ÉPILOGUE II : AUTRES RÉVÉLATIONS
Nous ne revoyons habituellement pas les jurés, après l’audience pénale : ils repartent chez eux après le délibéré, pendant que nous sommes en audience civile, audience rapide servant à la partie civile à former ses demandes financières, après condamnation pénale, laquelle ne les concerne pas, elle a lieu uniquement avec les magistrats professionnels.
Au demeurant, ils sont tenus par le secret des délibérations, et, même si nous les croisions ou sortions ensemble du Palais, ils ne pourraient rien nous en dire.
Là, l’une des jurées, la plus âgée je pense, m’avait attendu, dehors, malgré l’heure tardive – ma voiture était la dernière à être garée dans la petite rue jouxtant le Palais.
J’étais mal en point, et la succession de sensations de dégoût, d’abord à l’énoncé du verdict, puis après ma conversation avec Ahmed, puis alors que j’étais, en une flamboyante synthèse, malade comme un chien, et dégueulais sur un mur, m’avait, avec l’immense tristesse qui était la mienne à présent, pris totalement de cours : je n’avais plus de défenses, et, pour tout dire, après m’être essuyé la bouche, j’avais rejoint ma bagnole, et pleurais comme un veau, les mains sur son toit, quand je l’entendis : “Pardon, Maître ..?”
Je fis un bond : il était une heure, et je me croyais seul. Je la reconnus immédiatement, me redressai en tâchant de me donner une contenance, et l’interrogeai du regard.
Cette petite dame, expression dans ma bouche affectueuse, d’un certain âge, avait attendu dehors en bravant le froid et la nuit parce qu’elle avait bien vu, avec les autres, que j’étais effondré, tout à l’heure, lorsqu’ils avaient prononcé la décision ; et qu’elle avait bien vu, aussi, que j’étais sincèrement convaincu de l’innocence d’Ahmed, m’indiqua-t-elle. Alors, pensant d’ailleurs, elle le disait, que je ferais sans doute appel, elle avait résolu de violer le secret du délibéré, aussi parce qu’elle s’en voulait et avait besoin de le dire …
Selon elle, lorsque les jurés étaient entrés, tout à l’heure, dans la salle des délibérations, une large majorité d’entre eux étaient convaincus qu’ils ne pouvaient pas condamner Ahmed, qu’il n’y avait pas assez de preuves, ils l’avaient exprimé spontanément, elle en faisait partie, et la discussion, informelle, avait duré quelques minutes seulement, chacun ayant bien compris les règles de majorité entourant le scrutin (sur trois magistrats et neuf jurés, soit douze juges, il suffit que cinq votent “non” à la question sur la culpabilité pour acquitter), et plusieurs proposant dès lors de voter tout de suite …
Mais la présidente, et l’une des deux autres magistrates, étaient alors intervenues, en expliquant qu’on avait tout le temps, et qu’il fallait d’abord tout revoir, c’était une décision trop importante pour être prise “à chaud” ; très vite, me disait cette “mamie” attendrie par ce grand couillon d’avocat triste, elles avaient “repris la main”, et analysé les différents éléments mais à la lumière de leur expérience, en parlant beaucoup … Elle ne savait plus comment, mais il y avait eu plusieurs tours de votes blancs, et les premiers me restaient favorables, m’assurait-elle ; des discussions très dures avaient eu lieu ensuite, entre quelques jurés qui manifestement refusaient de condamner, et parlaient d’innocence et de risques d’erreur judiciaire, et, notamment, ces magistrates, assurant de la culpabilité d’Ahmed, parfois même cassantes avec ceux qui objectaient encore – la première jurée s’était vraiment fait remettre en place, elle avait fini par ne plus rien dire … Bref, ce qu’elle voulait me dire, c’est qu’en fait j’avais convaincu suffisamment d’entre eux, mais qu’ils avaient été ensuite lâches, impressionnés par l’autorité des magistrats, et que plusieurs avaient fini par changer leur vote – elle-même l’avait fait, elle assurait s’en vouloir terriblement, avoir eu conscience, mais trop tard, de son erreur, en entrant dans la salle …
Elle avait absolument tenu à me le dire – à me l’avouer, malgré tout, pour que je “ne me désespère pas” …
J’avais conscience, je l’ai encore en écrivant, que ce qu’elle me racontait était peut-être faux, inventé pour se déculpabiliser et/ou me faire plaisir ; ou bien encore, plus probablement d’ailleurs, je ne suis pas de ceux qui pensent systématiquement que tout est pourri au royaume du Pénal, qu’il s’agissait surtout là de sa vision des choses, de son analyse : la présidente était dure, je le savais ; mais il n’y a rien d’anormal à ce qu’elle parle, au même titre que les autres, qu’elle exprime ses convictions et les étaye ; et sans doute aucun était-elle mieux armée que quiconque pour bien le faire, et convaincre : il fallait être très fort, très libre, très combatif, pour résister à cela, simple citoyen devenu juge au royaume des juges – et je crains qu’on ne rencontre pas très souvent, dans la vraie vie, le premier des fameux “Douze hommes en colère” …1
Elle avait posé une main sur mon épaule, ébauchait un pâle sourire contrit, voulait que je lise dans ses yeux qu’il y avait de l’espoir … Moi, je pleurais toujours, je savourerais plus tard, si l’on peut dire, l’absolue ironie de cette scène – bien sûr, il fallait que cette révélation tombe sur ce procès-là …
Je lui assurai que je comprenais, que je la remerciais de sa démarche, qui resterait secrète, qu’elle n’avait pas à s’en vouloir, la Cour d’Assises étaient conçue comme ça – je n’en pensais pas un mot, mais j’étais sans plus aucune force – pour tout dire, j’avais un tel sentiment de gâchis dans la tête que je m’en foutais.
Nous étions là, comme deux imbéciles, dans une rue déserte plongée dans le noir, les yeux brillants, à nous réconforter mutuellement sans que ça ne fonctionne, ni dans un cas ni dans l’autre, et je venais de mettre toute ma conviction à certifier l’innocence d’un homme, puis d’entendre sa condamnation, puis d’entendre qu’il n’était en fait pas innocent, puis d’entendre qu’il n’aurait en fait pas dû être condamné : j’avais ma dose de sources d’écœurement pour cette nuit-là.
Je la remerciai à nouveau, et la laissai repartir chez elle, se sentant, je l’espérais, un peu moins coupable – je n’étais en revanche pas parvenu à lui dire qu’Ahmed était bien l’assassin, pas très noblement : je me souviens avoir vaguement pensé violation du secret professionnel, mais, surtout, qu’elle siégerait peut-être à nouveau dans les prochains procès de la session : je ne voulais pas lui enlever ses illusions, je me suffisais à moi-même, sur ce chapitre, cette fois-là …
Je remontai enfin dans ma voiture, et partis, retrouver ma merveilleuse maison, ma pure et tendre épouse, à laquelle je le savais déjà je raconterais tout demain. Et dormir, si l’épuisement parvenait à m’étouffer suffisamment le cerveau.
- Sans qu’on puisse réellement en vouloir à quiconque, à mon avis – ou seulement au législateur, qui n’a pas voulu que, comme cela se fait ailleurs, les jurés soient seuls pour délibérer de la culpabilité et des circonstances aggravantes, les juges professionnels ne les rejoignant que pour la peine ; et qui au surplus veut actuellement que ces jurés soient moins nombreux, comme si, déjà, ils avaient suffisamment de poids, face aux professionnels … Bref, autre débat. Et il n’empêche : tout élève-avocat DOIT voir ce film, et en apprendre chaque réplique de chaque personnage : toutes peuvent servir, sans exception. [↩]
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Votre récit, écrit avec une verve remarquable et un ton d'une sincérité touchante, met le doigt sur l'extrême complexité de l'humain. Cet petit homme frêle a commis un crime horrible qu'on eût imaginé plus facilement perpétré par l'alcoolique ancien légionnaire, au passé violent. Cet homme capable d'actes terribles sur ses propres enfants n'a pas eu le coeur à dénoncer son ami décédé, alors même qu'il avait tout à y gagner.
Drôle d'humanité, si pétri de contradictions.
A propos, je sais que votre récit date un peu, et je ne sais si la personne qui a posé la question lit toujours ces commentaires, mais je pense savoir comment Ahmed a tué: se tenant au dessus du fossé, il a pu dominer la pauvre Geneviève et l'exécuter.
D'ailleurs, si Roger a tenu les propos rapportés par sa femme, il n'a pas seulement assisté au crime, il s'en est fait complice. Malgré tout, Ahmed s'est senti seul coupable, ou peut être a t-il pensé qu'il devait être loyal envers celui qui l'avait soutenu contre sa femme.
Les jurés eux, si le récit de celle qui s'est confiée à vous est à peu près vrai, auront accepté, par lâcheté et peur d'accuser un homme qu'ils pensaient innocent, pour ne pas affronter des magistrates, rompues à l'exercice de la pression psychologique. Et ces magistrates alors, si ce récit est juste, sont elles coutumières du fait ? Combien d'autres accusés (peut être innocents, eux) ont elles peut être injustement brisé l'existence?
J'ai ressenti votre angoisse et l'extrême violence de ces moments que vous avez vécus.
Quel avocat vous faîtes! Je suis admirative.
Un moment fort d'humanité que vous rapportez là. Votre récit me touche, il donne à réflechir; je ne suis pas prête de l'oublier.
Alors Un GRAND merci
P.S : A quand la suite d´histoire noire ?
En tout cas, cette histoire m'a réellement captivée....