Elle l’avait ramené en cellule sur ces paroles terrifiantes pour lui : “plus tard, chez le juge“…
Il était à nouveau resté seul trois bonnes heures, se refusant à penser à ce que ce merdier allait devenir, mastiquant un sandwich rassi, et tentant comme il le pouvait encore, littéralement vidé déjà, de se préparer au mieux pour les suites immédiates : encore des questions…
Deux fois, à nouveau, ils l’avaient “repris”, l’après-midi.
Christelle seule, d’abord, qui avait commencé par lui faire visualiser l’intégralité de la déposition de Dalila, gravée plus tôt sur DVD, qu’il avait regardé sur son écran d’ordinateur, en sentant, littéralement, ses cheveux se hérisser sur sa nuque : objectivement, le plus objectivement possible, ce qu’il voyait au fil des déclarations accablantes de la jeune-fille, c’était une petite gamine terriblement convaincante et fracassée, profondément émouvante, qui décrivait la pire des horreurs – ça lui paraissait invraisemblable, mais même lui la plaignait ! Et il avait encore suffisamment de lucidité pour comprendre l’impact de ces accusations sur les convictions de Christelle, et à vrai dire sur quiconque les entendrait en voyant celle qui était encore une petite fille avoir si mal…
Sentant la fin de l’enregistrement arriver, et sachant qu’évidemment la policière allait immédiatement ensuite lui demander de réagir, il s’était forcé à se reprendre, c’est à dire à songer à lui, et à ce qu’il fallait bien appeler sa “défense”, percevant le piège que ses phrases pouvaient devenir, juste après avoir vu “ça” : trop dures, et lues hors contexte sur le futur procès verbal, il serait forcément un monstre sans cœur ; mais, pas suffisamment carrées, il se mettrait en position de faiblesse et tout ce qu’il dirait de sa compassion ressemblerait à un début de remord…
Il résolut de dire, simplement, ce qu’il pensait vraiment. Sincérité apparente pour sincérité réelle, la sienne valait peut-être quand-même quelque chose, dans ce monde incroyablement brutal où il croupissait depuis des heures : “Écoutez, je suis désolé pour cette enfant ; je vois qu’elle souffre, je vois bien qu’elle a réellement subi quelque chose, c’est l’évidence, si elle ne parlait pas de moi mais était venue me raconter la même chose de la même façon, je vous le dis, je l’aurais crue immédiatement, ça m’aurait bouleversé – bon sang, elle me bouleverse, même là, maintenant, dans la position où je suis. Seulement, voilà : il se trouve qu’elle m’accuse de cette horreur, et ça, je vous affirme que c’est faux : je ne suis pas le responsable de ça, je ne lui ai rien fait. J’ignore pourquoi elle m’en accuse, j’ignore ce que mon geste, qui était je le répète encore totalement anodin, a provoqué en elle, mais le fait est que ce qu’elle dit du reste est totalement faux : à aucun moment je n’ai eu la moindre intention de lui faire de mal, aucun…”
Il avait dit ça en regardant Christèle dans les yeux, de tout son reste de forces ; un instant, il avait pensé l’avoir touchée, il avait vu son regard vaciller, il lui avait semblé que son visage perdait un peu d’assurance… Mais, sentiment réel ou imaginaire de sa part à lui, elle avait rapidement repris la parole : “Comme vous l’indiquez, Monsieur Caron, l’une de vos difficultés est que Dalila n’a strictement aucun intérêt, de votre aveux même, à vous accuser de ces faits, si vous ne les avez pas commis. Je vous rappelle d’ailleurs qu’elle les a révélés non pas spontanément, mais par accident, ce quelques minutes à peine après s’être enfuie de la classe où vous vous trouviez, seul… Non seulement elle n’y a pas d’intérêt, mais vous avez pu constater à quel point en parler lui était difficile… Monsieur Caron, vous venez de constater vous-même l’évidente souffrance de Dalila : confirmez-vous qu’il s’agit d’une menteuse ?”
“Oui, putain de merde, et toi une dingue de la croire !”, aurait-il voulu hurler ; mais il ne l’avait pas fait, il avait répondu que sa souffrance était évidente, mais que son mensonge l’était aussi, pour lui qui savait la vérité. Et les questions avaient recommencé…
Vers dix-sept heures, un expert, dont il n’avait pas bien compris s’il était psychologue ou psychiatre, ou les deux, s’était entretenu environ une demi-heure avec lui. Il lui avait expliqué que sa mission était d’indiquer s’il souffrait d’une quelconque pathologie mentale, et plus généralement de dresser un état des lieux de son psychisme – Jean-Marc ne redoutait rien de tout ça ; et ça lui avait fait une sorte de récréation, l’homme était sympathique, courtois, ses questions ouvertes et portant bien plus sur lui-même et ses ressentis que sur l’affaire ; il s’était exprimé sans malice, notamment sur la dureté de sa garde à vue, sur l’extrême douleur qu’il ressentait à être là, son sentiment d’injustice extrême, exacerbé par une fatigue désormais colossale. Et il avait, rapidement mais fermement, à nouveau nié les faits, évidemment.
Il ne le saurait que plus tard, mais le rapport d’expertise dirait qu’il n’était affecté d’aucun trouble mental, sauf à relever une légère tendance dépressive liée à sa situation, et qu’il s’agissait d’un sujet socialement intégré, doté d’un QI supérieur à la moyenne. Certes. Mais aussi, en vrac, qu’on relevait chez lui une “tendance à se présenter sous son meilleur aspect“, qu’il se “tenait constamment sur la défensive“, que certains de ses traits de caractère, tels “une certaine immaturité“, et surtout un “égocentrisme“, une “incapacité à se remettre en cause“, se “retrouvent chez de nombreux abuseurs sexuels“, qu’il “discréditait la victime“, pour laquelle il “n’éprouvait pas de réelle compassion“, que ses regrets “ne portaient que sur sa situation présente exclusivement“, qu’il “n’éprouvait aucun sentiment de culpabilité” : tout ceci était, peu ou prou, vrai, naturellement ; mais, lu par quelqu’un qui le croyait coupable, ce rapport était accablant – “comme souvent“, lui dirait son avocat d’un air las…
Et puis, le soir, alors qu’à nouveau il s’était vaguement endormi, assis sur sa planche et comme drogué de fatigue, Christelle l’avait à nouveau entendu, mais cette fois plus toute seule : Jean-Marc avait reconnu, à ses côtés, le bureau de Christelle semblant encore plus minuscule, le policier qui était venu le chercher chez lui avec elle, cent ans plus tôt – en réalité, une seule petite journée, mais la plus longue de toute sa vie…
Et ce nouvel interrogatoire, qui s’était terminé tard, la nuit tombée, avait été le plus terrible de tous.
Oh, pas tant parce que les désormais sempiternelles mêmes questions lui avaient été à nouveau posées, et posées encore : il les connaissait désormais si bien qu’il avait l’impression d’avoir passé sa vie à y répondre, ses réponses en devenaient presqu’automatiques, épuisement aidant ; pas tant non plus parce que ses Grands Inquisiteurs personnels étaient désormais deux, et lui faisaient peu ou prou le coup du gentil et de la méchante – il avait beau ne rien connaître de l’univers judiciaire, il avait la télé, quand-même, et ne s’était jamais laissé aller à considérer le nouveau venu, Bruno, comme un allié – en alternant les questions encore plus rapidement à présent, à la mesure inverse de sa capacité à répondre vite, qui s’émoussait sérieusement désormais…
Non, ce qui avait été très dur, et terriblement déstabilisant, c’est d’apprendre, au fil de l’interrogatoire, que le dénommé Bruno, le sympathique Bruno, n’avait pas chômé, pendant que Christelle essayait de faire craquer Jean-Marc, et qu’il avait entendu de son côté nombre de ses proches, aussi bien professionnels que familiaux. Savoir que ça allait devoir être fait, le comprendre intellectuellement, est une chose ; apprendre que ça y était, ses collègues et amis savaient qu’il était en garde à vue pour viol, probablement que la victime supposée était une élève, Dalila donc, forcément, en était une tout autre… Et que sa chère Manu avait, elle aussi, été entendue, sur les mêmes thèmes dont il savait maintenant qu’ils n’étaient emprunts d’aucune pudeur, qui plus est à quelques mètres de lui, une tout autre chose encore…
Il avait fondu en larmes plusieurs fois, lors de cette audition – il regrettait vaguement de “leur” offrir cette satisfaction, mais il était tellement vidé qu’il aurait été bien incapable de se contenir, quand bien-même il y aurait songé.
D’abord, un peu, lorsque Bruno lui avait donné lecture de quelques extraits de certaines des dépositions recueillies le jour même dans son entourage professionnel – il se souvenait des conseils de l’avocat, il avait demandé l’autorisation de lire lui-même les procès verbaux, mais on lui avait répondu que rien ne le prévoyait légalement, et que son avocat avait eu tort de le lui faire croire – ce qu’il trouvait aussi, du coup, il s’était senti bête…
Celle de Thomas, son meilleur élève, son futur écrivain, une perle, avait commencé à la démolir : “On le trouvait parfois très dur, spécialement avec les plus faibles, comme Dalila… Je n’ai jamais remarqué de geste déplacé, mais c’est vrai qu’il lui arrivait souvent de demander à certains élèves de rester seuls avec lui, après la classe… La dernière fois, il a fait une blague qui a “foutu la honte” à Dalila, ça l’a fait sourire, je n’ai pas aimé… Dalila est gentille, je n’ai jamais remarqué qu’elle raconte des histoires…” Jean-Marc, ici encore, le constaterait plus tard : les points de suspensions raccourcissant ces déclarations de Thomas retournaient en fait complètement ses propos, le garçon ayant en réalité affirmé qu’il n’y croyait pas du tout, qu’il s’agissait d’un excellent professeur qui poussait tout le monde vers l’excellence, que son humour était parfois un peu vachard mais que personne ne s’en plaignait, et que s’il avait de l’estime pour Dalila, il savait aussi qu’elle était un peu solitaire et un peu particulière, renfermée… Mais pour l’instant, et à l’écoute de ces seuls “extraits choisis”, il avait baissé la tête, ému, blessé, et avait seulement marmonné en réponse qu’il s’agissait là de l’opinion de Thomas, pas d’un témoignage – il avait dû ensuite batailler un quart d’heure sur la fréquence de ses tête-à-têtes avec les enfants, puisqu’il avait eu le malheur de dire dans sa première audition que ça arrivait “rarement”…
Les autres témoignages avaient été également amputées, le policier n’y retenant, hors contexte et parfois nettement à contresens, que les propos pouvant lui servir à enfoncer ses clous dans la tête de Jean-Marc : celui du proviseur, qui “avait pu constater la détresse de la famille de Dalila, avait aussitôt saisi l’Académie du cas de Monsieur Caron, bien évidemment, et assurait les enquêteurs de son total concours, afin que toute la vérité soit faite…“, et celui du “Père Goriot”, son collègue le plus ancien, une vieille baderne syndicaliste qu’il croyait être presqu’un ami : “Il est passé en salle des profs’ nous parler de ce qu’il a décrit comme un incident ; nous avons été plusieurs à lui assurer que ce n’était rien, ce qu’il nous décrivait, un non-évènement, et c’est vrai que je n’ai pas compris son insistance, on aurait dit que pour lui c’était plus grave que ça ; je me souviens même lui avoir dit que nous n’étions pas des assistantes sociales, mais il restait manifestement préoccupé, même quand il a vu que la petite n’avait eu aucun autre problème avec les collègues…”
Ces phrases n’étaient rien, en réalité : la vérité, ou une partie, un peu maladroites – mais pas tant que ça dans un contexte où par ailleurs chacun soulignait les qualités de Jean-Marc, indiquait être stupéfait, et, pour le dernier, ne pas croire du tout à une histoire pareille… Mais Jean-Marc n’avait pas lu le este, Jean-Marc était une chiffe, totalement à bout : il avait craqué, une première fois, les larmes avaient coulé toutes seules, et il n’avait rien répondu, pendant que ses quelques repères restés à l’extérieur du commissariat lui semblaient s’écrouler…
Puis Manu. Sa Manu. Les policiers ne lui avaient pas fait croire qu’elle ne le soutenait pas, ou qu’elle accordait le moindre crédit à ces accusations, non. Simplement, ils souhaitaient confronter le détail de ses déclarations à elle, sur leur rencontre, leur sexualité, les enfants, leur vie, leur couple, ses comportements, et même, même, jusqu’à cette saloperie d’écorchure qu’il portait à la main, et dont elle ne savait malheureusement rien, ne l’ayant même pas remarquée – justement… C’est à peine s’il avait été soulagé qu’elle ne semble pas l’accabler elle aussi : le sentiment dominant avait été que toutes ces questions, dégradantes, lui avaient été posées, à elle aussi, qu’on s’était permis de les souiller avec tout ça, qui en principe ne se raconte jamais, sauf dans le cadre tendre d’une relation amoureuse, et qu’il fallait en plus revenir sur des points de détail, comme si il avait pu un instant mentir sur tel ou tel aspect – elle avait validé le fait qu’elle était tombée amoureuse de lui quand il était son prof, mais “comme toutes ses condisciples, il était très séduisant“, elle ne validait pas la putain de fréquence de leurs putain de relations sexuelles, l’estimant un peu moindre, etc… Et lui avait la nausée. Il se sentait sale et triste. Et il commençait à peine à mesurer les dégâts que cette histoire dont il ne voyait pas l’issue allait causer dans sa vie… Avaient, déjà, plus que sûrement, causé. Dans leurs vies.
Le coup de grâce était cependant encore à venir : Jean-Marc apprenait de la bouche de Bruno, en toute fin d’interrogatoire, alors même qu’il lui semblait qu’il ne lui restait plus rien, que celui-ci avait, aussi, auditionné ses propres enfants.
David, Louise. Ses petits.
Il le lui avait dit comme une simple mention, comme pour lui faire plaisir : “Bon, sinon, j’ai aussi parlé à vos enfants, en présence de votre épouse évidemment. Ça va, ils n’ont rien signalé, rien d’anormal. Ça vous fait au moins un souci qui ne se posera pas…” Mais ça n’avait pas réconforté Jean-Marc, ça l’avait révulsé, il s’était tendu d’un seul coup, haineux : “Vous avez fait QUOI ? Mais bordel, ils sont tout petits ! Ils n’ont rien à voir avec… Vous leur avez DIT QUOI, bon sang ? Vous ne respectez même pas ça ??” Bruno avait eu un mouvement de recul, Christèle un geste vers Jean-Marc comme pour le repousser sur sa chaise : “Calmez-vous, Monsieur Caron, qu’est-ce qui vous prend ? C’est normal, vu les actes qu’on vous reproche, qu’on leur pose des questions. On y met les formes, évidemment, mais on doit le faire – ne vous inquiétez pas, ils vont bien, ça s’est bien passé…” Là, il avait vraiment explosé : “Mais bordel, VOUS me reprochez un viol, je ne l’ai pas commis ! On n’a pas le droit… Vous avez vu leurs âges ? Vous leur avez dit quoi, hein, que Papa est au travail ? Comment vous leur avez… Vous cherchiez quoi auprès de mes gosses, qu’ils vous disent que je les aurais tripotés ? Mes gamins à moi ?? Comment vous leur avez demandé, hein, comment ?” Il avait fini par s’éteindre tout seul, épuisé, sincèrement terrifié à l’idée que ses enfants aient pu se voir poser des questions trop grandes et surtout beaucoup trop sales pour eux, atteint, profondément, là où on pouvait le plus lui faire mal…
Christelle et Bruno l’avaient laissé vider son sac. Ils avaient échangé un regard, et Bruno lui avait répété, calmement, doucement, même, que dans les affaires de ce genre, on ne pouvait pas faire l’impasse sur la possibilité que les propres enfants de la personne suspectée soient concernés ; que ça avait été rapide, qu’il n’avait posé que quelques questions générales, et seulement deux ou trois plus précises, sur l’attitude de leur papa avec eux… Jean-Marc pleurait en hochant la tête, prostré maintenant.
Christelle et Bruno l’avaient ramené en cellule, en lui indiquant que sa garde à vue allait probablement être renouvelée (c’était la toute fin d’après-midi, vingt-quatre heures déjà s’étaient presqu’écoulées), qu’il le saurait vite, Christelle devait faire son compte-rendu au parquet, qui déciderait, et qu’en tout cas il devait se reposer, elle ne comptait plus l’entendre dans l’immédiat. Il s’était allongé sur “son” banc, face contre le mur.
Christelle était emmerdée, elle se le disait de retour à son bureau, en regardant la chaise vide devant elle.
D’abord, là, tout de suite, parce qu’elle comprenait la tristesse de l’homme qui était assis là tout à l’heure, à cet instant et quelle que soit sa vérité dans l’affaire…
Ensuite, de façon plus profonde, parce que, et elle se serait fait couper les deux jambes plutôt que de le lui dire, elle commençait, malgré sa foi en la parole de Dalila, a être un peu ébranlée : Jean-Marc non seulement, ne craquait pas, mais encore, avait des réactions qui semblaient très sincères et logiques, elle devait reconnaître que, contrairement à de nombreuses autres personnes qui s’étaient assises sur cette chaise, elle n’avait jamais pu saisir pour l’instant de contre-temps dans ses réponses ou ses attitudes, pas plus que de zone d’ombres qu’il aurait tenté peu ou prou de cacher…
Et ses pensées étaient aussi étayées par le fait qu’ils n’avaient, là encore il fallait bien se le dire, pas trouvé grand chose, euphémisme – la vérité était qu’ils n’avaient strictement rien de plus qu’après la déposition de Dalila ; l’enquête de Bruno avait révélé un professeur plutôt unanimement bien vu, dont rien ne permettait de laisser penser qu’il agresserait un jour une élève ; et un mari et un père sans problèmes, qui, consultation de l’ordinateur familial effectuée, n’avait par exemple jamais mis la souris sur un site Internet porno : un homme plutôt sensé, plutôt équilibré, plutôt très normal – et dont encore une fois les réactions devant elle la désarçonnaient un peu…
Après, bien sûr, elle en avait tant vu, des menteurs qui finissaient par avouer, des “hommes normaux” capables de péter un plomb devant une jolie fille sans que rien ne l’annonce, des salopards incroyables qui juraient jusqu’aux assises être les victimes de complots… Bien sûr. Elle était, de par ses fonctions d’enquêtrice à la Brigade des Mineurs, la gardienne du Temple du Mensonge, du Royaume de la Dissimulation ; et il y avait beau temps qu’elle avait appris à ne rien croire des dénégations de personne, n’ayant pas d’ailleurs, c’était une commodité dont elle reconnaissait bénéficier, à se prononcer : elle, son boulot, c’était accueillir les victimes et recueillir leurs plaintes, autant de monuments de douleurs ; puis amasser, souvent dans un délai très bref, le maximum d’éléments, le plus souvent là aussi essentiellement le maximum de phrases de la personne soupçonnée, surtout. Après, des magistrats décideraient de ce qu’il fallait en penser, elle n’avait pas à le faire. En principe.
Ce qui ne l’empêchait évidemment pas d’avoir une opinion. Et là, dans le cas de Jean-Marc, elle reconnaissait qu’il y avait quelque chose qu’elle ne “sentait pas”, un sentiment qui la rendait moins sûre d’elle que dans bien des cas, pour ne pas dire tous ; en fait, lorsqu’elle s’interrogeait sur les réponses et attitudes que Jean-Marc auraient pu avoir si réellement il n’avait rien fait d’autre que ce qu’il disait, c’est à dire rien du tout, force lui était de reconnaître qu’elles étaient exactement les mêmes que celles qu’il avait eues tout au long de ces premières heures…
Elle soupira, consulta sa montre, vingt heures trente : il était encore temps, avant de rendre compte au parquet, d’appeler les parents de Dalila, pour prendre des nouvelles de la petite, et, malgré tout, de tenter de voir si une confrontation était quand-même envisageable. Christelle savait que ce genre d’actes est un véritable calvaire pour une victime, elle répugnait à le leur demander – ici d’autant plus que la psy – elle aussi rodée à ces affaires, et que Christelle “pratiquait” presque journellement – avait été formelle ; mais bon, parfois, la confrontation était incontournable, et là, Christelle jugeait qu’elle l’était, finalement.
C’est la mère de Dalila qui avait décroché, et qui lui avait appris la mauvaise nouvelle : sa petite fille était hospitalisée, inconsciente. Elle était rentrée avec ses parents, hier, et apparemment ça allait ; mais une heure plus tard, elle s’était tailladé les poignets avec le rasoir paternel, dans la salle de bains fermée à clés. C’est l’un de ses frères ainés, préposé par la maman à la surveillance discrète de sa sœur, qui avait insisté pour qu’elle ouvre, trouvant le temps long, et, comme il n’obtenait aucune réponse, avait appelé son père, qui avait enfoncé la porte – il s’en était fallu de peu, avaient dit les médecins, dix minutes plus tard et elle était morte, elle avait perdu beaucoup de sang ; là, les gens du SAMU avaient pu la rattraper, l’hôpital disait que sa vie n’était plus en danger, mais elle était très faible, ses parents n’avaient pas pu lui parler…
Christelle compatit, encouragea la mère, qui, toute à son émotion, n’avait pas songé, et c’était tant mieux, à lui demander des nouvelles de l’enquête, et raccrocha, les larmes pas très éloignées des yeux, en repensant à cette adorable gamine, vraiment jolie, qu’elle avait vu si torturée, si blessée, lui raconter son calvaire à elle… Si fragile. Sa colère monta, comme si souvent, contre ces actes barbares et leurs auteurs, ces suprêmes lâches qui prennent sans se soucier d’abimer, souvent irrémédiablement.
Jean-Marc et son apparent semblant de bonne foi s’éloignèrent en elle à mesure que se rapprochait le beau visage de la petite-fille ; elle chassa d’un geste ses pensées contradictoires, elle avait sa dose pour aujourd’hui, et elle devait rendre-compte au magistrat de permanence au Palais, en incluant cette terrible réaction de la fillette… Et, désormais, l’évident fait qu’il n’y aurait pas de confrontation dans le temps de la garde à vue. Bon, de toute façon, dans tous les cas, le renouvellement serait ordonné : on ne déferrerait pas Jean-Marc Caron à passé vingt heures, ni personne d’autre… Elle composa, par cœur, le numéro de la permanence du parquet des mineurs. “Jean-Claude Moyard 1 , Substitut. J’écoute ?” Christelle soupira et ferma les yeux : ce type était un crétin imbu de lui-même, notoirement incompétent, et qui n’avait qu’une peur au monde, mais plutôt gênante dans sa profession : prendre des décisions. Elle sut immédiatement que le devenir de la procédure lui appartenait à elle, et qu’il ne se contenterait pas de suivre son avis et ses suggestions : il les lui demanderait, en la prenant de haut qui plus est… Merde, tiens. “Bonsoir, Monsieur le Procureur. Christelle Denisel. Je vous appelle pour vous rendre compte de l’avancée de l’enquête concernant la petite Dalila…”
Barnabé Mussipont demanda aux amis que son épouse et lui recevaient ce samedi-soir là de l’excuser un instant ; il s’isola dans son bureau, et composa avec son téléphone mobile le numéro du cabinet, puis les quelques codes cabalistiques qui lui permettaient d’interroger le répondeur à distance : il se souvenait parfaitement de Jean-Marc, et, si sa garde à vue était prolongée, et si celui-ci l’avait effectivement désigné, désormais, il y avait des chances que les flics aient laissé un message pour l’en avertir, et lui dire à partir de quelle heure exacte le deuxième entretien pouvait avoir lieu…
Il avait hésité, il était humain, on était samedi, la nuit précédente avait été blanche, et les avocats de permanence servaient à ça, après tout… Mais Jean-Marc l’avait marqué, tant par son désarroi que ses dénégations, et il avait senti que le courant passait bien ; il n’avait pas suffisamment d’orgueil pour penser que les nouvelles trente minutes d’entretien offertes par la loi2 à cet homme seraient meilleures s’il les passait avec lui plutôt qu’un confrère ; mais il sentait que dans ce cas précis, il valait mieux que le gardé à vue voie le même avocat que précédemment, que ça pourrait le rassurer.
Bingo : le troisième message (après ceux de deux clients qui n’avaient aucun caractère d’urgence, les gens pensent toujours que leur avocat travaille le samedi, le dimanche, les jours fériés et la nuit aussi…) était le bon, voix neutre du lieutenant Denisel : “Bonsoir. Ce message est à l’attention de Maître Mussipont. Nous avons toujours en garde à vue Monsieur Jean-Marc Caron, pour des faits de viol, que Maître Mussipont a vu vendredi soir. Sa garde à vue a été prolongée : il sera à nouveau visible à partir de 22 heures quinze, ce samedi soir, au Central, et il vous a désigné. Pouvez-vous s’il vous plaît me rappeler avant cette heure, si vous avez ce message ? A défaut, je contacterai l’avocat de permanence. Merci. (suivait le numéro de téléphone)”.
Maître Mussipont consulta sa montre : 21 heures trente, il était temps. Il rappela aussitôt le Central, ne parvenant pas à obtenir l’Officier de Police, qui était parti se restaurer apparemment, et confirma sa venue immédiate au policier du quart.
Il revient voir son épouse et leurs amis, s’excusa en indiquant que le devoir l’appelait, mais qu’il n’en avait que pour une heure, il s’agissait seulement d’aller apporter un peu d’affection à un type qui avait tué et dépecé une dizaine de fillettes – regards horrifiés du couple d’amis, gentiment courroucé de sa femme, habituée à ce genre de vannes mais qui les avait en horreur. Elle ne manqua pas de lui rappeler qu’il avait ingéré trois coupes de Deutz, déjà ; il lui répondit qu’il serait prudent, l’embrassa, somma ses invités de ne pas profiter de son absence pour siffler tout le reste, et s’en fut, direction le commissariat, par chance assez proche de son domicile.
Il avait plaisanté sans entrain : il s’était déjà replacé en “mode professionnel”, et il se demandait, avec inquiétude, dans quel état il trouverait son client, ne sachant que trop bien quelles marques profondes peuvent laisser vingt-quatre heures de garde à vue sur un homme. A fortiori sur un homme innocent, s’il l’était…
Il se gara, comme la fois précédente, derrière un véhicule de police, et le planton vient à nouveau s’y opposer ; il indiqua qu’il avait l’autorisation du lieutenant Denisel, elle apprécierait s’il vérifiait, en se gardant de lui parler de trop près – il n’était pas ivre, mais au-delà du taux autorisé quand-même.
Il ne vit pas Christelle, mais on lui indiqua qu’elle avait prévenu, qu’il pouvait voir son client ; on le fit entrer dans le placard à balais qui tenait lieu de local pour ces entretiens, quatre mètres carrés coupés en deux par un mur percé d’une vitre en plexiglas elle-même percée de petits trous du diamètre d’une cigarette, ça tombait bien, une chaise de part et d’autre. Il s’assit sur la sienne et attendit Jean-Marc, cette fois il était le premier.
On était venu annoncer à Jean-Marc que sa garde à vue était prolongée, en lui demandant de signer la paperasse correspondante, après qu’il eut fait choix de voir à nouveau un avocat, et désigné cette fois nommément Maître Mussipont, et à défaut seulement l’avocat d’office, de permanence, si on n’arrivait pas à joindre celui-ci – Jean-Marc, conscient de l’heure et du jour, était persuadé qu’on aurait du mal à le contacter, effectivement : Barnabé Mussipont devait profiter du samedi soir en famille, comme il aurait dû être lui-même en train de le faire en ce moment, la mer en prime…
On vient le chercher pour “l’avocat”, et il fut très heureusement surpris de voir “son” avocat, de l’autre côté de la vitre, qui se levait à son entrée dans le minuscule local – même fugitive, il aperçut bien la grimace de Mussipont en découvrant son visage, et se dit qu’il devait vraiment avoir une sale tête, mais l’avocat affichait déjà un sourire apaisant, en l’accueillant d’un “Bonsoir, Monsieur Caron : vous n’avez pas honte de me déranger à une heure pareille ?“, tout en commençant à faire passer une cigarette allumée dans l’un des trous de l’hygiaphone : le moral de Jean-Marc remonta d’un cran…
Christelle avait raccroché, elle n’aimait décidément pas ce proc’.
Elle lui avait rapidement rendu-compte de l’ensemble de leurs diligences, et elle avait voulu le faire en étant scrupuleusement honnête : elle n’avait insisté que sur deux points, la détresse majeure de Dalila, son évidente sincérité, et évidemment aussi sa tentative de suicide ; mais aussi l’acharnement apparemment sincère et constant de Jean-Marc Caron à nier les faits et à apparemment s’expliquer sans mystère – elle lui avait même fait part, non pas de ses doutes, elle estimait ne pas pouvoir se le permettre, et ils étaient de toute façon relatifs, mais en tout cas de son étonnement, du caractère à ses yeux hors normes des réactions du “client”…
Le procureur n’avait réellement réagi qu’à l’annonce de l’hospitalisation de la petite, et encore, pas tant pour la plaindre que pour déplorer le risque du coup amplifié que les médias locaux s’emparent de cette affaire : “Ah merde, déjà, un prof – et si en plus son élève tente un suicide…“. Il avait raison, elle avait déjà été sollicitée un peu plus tôt par Nord Éclair et La Voix du Nord, les deux principaux quotidiens de Lille, qui continuaient à lui demander des informations affaire après affaire, alors qu’ils la connaissaient, et qu’elle n’en donnait jamais ; n’empêche, elle lui parlait d’une petite fille gravement abimée, et d’un type qui pouvait poser questions, et sa première réaction était d’appréhender que le truc soit médiatisé : le procureur Moyard venait encore de prendre dix points dans son estime…
D’autant qu’il l’avait ensuite coupée, pour enchaîner rapidement : “Bon, lieutenant, j’entends vos questionnements, et je vois le dossier, OK ; au final, vous en pensez quoi, vous ? Bon, non, laissez, de toute façon, l’hospitalisation règle la question, on ne peut vraiment plus envisager de simplement mettre fin à la garde à vue, hein ? On va ouvrir une information – pas ce soir, hein (rire) ? Demain matin, sauf si vous me dites que vus envisagez d’autres actes ? Personnellement, je ne vois pas bien…“.
Il l’énervait prodigieusement, elle n’y pouvait rien, mais Christelle savait qu’il avait raison : il n’était pas possible d’envisager de simplement mettre fin à la garde à vue et de renvoyer Jean-Marc chez lui, dans l’attente des suites de l’enquête. On avait une mineure suffisamment désespérée pour s’être ouvert les veines, c’était ingérable en termes d’ordre public ; et puis, quelque chose avait beau la rebuter dans cette affaire, elle croyait de toute façon toujours totalement ce que Dalila avait dénoncé. Et puis merde : elle était crevée, et ça allait cesser d’être son problème, se contraint-elle à penser. Elle réfléchit rapidement, mais là encore elle ne put qu’être d’accord avec le proc’ : elle n’aurait pas à temps les résultats des analyses ADN en cours, et, à part peut-être entendre une dernière fois Jean-Marc Caron le lendemain, au cas où, elle n’avait plus d’actes à effectuer…
“– Non, l’état de la petite exclut toute confrontation pour l’instant, et je ne pense pas que d’autres vérifications puissent être effectuées rapidement… Je vais peut-être le réentendre demain matin ? Puis on vous le défère ?
– C’est d’accord, oui, reprenez-le demain matin, et inutile de vous presser, on sera quand-même dimanche, et la perm’ est chargée : défèrement fin de matinée, si c’est bon pour vous. Et on ouvre…”
Elle avait acquiescé : “D’accord, Monsieur le Procureur. Onze heures trente. Bonne soir… Ah, oui, pour info : pouvez-vous m’indiquer qui est le juge de permanence, à l’instruction ?
– Madame Debeert. Bonne soirée à vous, lieutenant.”
Eléonore Debeert… D’accord. Christelle la connaissait bien, en poste à Lille depuis des années, raide comme la justice, et plus particulièrement rigide dans le domaine des affaires de nature sexuelle, qu’elle avait en sainte horreur… “Bon courage, Monsieur Caron“, murmura-t-elle sans sourire…
Elle demanda à Bruno de faire le nécessaire pour les procès-verbaux de prolongation, en lui disant qu’il pouvait partir ensuite, lui confirmant que Caron serait présenté le lendemain, et qu’elle le reprendrait une dernière fois avant. Elle allait manger un morceau, puis elle repasserait vérifier si tout était bon, en ce qui concerne notamment l’avocat, avant de rentrer chez elle, elle aussi.
Maître Mussipont s’en était allumé une de son côté, en expliquant à Jean-Marc que si quelqu’un venait il leur faudrait écraser leurs cigarettes, c’était interdit ; puis il lui avait rappelé qu’ils avaient peu de temps, une demi-heure, qu’il n’avait toujours aucun regard sur le dossier et n’avait pas d’autres informations, de telle sorte qu’il fallait que ce soit lui, Jean-Marc, qui l’informe rapidement : comment ça s’était passé, que lui avait-on dit, qu’avait-il répondu, qu’envisageait-on si on l’en avait prévenu ? Jean-Marc, toujours aussi étonné que son propre avocat ne puisse être renseigné que par lui, avait taché d’expliquer, en lui résumant les points forts de sa journée – il avait parlé des témoignages, en lui indiquant qu’il avait demandé à les voir, mais qu’on lui avait répondu que son avocat aurait dû savoir que ce n’était pas prévu ; de sa demande de confrontation refusée, et du fait qu’on lui avait parlé de l’organiser plus tard, devant un juge ; et, surtout, de sa peur, de son sentiment d’injustice, de son incompréhension : il lui avait dit qu’on lui avait en revanche fait visionner le film de la plainte de Dalila, et à quel point elle semblait sincère… Il lui avait, à nouveau, juré son innocence, en lui confirmant qu’ils pouvaient tout vérifier, l’ayant d’ailleurs déjà largement fait, il n’y avait aucune tache sombre dans sa vie, et il n’avait pas commis ces faits. Il lui avait fait part de sa douleur en apprenant que ses enfants avaient été questionnés, lui confirmant quand-même qu’évidemment, ils n’avaient rien eu à apprendre au policier…
Il s’était tu, manifestement bouleversé, une fois de plus, au bord des larmes, avec dans le regard, ce regard qui en même temps n’avait pas lâché celui de l’avocat pendant tout ce résumé, une grande interrogation muette : qu’allait-il devenir, maintenant..?
Barnabé Mussipont l’avait écouté sans rien manifester, très attentivement. Il trouvait que Jean-Marc Caron avait l’air exténué et à bout, et il s’était, comme si souvent, fait la réflexion que si réellement cet homme était innocent, ce qu’il était prêt à croire, et pas seulement parce qu’il était presque devenu son avocat, les dégâts étaient considérables, et déjà irrémédiables… Il s’était aussi demandé, comme encore plus souvent, ce qu’il ferait, à la place de cet homme, en pareilles circonstances – à peu près la même chose, probablement, ou bien devenir dingue ? Et encore, il avait là à faire à un intellectuel, capable de raisonner et de manier les concepts – loin de la majorité de sa clientèle habituelle, qui n’avait même pas suffisamment de mots pour aligner correctement une phrase de dénégation…
Il s’était penché vers la vitre, le visage grave : “Bon, d’accord. Je vais vous dire ce qui peut arriver maintenant, dans un instant. Mais d’abord, si je suis là, c’est que vous avez demandé à ce que je revienne : je suppose que vous me prenez comme avocat ? (Jean-Marc avait acquiescé) Bon. Alors ça veut notamment dire qu’à partir de maintenant, on ne se ment plus jamais. Si je pense que vous êtes dans la merde jusqu’au cou, je vous le dirai, sans fard, et inversement je ne vous raconterai pas de salades pour vous prendre des sous si les choses tournent bien, d’accord ? Mais de votre côté, vous me dites tout. Je n’ai pas besoin de connaître la vérité pour elle-même, mais j’en ai besoin pour bien vous défendre, ce que je ne peux pas faire si vous me mentez – par exemple, si vous me dites que vous avez une vie sexuelle normale et un couple radieux, et que je l’écris en votre nom quelque part, je ne veux pas que votre meilleur ami raconte deux jours plus tard dans une déposition vos partouzes en Belgique, vous comprenez ? Et, par ailleurs, ce que vous dites ici, et tout ce que vous direz plus tard, tout ça est consigné par écrit, vous l’avez vu : si certaines choses sont fausses, ou en tout cas ne sont pas sur une ligne que vous tiendrez définitivement, on vous reprochera toujours, plus tard, vos propres contradictions, on s’en servira contre vous. S’il y a quelque chose à modifier, plus tôt ce sera fait mieux ce sera. Alors avant tout chose, je vais vous poser la question une fois, une seule, et plus jamais après, et tant pis si elle vous fâche, mais dans votre propre intérêt, je dois le faire – et réfléchissez à la réponse, nous avons besoin tous les deux, croyez-moi, qu’elle soit la bonne – ne serait-ce que parce que je vais vous croire, et que, par ailleurs, je vous défendrai dans tous les cas, je suis assez vieux pour avoir tout vu et rien ne me choque ou ne me surprend, je vous l’assure… Avez-vous commis quoi que ce soit d’illégal à l’encontre de cette jeune-fille ?”
Jean-Marc n’avait pas cillé : “Non. Je ne mens pas, à vous ou tout court. Je vous jure qu’elle invente, je ne lui ai rien fait.”
L’avocat l’avait encore regardé fixement vingt secondes, et Jean-Marc se dirait plus tard que le lien entre les deux hommes s’était réellement noué dans cet intervalle de temps là, puis s’était soudain relâché : “D’accord. Je vous crois. C’est réglé.” Et Jean-Marc avait senti que c’était vrai, son avocat le croyait. Et ça faisait du bien, beaucoup.
Barnabé Mussipont lui expliqua les trois possibilités de suites procédurales : soit le parquet allait estimer que les éléments étaient insuffisants, et allait classer sans suite, auquel cas Jean-Marc en aurait immédiatement terminé : Mussipont lui dit qu’il n’y croyait pas, ayant entendu notamment ce qu’il avait pu lui dire de la vidéo de la plainte, et à défaut pour l’instant de confrontation ; soit le procureur estimerait qu’il y avait matière à poursuites, ce qui ne voulait pas dire condamnation, mais simplement enquête approfondie, et dans ce cas un juge d’instruction allait être désigné, avec deux hypothèses : on estimerait qu’il n’y avait pas d’urgence à le mettre en examen, et on le relâcherait en attendant une convocation, avec ou pas contrôle judiciaire (Mussipont lui expliquait chaque terme) ; ou bien on souhaiterait l’entendre immédiatement, auquel cas il serait amené au Palais de Justice dès le lendemain, pour ce qu’on appelle “l’interrogatoire de première comparution”, mené par le juge. Là, Jean-Marc retrouverait son avocat, qui cette fois aurait eu accès à tout le dossier, et s’en entretiendrait tout le temps qu’il faudrait avec lui, avant l’audition. A l’issue, le juge déciderait ou pas de le mettre en examen, et, surtout, de ce qu’il souhaiterait qu’on fasse de Jean-Marc pendant son enquête : liberté, avec ou pas contrôle judiciaire ; ou le cas échéant placement en détention provisoire, ce que déciderait ou pas un Juge des Libertés ou de la Détention, le jour même également.
Jean-Marc avait blêmi, paniqué : “Quoi ? Ça veut dire qu’on peut m’emprisonner demain, comme ça, sur les paroles de Dalila, juste ça ? Sans jugement, sans même me déclarer coupable ? Mais… C’est incroyable. Ma femme, mes gosses, le boulot… Et combien de jours ?”
Mussipont hocha la tête : “Oui, on peut, ça arrive, mais pour vous, je n’y crois pas, du calme… Je vous l’avais dit, je vous présente les choses sans vous ménager. Maintenant, pas de panique, surtout pas : d’abord, strictement rien n’est fait, je n’ai aucune information, je vous donne seulement les possibilités. D’après ce que vous me dites, d’expérience, le plus probable, surtout si on a prolongé votre garde à vue, alors que je ne pense pas que les policiers aient encore beaucoup d’actes à effectuer, est qu’effectivement vous soyez présenté demain à un juge d’instruction. Maintenant, rien ne dit d’abord, que vous serez même accusé officiellement, c’est à dire mis en examen ; et ensuite, moins encore, que quiconque demandera à ce que vous alliez en prison : vous avez ce qu’on appelle toutes les garanties de représentation, travail, famille, domicile fixe, pas de casier – et vous contestez les faits, alors qu’on n’a aucun élément à vous mettre sur le dos, à part les déclarations de la petite : pour moi, encore une fois je ne suis pas celui qui décide, mais à force… Pour moi, même si vous êtes effectivement mis en examen, ce sera ensuite un contrôle judiciaire, interdiction de rencontrer la victime notamment, mais c’est tout. Il n’y a aucune raison de vous incarcérer, vraiment.”
Jean-Marc était un peu rassuré, mais pas trop… Il posa plusieurs questions sur le déroulement des choses demain, si c’était bien ce qui se passait : se reverraient-ils ici avant, pourrait-il lire les procès verbaux, comment s’adresse-t-on à un juge, pensait-il vraiment qu’il n’irait pas en prison…
Maître Mussipont lui répondit, sur ce dernier point, qu’il venait de lui livrer ce qu’il pensait vraiment, et qu’encore une fois il n’agirait jamais autrement. Et il lui expliqua, le temps de l’entretien étant presqu’écoulé, que pour le reste, il n’avait pas à s’inquiéter : s’il était déféré, ils se reverraient demain au Palais, et il lui expliquerait tout de nouveau, en le préparant pour l’audition et ses suites, essayant, plus généralement, de le rassurer le plus possible, en l’invitant à essayer de dormir, il aurait besoin d’être en forme le lendemain, si son pronostic était juste.
“Ah, un dernier point, qui nous permettra de parler de chose plus gaies, allez, je vais bientôt devoir repartir : votre femme, et incidemment mes honoraires !” Mussipont souriait, Jean-Marc parvint à faire de même. Sur le dernier point, Mussipont lui donna le montant, relativement conséquent, de la provision qu’il souhaitait, dans le cas où effectivement l’affaire se poursuivrait ; Jean-Marc acquiesça, il s’était même attendu à plus, et proposa à l’avocat de demander l’argent à sa femme dès le lendemain, ce qu’il refusa en souriant, en expliquant qu’il n’y avait pas d’urgence, et qu’il le paierait lui-même un jour prochain en venant le voir en son cabinet “Vous verrez, la déco est nettement plus sympathique qu’ici… En revanche, je vais quand-même appeler votre épouse, si vous avez son numéro, parce qu’elle doit être très inquiète, et ne pas savoir grand chose ; en principe, je ne peux rien lui dire de votre garde à vue, secret, mais, demain matin, je pense que je saurai à quelle sauce vous allez être mangé, je pourrai l’informer – je vais l’appeler une première fois ce soir, si vous voulez, il n’est pas si tard, surtout que pour elle non plus, le sommeil ne doit pas être évident… Et les principes, hein, si on ne s’assoit pas dessus de temps en temps… Je vais la rassurer, lui dire que vous êtes en pleine forme, que vous avez choisi un excellent avocat, et l’embrasser de votre part… Plus sérieusement, vous voulez que je lui dise quelque chose en particulier ?”
Jean-Marc, souriant timidement, le remercia, lui donna le numéro de la maison, que Mussipont nota dans un petit carnet : “Non, dites-lui que tout va bien, que je suis innocent, que je pense très fort à elle et aux enfants et que je serai bientôt là… Oh, et puis merde, vous allez trouver ça con, mais… Dites-lui que dès que tout ça est terminé, j’emmène ma Doudou et les deux Dous “là où tout a commencé”, si vous voulez bien – elle comprendra… C’était notre premier voyage ensemble, La Réunion, on s’appelle comme ça depuis, entre nous… Désolé…” Sa voix s’était étranglée dans un sanglot, de gène, de trouille, et à l’évocation de ce qu’était sa vie sans nuages il y a encore quelques heures, de la douceur de Manu – sans doute aussi à l’idée de celle-ci et des petits seuls à la maison sans lui…
Mussipont était ému, l’homme était là, à poil, devant lui… Il se leva, petit sourire et voix douce : “Je lui dirai. Ne vous inquiétez pas. Reposez-vous et tenez le coup : vous avez passé le plus dur… A demain, de toute façon.” Il posa sa main sur la vitre de plexi, en guise de salut, et sortit, pendant qu’un policier ouvrait la porte du côté de Jean-Marc pour le ramener en cellule.
Mussipont, l’air soucieux, était en train de récupérer son portable, quand Christelle l’apostropha, dans son dos : “Pas d’observations, Maître ?” Il se retourna et sourit à cette jolie petite femme, si teigneuse parfois, lui trouvant le visage fatigué. Il n’avait pas le cœur à plaisanter, cette fois – même s’il ne pouvait jamais s’empêcher de l’asticoter un peu : “Non, à part qu’il est innocent, mais on ne va pas gâcher du papier pour si peu, pas vrai lieutenant ? Bon, sérieusement, vous savez ce qu’il va lui arriver, la décision est prise ? Si vous violiez gentiment la loi en me le disant maintenant, ça m’éviterait de réveiller le parquetier de permanence un dimanche de bon matin, et ça me permettrait de la violer à mon tour en rassurant Madame Caron dès ce soir..?”
Christelle ne réfléchit pas deux secondes – ils étaient souvent à couteaux tirés, avec Barnabé Mussipont, aussi bien sur ses terres à elle ici, au Central, que “chez lui”, sur le parquet de la Cour d’Assises, quand elle y témoignait ; mais il y avait aussi de l’estime entre eux, en tout cas elle la pensait réciproque – et puis franchement, elle ne trahissait aucun secret d’état : “ – Oui, ouverture d’information, défèrement demain matin onze heures trente. Je l’entendrai sûrement une dernière fois avant, sans grande nouveauté, sauf si vous lui avez conseillé d’avouer…
– Pas de risque. Sincèrement, je le pense innocent, même sans rire. Merci pour l’info, en tout cas, vous voyez que vous pouvez être humaine, quand vous voulez… Dites, il m’a dit que vous lui aviez refusé une confrontation ?
– Oui, c’est vrai. L’expertise psychologique de la petite l’en croyait incapable. D’ailleurs, je ne pense pas que vous le sachiez, mais elle a tenté de se tuer, peu de temps après avoir déposé plainte. Elle s’est tailladé les veines… Elle est à l’hôpital, sauvée, état stationnaire, mais incapable de répondre à quoi que ce soit pour l’instant…”
Barnabé Mussipont accusa le coup, c’était une très mauvaise nouvelle, pour tout le monde… “Merde. Taillé les veines ? Mais putain, les parents ne..?” Il ne termina pas, il allait porter un jugement imbécile.
“Bon, ben c’est bien triste – et ça n’arrange rien pour personne… Je ne suis plus bien certain d’être content de vous avoir rencontré… Allez, je vais y aller, mes invités doivent être en manque de ma conversation spirituelle – enfin, je pars si vous n’avez pas d’autres bonnes nouvelles à m’apprendre, évidemment ?”
Le lieutenant Denisel hésita, mais eu un petit sourire qui ressemblait presque à une excuse : “Je ne sais pas… Je vous dis deux noms, à tout hasard ? Moyard au Parquet, Debeert à l’instruction… J’hésite à vous souhaiter un bon dimanche.”
L’avocat sentit un frisson lui courir dans le dos. Dimanche de merde pour lui en perspective, mais, surtout, vraiment pas de chance pour Jean-Marc Caron, il pouvait difficilement tomber plus mal… “Ah… La vache… Faut croire qu’on a décidément jamais les juges qu’on mérite. Bon… Bonne soirée, lieutenant, merci encore.”
Il avait répondu le seul truc un peu spirituel qui lui était venu, rata-rabâché, histoire d’avoir le dernier mot, mais il n’en menait pas large, et les assurances qu’il avait cru pouvoir donner à Jean-Marc se réduisaient soudain à une portion extrêmement congrue : avec la tentative de suicide de la gosse, le dossier prenait une toute autre dimension, et ils allaient – le parquet – forcément jauger différemment cette saloperie de “trouble à l’ordre public”, l’un de leurs critères de placement favoris, pour envisager l’emprisonnement, Moyard, qui ne prenait jamais le moindre risque, s’empresserait de le requérir, désormais, il en était presque sûr… Quand à Madame Debeert… Elle faisait partie des quelques magistrats pathologiques qui sévissaient à Lille, accumulant les incidents avec les avocats et les dépôts de plaintes disciplinaires de tous ordres avec autant de régularité qu’elle demandait qu’on embastille les personnes qui avaient le malheur de tomber sur elle à l’instruction… Plus gravement, quand on choisit de faire son métier, elle détestait les gens – et, au sommet des gens, elle plaçait les avocats. Elle avait rayé de son dictionnaire un certain nombre de mots, comme par exemple “doute”, innocence” – ou même “bonjour”, quand il y réfléchissait, se souvenant de son mouvement de recul horrifié lorsque, encore récemment, un sien client avait voulu lui serrer la main à la fin d’une audition…
Il avait de bons rapports avec la plupart des magistrats, mais avec elle, impossible – personne n’avait le moindre rapport, bon ou mauvais, avec la juge Debeert… Ils étaient douze, à Lille, on allait être dimanche, il n’aurait pas même dû être là, et voilà, bien sûr, cette affaire là tombait sur cette juge là : il était consterné.
Il remonta en voiture, s’efforça de chasser ses désormais sombres pensées, et, muni de son petit carnet, composa le numéro de l’épouse de son client, essayant de mettre un peu de joie et d’optimisme dans sa voix, autant lui faire gagner une nuit de sommeil s’il le pouvait – elle allait l’accueillir comme le Messie, et effectivement, seul dans sa bagnole garée devant le Central, dans la nuit, le “Messie” craignait qu’il ne lui faille un miracle ou deux, le lendemain… Qu’est-ce que c’était, déjà, le petit message personnel..? Ah, oui, La Réunion… Il soupira, et appuya sur la touche d’appel.
[Lire le début ou l’ épisode précédent] [A suivre.3 ]
- Ce nom a été choisi pour faire au passage un petit salut amical à Pascale Robert-Diard, remarquable chroniqueuse judiciaire au Monde, qui comprendra pourquoi – après tout, ce texte traite de la possibilité que nous avons tous de commettre des erreurs – plus ou moins graves..! [↩]
- On aura compris que l’époque de cette histoire, que j’ai entrepris de raconter il y a, hum, bien trop longtemps, est antérieure à la réforme de la garde à vue de 2011 : avant celle-ci, l’intervention de l’avocat se résumait, strictement, à un entretien de trente minutes en début de garde à vue, et un autre de même druée en début de prolongation, le cas échéant ; la nouvelle garde à vue française permet désormais les mêmes, mais avec en plus la possibilité pour l’avocat d’assister aux auditions de son client et de lui poser des questions, toujours sans accès à la procédure, sauf aux déclarations dudit client ; dans le cas de Jean-Marc, le nouveau régime aurait-il changé quelque chose ? Je pense que ça l’aurait mieux aidé, psychologiquement, que la présence de l’avocat aurait ôté pas mal de dureté aux questionnements policiers – mais c’est tout. Et on ne le saura jamais… [↩]
- Il y aura encore un, ou au maximum deux, épisodes, la fin paraîtra au plus tard en 2012 en tout cas. Au sujet de mes délais, je vous en demande pardon à tous, sincèrement, vous assurant qu’ils ne sont pas là pour vous laisser en rade en plein suspens (!) : je manque plus que jamais de temps, et, au-delà, cette Histoire, entamée sans savoir qu’elle serait aussi longue à raconter, me prend aux tripes à chaque fois que je m’y replonge, j’ai vraiment du mal à aller au bout. Mais j’irai. [↩]
Cela fait presque 10 ans ?!
Un grand merci.
On peut vous suggérer des fins possibles?
Ma version "joyeuse":
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La juge aimait faire "mariner la viande" et les supposés violeurs ne lui inspiraient aucune pitié, même "présumés" innocents. Jean-Marc avait été transféré dans une cellule collective. Dans la nuit du 3 au 4 juin, le présumé "pointeur" Jean-Marc fut tabassé à mort par ses compagnons de cellule. Le principal suspect mort, l'histoire était terminée.
Quant à Dalila, son oncle allait pouvoir s'amuser avec elle pendant encore quelques années, jusqu'à ce qu'elle réussisse une ènieme tentative de suicide. Ce suicide confirmerait l'opinion de tous : ce salaud de prof l'avait bien cherché. L'oncle se consolerait avec quelques unes des cousines plus jeunes de Dalila jusqu'à ce jour où un petit anévrisme lui permettrait de partir tranquillement dans son sommeil.
Pas de pitié pour les innocents.
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J'ai gagné Maître?
Vous ne pourrez pas dire que nous ne sommes pas des lecteurs assidus !!!
J'adorerais, si possible, courant 2017, une suite de ce récit.
Bonne année
j'ai déjà souvent lu le début de cette histoire obsédante.
Et ce n'est pas du voyeurisme d'espérer en lire la fin. Jean-Marc, Emmanuelle, Louise, David, sont rentrés dans ma vie par votre récit. J'aimerais savoir ce qu'ils sont devenus. J'imagine le pire.
Pourquoi avoir commencé a raconter cette histoire ? Pourquoi laisser en ligne le début de cette histoire si vous ne racontez pas la fin. Je l'ai découverte pour la première fois en 2014, et j'aurais préféré ne rien lire plutôt que d'imaginer la fin.
Allez lire le blog de Pascale Robert-Diard: http://prdchroniques.blog.lemonde.fr/2016/05/11/a-vous-monsieur-le-temoin-venu-deposer-devant-la-cour-dassises/
Dans les affaires d’agression sexuelle intrafamiliale, la pratique veut qu’il existe souvent une personne qui sait à peu près la gravité de l’infraction sexuelle commise, et par qui et contre qui.
Maitre Mussipont avait le souvenir de ces deux frères dont l’un avait violé sa fille : il avait fallu des mois pour que l’autre finisse par accuser celui qui l’avait sauvé de tant de punitions en signant les mots d’école à sa place, celui auquel il avait pour la première fois parler de sa copine, celui avec lequel il avait dévalé tant et tant de fois la descente devant la maison avec tous les véhicules à tous les nombres de roues possibles, celui qui… Son frère, quoi, son frère ! Il avait fini par réagir en adulte : sauver l’enfant. Et il avait dénoncé son frère qu’il allait maintenant voir, avec sa nièce, le plus souvent possible : l’enfant était sauvé…
Maitre Mussipont savait que la juge savait que cela pouvait fonctionner comme cela.
Dans le cas de Jean-Marc, l’affaire était plus complexe puisqu’il fallait d’abord vérifier s’il avait pu commettre des agressions dans sa famille pour contrôler ainsi la fertilité du terreau de l’horreur puis ensuite attendre qu’un de ses proches professionnelles craque : l’attente serait sans doute plus longue mais lorsque la première partie craquerait, l’autre partie serait emportée et les dénonciations tomberaient, drues, sur ce salaud.
La juge avait été impressionné par la famille de Jean-Marc qui avait pratiqué une très efficace règle de l’omerta : tout le monde refusait de croire à la vérité du délit sexuel de Jean-Marc. Plus impressionnant : par la suite, lorsque cela avait craqué du côté professionnel, aucun membre de la famille n’était venu en renfort des dénonciations des collègues.
Du côté des collègues, en effet, cela avait fini par être un peu moins opaque mais il avait fallu reprendre trop souvent les témoignages de trop des collègues de Jean-Marc tant leurs propos étaient trop intriqués avec le ressentiment négatif lié à la jalousie de sa réputation d’excellent professeur aux exigences élevées.
C’est l’Education Nationale qui avait permis de démêler le bon grain de l’ivraie : après la deuxième tentative de suicide de Dalila, quelques semaines après le début de l’instruction, une enquête interne avait été effectuée par quelques inspecteurs ; ils avaient contacté d’anciens élèves, collègues et chefs d’établissement et ce qui pouvait apparaitre comme un dévouement extrême à ses élèves, avait alors été éclairé comme une belle perversité déviante à jouir de l’exercice d’un pouvoir de vie et de mort scolaire sur ses élèves ; les exigences n’apparaissaient plus qu’être le prétexte à pouvoir décider, seul, tout le temps les noms des heureux élus (et malheureuses à élire) qui mériteraient ses compliments ; le mot de harcèlement moral avait été prononcé et il avait été évidemment entendu qu’il n’était que l’antichambre du harcèlement odieux qu’avait subi Dalila. Aucun des collègues n’avait cependant jamais pu établir la réalité d’une agression sexuelle de Jean-Marc sur une de ses élèves, mais plusieurs avaient laissé entendre que le comportement schizophrène qui consistait à mettre de mauvaises notes et des appréciations vexatoires pour ensuite, lors d’entretiens privés, remonter le moral aux élèves était tout de même un excellent moyen pour installer le cadre normal d’entretiens particuliers avec des élèves.
L’Education Nationale avait fait son boulot et avait radié Jean-Marc.
Rien n’y avait fait : la juge avait refusé toutes les demandes de confrontations : au début de l’instruction, Dalila n’était jamais très loin d’une crise passée ou à venir. Ses parents s’étaient rapidement éloignés avec elle et elle n’avait plus revu ni ses camarades de lycée ni la famille de son oncle. La juge avait estimé que le témoignage invariable de Dalila sur les faits de viol doublé il est vrai d’un flou invariable sur le lieu lui suffisait : Dalila n’arrivait pas à se décrire dans la salle de classe et elle avait refusé la reconstitution avec une très grande violence . L’expert psychologue avait noté une constante grande angoisse à l’approche de l’évocation du lieu et des faits : le viol était décrit sans que n’apparaisse jamais le corps du violeur. L’état de sidération avec toutes ses conséquences, notamment un oubli du corps de l’autre au profit d’une menace diffuse et noire montrait d’ailleurs la grande violence psychique de l’acte puisque, en revanche, l’institut médico-légal n’avait trouvé aucune trace de violence physique récente. L’évidence de cette violence psychique était en droite ligne avec la forme de harcèlement moral que Jean-Marc exerçait sur ses élèves. Une confrontation était décidemment inutile.
Et Jean-Marc et Dalila ne s’étaient plus jamais revus.
Jean-Marc entre et suit de loin, géographiquement et psychologiquement, le cérémonial de l’installation de la cour. Cela fait près de 60 mois qu’il est en prison, 27 pendant l’instruction et bientôt 33 à attendre le procès.
En prison, il attend : la visite de son avocat et la visite de Louise et des enfants ; il ne fait rien d’autre qu’attendre.
Il attend aussi les attaques répétées d’autres détenus sur un professeur et sur un violeur : ce cumulard est un cadeau !
Il ne réussit plus à se souvenir de sa vie passée ; plus exactement, les souvenirs qu’il en a n’évoquent strictement rien : il ne ressent rien, il n’est plus en mesure de ressentir le bruit d’une classe, la chaleur de la cheminée auprès de laquelle il corrigeait les copies en écoutant de la musique. Il peut décrire ces souvenirs, techniquement, avec des phrases : mais ils sont silencieux et froids. Lui qui a tant expliqué qu’une poésie réussie provoquait des sensations au sens d’une excitation des sens (« A la lecture de ce vers de Rimbaud, vous ressentirez le vent sur la peau : essayez ! ») ne ressent plus rien.
Maitre Mussipont le touche et lui fait signe de se lever : il regarde et ne voit soudain que Dalila. Elle a… 6 ans de plus et il ne comprend plus très bien pourquoi une de ses anciennes élèves est là. Elle a le visage baissé et complètement fermé puis elle lève la tête et le voit.
Il lui sourit avec un sourire d’excuse qu’elle soit là et de curiosité de la raison pour laquelle elle est là : il lui fait une petite moue: « Mais qu’est-ce que vous faites là (il tutoyait ses élèves et les vouvoyait lorsqu’il passait, diplômés, les portes du lycée pour la dernière fois) ? ».
Le visage de Dalila se transforme complètement. Elle le regarde, maintenant, étonnée et comme à l’écoute d’un message qu’on lui susurrerait : elle ne comprend pas cette moue, c’est un fait mais ce qu’elle ne comprend surtout pas, c’est ce visage. Elle s’étonne qu’il ait tant changé en si peu de temps mais elle s’étonne surtout beaucoup qu’il soit là. Elle n’est pas choquée, juste désemparée, elle se penche vers son avocat qui la regarde, soudain sidéré par la complète transformation physique du visage de Dalila, et elle lui parle à l’oreille.
C’est très long et tout le monde a cessé de parler : elle ne chuchote pas comme les autres : elle est calme et puissante. Elle écrase complètement toute la cour par ce chuchotis ; son avocat lui chuchote à son tour à l’oreille.
Elle se lève.
L’avocat de Dalila regarde Maitre Mussipont.
Elle parle.
Ses parents fondent en larmes car elle a une voix calme et sereine qu’elle n’a plus eue depuis ses seize ans.
Elle dit : « Je n’ai jamais menti : il m’a bel et bien violé lorsque j’avais 16 ans. J’ai aujourd’hui le souvenir clair que mon agresseur m’a rapidement été nommé avec un « il » par les policiers; très rapidement, plus personne ne l’a plus jamais nommé autrement en ma présence, sans doute par pudeur, sans doute pour m’éviter des crises. Mais, c’était manifestement une erreur, car, en dehors de ce moment de sidération intense dans lequel il faut que je comprenne que mon professeur de français n’a plus été pour moi qu’un homme représentant de tous les hommes et tous les hommes étant mon oncle, je n’ai jamais répondu à autre chose qu’en traduisant « il » par mon oncle. C’est une erreur d’avoir refusé toutes les demandes de confrontations avec mon agresseur… Ce monsieur, là, à la place de l’accusé, était mon professeur de français, il n’a jamais été quelqu’un d’autre et je ne comprends pas ce qu’il fait là, ou plutôt, je le comprends trop bien… C’est un gâchis épouvantable; c’est mon oncle, monsieur … qui m’a violé, le … à … heures et … minutes. Tout me revient et je peux vous décrire le lieu et son corps, sans angoisse…».
L’enfant est sauvé.
En tous les cas, merci
Mais sait-on jamais, ça va peut-être enfin sortir bientôt...
A droite sur la page d'accueil mes brouillons s'empilent, mais ils évoluent... Et finir HN me tient à cœur - et vos encouragements n'y sont pas pour rien... Je vais le faire.
Pour douloureuse qu'elle puisse être, pourriez-vous nous donner la fin de cette tragique histoire ?
Le mis en examen s'est-il suicidé ou a-t-il été "aidé" durant la préventive ? La victime s'est-elle tuée ?
Dans votre difficile métier, où vous rencontrez des adultes ou des enfants broyés, il peut être pénible de relater jusqu'au terme une affaire quand elle est particulièrement sordide. Vous ne devez rien à vos lecteurs, mais vous aviez écrit qu'il y aurait encore un ou deux chapitres et que vous iriez jusqu'au bout.
Veuillez agréer, Maître, mes salutations respectueuses.
L’instruction avait duré 27 mois, soient près de 8 mois de plus que la moyenne des instructions pénales.
Dans les affaires d’agression sexuelle intrafamiliale, la pratique veut qu’il existe souvent une personne qui sait à peu près la gravité de l’infraction sexuelle commise, et par qui et contre qui.
Maitre Mussipont avait le souvenir de ces deux frères dont l’un avait violé sa fille : il avait fallu des mois pour que l’autre finisse par accuser celui qui l’avait sauvé de tant de punitions en signant les mots d’école à sa place, celui auquel il avait pour la première fois parler de sa copine, celui avec lequel il avait dévalé tant et tant de fois la descente devant la maison avec tous les véhicules à tous les nombres de roues possibles, celui qui… Son frère, quoi, son frère ! Il avait fini par réagir en adulte : sauver l’enfant.
Et il avait dénoncé son frère qu’il allait maintenant voir, avec sa nièce, le plus souvent possible : l’enfant était sauvé…
Maitre Mussipont savait que la juge savait que cela pouvait fonctionner comme cela.
Dans le cas de Jean-Marc, l’affaire était plus complexe puisqu’il fallait d’abord vérifier s’il avait pu commettre des agressions dans sa famille pour contrôler ainsi la fertilité du terreau de l’horreur puis ensuite attendre qu’un de ses proches professionnels craque : l’attente serait sans doute plus longue mais lorsque la première partie craquerait, l’autre partie serait emportée et les dénonciations tomberaient, drues, sur ce salaud.
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Pour en finir avec NB , le 17 janvier 2013 à 15:36 [url] : n° 73.4
L’instruction avait duré 27 mois, soient près de 8 mois de plus que la moyenne des instructions pénales.
Dans les affaires d’agression sexuelle intrafamiliale, la pratique veut qu’il existe souvent une personne qui sait à peu près la gravité de l’infraction sexuelle commise, et par qui et contre qui.
Maitre Mussipont avait le souvenir de ces deux frères dont l’un avait violé sa fille : il avait fallu des mois pour que l’autre finisse par accuser celui qui l’avait sauvé de tant de punitions en signant les mots d’école à sa place, celui auquel il avait pour la première fois parler de sa copine, celui avec lequel il avait dévalé tant et tant de fois la descente devant la maison avec tous les véhicules à tous les nombres de roues possibles, celui qui… Son frère, quoi, son frère ! Il avait fini par réagir en adulte : sauver l’enfant. Et il avait dénoncé son frère qu’il allait maintenant voir, avec sa nièce, le plus souvent possible : l’enfant était sauvé…
Maitre Mussipont savait que la juge savait que cela pouvait fonctionner comme cela.
Dans le cas de Jean-Marc, l’affaire était plus complexe puisqu’il fallait d’abord vérifier s’il avait pu commettre des agressions dans sa famille pour contrôler ainsi la fertilité du terreau de l’horreur puis ensuite attendre qu’un de ses proches professionnelles craque : l’attente serait sans doute plus longue mais lorsque la première partie craquerait, l’autre partie serait emportée et les dénonciations tomberaient, drues, sur ce salaud.
La juge avait été impressionné par la famille de Jean-Marc qui avait pratiqué une très efficace règle de l’omerta : tout le monde refusait de croire à la vérité du délit sexuel de Jean-Marc. Plus impressionnant : par la suite, lorsque cela avait craqué du côté professionnel, aucun membre de la famille n’était venu en renfort des dénonciations des collègues.
Du côté des collègues, en effet, cela avait fini par être un peu moins opaque mais il avait fallu reprendre trop souvent les témoignages de trop des collègues de Jean-Marc tant leurs propos étaient trop intriqués avec le ressentiment négatif lié à la jalousie de sa réputation d’excellent professeur aux exigences élevées.
C’est l’Education Nationale qui avait permis de démêler le bon grain de l’ivraie : après la deuxième tentative de suicide de Dalila, quelques semaines après le début de l’instruction, une enquête interne avait été effectuée par quelques inspecteurs ; ils avaient contacté d’anciens élèves, collègues et chefs d’établissement et ce qui pouvait apparaitre comme un dévouement extrême à ses élèves, avait alors été éclairé comme une belle perversité déviante à jouir de l’exercice d’un pouvoir de vie et de mort scolaire sur ses élèves ; les exigences n’apparaissaient plus qu’être le prétexte à pouvoir décider, seul, tout le temps les noms des heureux élus (et malheureuses à élire) qui mériteraient ses compliments ; le mot de harcèlement moral avait été prononcé et il avait été évidemment entendu qu’il n’était que l’antichambre du harcèlement odieux qu’avait subi Dalila. Aucun des collègues n’avait cependant jamais pu établir la réalité d’une agression sexuelle de Jean-Marc sur une de ses élèves, mais plusieurs avaient laissé entendre que le comportement schizophrène qui consistait à mettre de mauvaises notes et des appréciations vexatoires pour ensuite, lors d’entretiens privés, remonter le moral aux élèves était tout de même un excellent moyen pour installer le cadre normal d’entretiens particuliers avec des élèves.
L’Education Nationale avait fait son boulot et avait radié Jean-Marc.
Rien n’y avait fait : la juge avait refusé toutes les demandes de confrontations : au début de l’instruction, Dalila n’était jamais très loin d’une crise passée ou à venir. Ses parents s’étaient rapidement éloignés avec elle et elle n’avait plus revu ni ses camarades de lycée ni la famille de son oncle. La juge avait estimé que le témoignage invariable de Dalila sur les faits de viol doublé il est vrai d’un flou invariable sur le lieu lui suffisait : Dalila n’arrivait pas à se décrire dans la salle de classe et elle avait refusé la reconstitution avec une très grande violence . L’expert psychologue avait noté une constante grande angoisse à l’approche de l’évocation du lieu et des faits : le viol était décrit sans que n’apparaisse jamais le corps du violeur. L’état de sidération avec toutes ses conséquences, notamment un oubli du corps de l’autre au profit d’une menace diffuse et noire montrait d’ailleurs la grande violence psychique de l’acte puisque, en revanche, l’institut médico-légal n’avait trouvé aucune trace de violence physique récente. L’évidence de cette violence psychique était en droite ligne avec la forme de harcèlement moral que Jean-Marc exerçait sur ses élèves. Une confrontation était décidemment inutile.
Et Jean-Marc et Dalila ne s’étaient plus jamais revus.
Jean-Marc entre et suit de loin, géographiquement et psychologiquement, le cérémonial de l’installation de la cour. Cela fait près de 60 mois qu’il est en prison, 27 pendant l’instruction et bientôt 33 à attendre le procès.
En prison, il attend : la visite de son avocat et la visite de Louise et des enfants ; il ne fait rien d’autre qu’attendre.
Il attend aussi les attaques répétées d’autres détenus sur un professeur et sur un violeur : ce cumulard est un cadeau !
Il ne réussit plus à se souvenir de sa vie passée ; plus exactement, les souvenirs qu’il en a n’évoquent strictement rien : il ne ressent rien, il n’est plus en mesure de ressentir le bruit d’une classe, la chaleur de la cheminée auprès de laquelle il corrigeait les copies en écoutant de la musique. Il peut décrire ces souvenirs, techniquement, avec des phrases : mais ils sont silencieux et froids. Lui qui a tant expliqué qu’une poésie réussie provoquait des sensations au sens d’une excitation des sens (« A la lecture de ce vers de Rimbaud, vous ressentirez le vent sur la peau : essayez ! ») ne ressent plus rien.
Maitre Mussipont le touche et lui fait signe de se lever : il regarde et ne voit soudain que Dalila. Elle a… 6 ans de plus et il ne comprend plus très bien pourquoi une de ses anciennes élèves est là. Elle a le visage baissé et complètement fermé puis elle lève la tête et le voit.
Il lui sourit avec un sourire d’excuse qu’elle soit là et de curiosité de la raison pour laquelle elle est là : il lui fait une petite moue: « Mais qu’est-ce que vous faites là (il tutoyait ses élèves et les vouvoyait lorsqu’il passait, diplômés, les portes du lycée pour la dernière fois) ? ».
Le visage de Dalila se transforme complètement. Elle le regarde, maintenant, étonnée et comme à l’écoute d’un message qu’on lui susurrerait : elle ne comprend pas cette moue, c’est un fait mais ce qu’elle ne comprend surtout pas, c’est ce visage. Elle s’étonne qu’il ait tant changé en si peu de temps mais elle s’étonne surtout beaucoup qu’il soit là. Elle n’est pas choquée, juste désemparée, elle se penche vers son avocat qui la regarde, soudain sidéré par la complète transformation physique du visage de Dalila, et elle lui parle à l’oreille.
C’est très long et tout le monde a cessé de parler : elle ne chuchote pas comme les autres : elle est calme et puissante. Elle écrase complètement toute la cour par ce chuchotis ; son avocat lui chuchote à son tour à l’oreille.
Elle se lève.
L’avocat de Dalila regarde Maitre Mussipont.
Elle parle.
Ses parents fondent en larmes car elle a une voix calme et sereine qu’elle n’a plus eue depuis ses seize ans.
Elle dit : « Je n’ai jamais menti : il m’a bel et bien violé lorsque j’avais 16 ans. J’ai aujourd’hui le souvenir clair que mon agresseur m’a rapidement été nommé avec un « il » par les policiers; très rapidement, plus personne ne l’a plus jamais nommé autrement en ma présence, sans doute par pudeur, sans doute pour m’éviter des crises. Mais, c’était manifestement une erreur, car, en dehors de ce moment de sidération intense dans lequel il faut que je comprenne que mon professeur de français n’a plus été pour moi qu’un homme représentant de tous les hommes et tous les hommes étant mon oncle, je n’ai jamais répondu à autre chose qu’en traduisant « il » par mon oncle. C’est une erreur d’avoir refusé toutes les demandes de confrontations avec mon agresseur… Ce monsieur, là, à la place de l’accusé, était mon professeur de français, il n’a jamais été quelqu’un d’autre et je ne comprends pas ce qu’il fait là, ou plutôt, je le comprends trop bien… C’est un gâchis épouvantable; c’est mon oncle, monsieur … qui m’a violé, le … à … heures et … minutes. Tout me revient et je peux vous décrire le lieu et son corps, sans angoisse…».
L’enfant est sauvé.