ÉPILOGUE I : DÉLIBÉRÉ
J’allais enfin pouvoir boire quelque chose et manger un morceau, mais je me suis d’abord rendu aux côtés d’Ahmed, dans les geôles ; il m’a félicité et remercié chaleureusement, j’ai souri et lui ai dit finement, comme souvent, que j’étais ravi de l’avoir au moins convaincu, lui ; nous nous détendions enfin … Il m’a demandé pour combien de temps on en avait, je pensais à deux heures au moins ; je l’ai laissé, j’étais content qu’il ne semble pas s’inquiéter, et d’avoir au moins pu lui faire oublier qu’on demandait trente ans contre lui …
Il était maintenant vingt heures, et le délibéré, pendant lequel je mangeai, passai tous les appels téléphoniques que trois jours d’absence du cabinet rendaient urgents, et restai là, à réfléchir, et réfléchir encore, mais non, décidément, je ne voyais pas ce que j’avais pu oublier, ça allait. J’attendais.
L’huissier d’audience ne m’appela que vers minuit, alors que tout était fermé depuis longtemps autour de la Cour, et que j’étais assis sur le banc d’Ahmed, à discuter et fumer avec lui : ça y était, ils étaient prêts. Je lui souhaitai bonne chance, et allai remettre ma robe, qui en quatre heures n’avait pas pu sécher.
L’avocat général vint me saluer, me dire qu’il avait apprécié mon travail, qu’il pensait que ça allait être un acquittement, et que je l’avais, lui-même, convaincu ; à présent, affirmait-il, il ne requerrait peut-être pas la culpabilité ! J’ouvris la bouche stupidement, souris faiblement devant le compliment, mais pas longtemps. Je secouai la tête : “Vous vous rendez compte, s’il est condamné … Il aurait peut-être fallu s’interroger avant ?”. Il n’eut pas le temps de répondre, la Cour et le Jury entraient.
La première jurée pleurait, et personne ne regardait ni moi, ni Ahmed.
La présidente prit rapidement la parole. Les réponses aux questions étaient toutes positives. Coupable. En conséquence, Ahmed était condamné à vingt ans de réclusion criminelle.
J’avais compris quelques secondes avant ce prononcé, ce qui m’a permis de conserver un semblant de dignité : je suis resté debout, mes larmes ont jailli, mais je n’ai pas hurlé à la mort …
J’étais totalement effondré, je n’arrivais plus à penser. La Cour et les jurés sont sortis, puis seule la cour est revenue, pour l’audience civile. Je ne m’étais même pas tourné vers Ahmed, je n’arrivais pas à le faire ni à lui parler – si l’expression “KO debout” s’est jamais appliquée à une scène judiciaire, c’est bien celle-là.
Cette audience a été, comme toujours, expédiée en quelques minutes, je m’en suis rapporté, et puis enfin le calvaire a définitivement pris fin, et je me suis décidé à sortir de ma léthargie. Je me suis précipité dans les geôles, réconforter Ahmed quelques minutes, avant son départ pour la prison, que j’avais eu grand tort d’imaginer plus joyeux ; je voulais aussi lui dire que nous ferions appel, que je le suivrais encore, s’il voulait bien de moi …
Les policiers nous accordèrent quelques instants, sur le même banc où il venait de passer quatre heures … Je m’effondrai à ses côtés, vidé, meurtri, misérable. “Ahmed, je ne sais pas quoi vous dire …” Je relevai la tête pour le regarder en face, et assumer.
Il souriait. Pas son rictus à la con, non, il souriait vraiment.
Je rouvris la bouche pour lui demander s’il avait bien compris le verdict, mais il m’arrêta d’un geste : “Allez, Maître, vous vous êtes bien battu, et vingt ans, ça va, c’est pas si mal …”
J’étais stupéfait, j’ouvrais de grands yeux, j’avais le mot “appel” à la bouche, quand il enchaîna, d’une vois très douce, j’ai bien cru y discerner un petit regret : “Allez, Maître, je ne pouvais pas vous le dire vraiment, je sais que je vous aurais déçu … Mais oui, je l’ai fait. Je l’ai fait… C’est pour ça que je ne voulais pas que vous accusiez Roger, quand il était encore en vie, le malheureux : il était là, il a tout vu, mais tout ce qu’il a fait, c’est me laisser prendre son couteau …”
Je le regardai, sans pouvoir bouger ou dire quoi que ce soit ; si, quand-même : “Mais… Pourquoi ?”
Il répondit d’un autre petit sourire gêné, en secouant la tête : ça, il ne me le dirait pas. Je m’en foutais presque, j’étais abasourdi.
Les policiers s’impatientaient, il se leva : “Allez, ça va aller. Bon courage, et encore merci. Vous avez bien bossé.”
Voilà, c’était tout. Et il est parti, pendant que je restais sur son banc, dans ma robe puante, les larmes dans les yeux, et prenais encore, une fois de plus, mais durement, vraiment terriblement durement, une leçon de vie.
Je finis par me décider à repartir, moi aussi.
Je n’allai saluer personne de la Cour, il y a des limites à tout, et dans tous les sens. Je rassemblai mes documents, ma robe, et quittai la salle, pour rejoindre mon véhicule, garé tout à côté du Palais.
J’avais mal partout, mais plus encore au ventre, et je n’étais pas arrivé à ma voiture que je dus m’arrêter et vomir, plié en deux.
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Votre récit, écrit avec une verve remarquable et un ton d'une sincérité touchante, met le doigt sur l'extrême complexité de l'humain. Cet petit homme frêle a commis un crime horrible qu'on eût imaginé plus facilement perpétré par l'alcoolique ancien légionnaire, au passé violent. Cet homme capable d'actes terribles sur ses propres enfants n'a pas eu le coeur à dénoncer son ami décédé, alors même qu'il avait tout à y gagner.
Drôle d'humanité, si pétri de contradictions.
A propos, je sais que votre récit date un peu, et je ne sais si la personne qui a posé la question lit toujours ces commentaires, mais je pense savoir comment Ahmed a tué: se tenant au dessus du fossé, il a pu dominer la pauvre Geneviève et l'exécuter.
D'ailleurs, si Roger a tenu les propos rapportés par sa femme, il n'a pas seulement assisté au crime, il s'en est fait complice. Malgré tout, Ahmed s'est senti seul coupable, ou peut être a t-il pensé qu'il devait être loyal envers celui qui l'avait soutenu contre sa femme.
Les jurés eux, si le récit de celle qui s'est confiée à vous est à peu près vrai, auront accepté, par lâcheté et peur d'accuser un homme qu'ils pensaient innocent, pour ne pas affronter des magistrates, rompues à l'exercice de la pression psychologique. Et ces magistrates alors, si ce récit est juste, sont elles coutumières du fait ? Combien d'autres accusés (peut être innocents, eux) ont elles peut être injustement brisé l'existence?
J'ai ressenti votre angoisse et l'extrême violence de ces moments que vous avez vécus.
Quel avocat vous faîtes! Je suis admirative.
Un moment fort d'humanité que vous rapportez là. Votre récit me touche, il donne à réflechir; je ne suis pas prête de l'oublier.
Alors Un GRAND merci
P.S : A quand la suite d´histoire noire ?
En tout cas, cette histoire m'a réellement captivée....