PARTIE CIVILE – RÉQUISITIONS
J’eus une bonne surprise, à la reprise, vers quatorze heures : ma consœur, constituée partie civile au nom de l’administrateur ad hoc1 des enfants, absents de l’audience, plaidant la première, fit part à la Cour, d’une part, de ce que les aînés des enfants, conscients et informés de ce qui se passait, ne croyaient pas leur père coupable ; plus exactement, ne le croyaient pas capable d’un tel acte – et qu’il leur manquait …
Et, d’autre part, de ce qu’“en conscience”, à l’issue des débats, et n’étant pas là pour accabler ou accuser, mais pour représenter six petits êtres qui avaient perdu leur mère, et dont l’intérêt était la vérité sur ce drame, non pas un coupable à tout prix, elle conservait quant à elle un doute sérieux sur la culpabilité d’Ahmed ; elle concluait en se soumettant par avance au jugement de la Cour et des jurés.
Elle ne m’avait rien dit, même si évidemment pendant trois jours nous avions beaucoup parlé : je la regardai se rasseoir, elle me rendit mon regard ; j’espère qu’elle a pu y lire ce que je pensais : il y avait de la noblesse, et une grande honnêteté morale, dans ce qu’elle venait d’oser dire, à la place qui était la sienne.
L’avocat général fut beau joueur avec elle : bien que se retrouvant soudain face à deux adversaires, car le doute est évidemment son ennemi absolu, et sachant le poids vraisemblable de l’opinion des enfants sur les jurés, il ne l’accabla pas, et indiqua simplement en introduisant son propos, à mon avis très habilement, qu’il respectait totalement le ressenti des enfants – mais que bien sûr, ni lui-même, ni la cour, ni les jurés, ni la société, n’étaient, eux, les enfants perdus d’Ahmed, adorant leur père, qui leur manquait tant ; et que, si l’on pouvait comprendre dès lors qu’entre la justice et leur père, ils aient choisi leur père, lui, et “nous tous”, ne pourrions pas, ne pourrions jamais, faire ce choix : Ahmed était coupable, et tout l’accablait, bien au-delà de sa propre piètre défense de lui-même …
Il fut excellent. Il raconta comment, il y a trois ans, un crime était arrivé. Il rappela d’abord les faiblesses de caractère d’Ahmed, “son profil psychologique pâle, en faisant un petit homme soumis, qui empilait les exactions et les carences de son épouse, ce n’était pas faire injure à sa mémoire que de dire ce qui était, comme l’eau d’une bouilloire vient lentement à ébullition … Pour ralentir le moment où il faudrait que la vapeur sorte, ou bien que l’instrument explose, il y avait les disputes, répétitives, lassantes, de plus en plus fréquentes, devant lesquelles il fuyait, comme ce soir-là ; et il y avait Roger, l’exutoire, le seul ami, devenu un modèle, l’exhortant à réagir, Roger le violent, l’alcoolique, qui considérait qu’Ahmed ne serait pas un homme tant qu’il n’aurait pas enfin levé la main sur Geneviève … Voilà pour le contexte, voilà pour le décor, voilà pour le mobile – oh, qui n’en était pas un, pas au sens propre, il le concevait bien ; mais dans combien de crimes y-a-t-il, particulièrement crime de sang, particulièrement plus ou moins passionnel, de mobiles objectifs, tangibles ?”
Le mobile d’Ahmed, c’était l’exaspération. L’explosion de la bouilloire. Et voilà ce qui s’était passé, preuves à l’appui, parce que le récit qu’il allait faire maintenant correspondait en tous points avec chaque détail matériel du dossier : “Ils se disputent, elle ne le griffe pas du tout à ce moment-là, personne pas même Roger n’a vu la griffe après, et Ahmed ne l’a pas exhibée, alors même qu’il était remonté à bloc contre Geneviève ; pas plus qu’elle n’arrache le minuscule fil de son costume bleu, celui retrouvé en boule et maculé le lendemain, faute de quoi le fil serait tombé entre-temps de l’autre ongle de la défunte, et Ahmed ne portait évidemment pas sa veste chez lui, pourquoi et comment voulez-vous que le fil vienne du pantalon ? Elle sort du domicile, et sous ses ongles, il n’y a rien.
Elle va s’asseoir, probablement aussi un peu cuver et fulminer, à sa place habituelle, sur un banc à l’écart, sur une place déserte à cette heure-là, les riverains sont devant la télé ; Ahmed met sa veste, maintenant, et sort à son tour, il va pleurer chez Roger ; a-t-il déjà l’intention de tuer Geneviève ? Non, probablement pas, on ne le lui a pas encore si fortement suggéré. Roger est ivre et le sera de plus en plus, et les deux accusés initiaux comme les témoins confirment qu’il pense à un geste violent, qu’il le répète, qu’il, écoutez bien cela, qu’il décrit le crime exact qui va être commis deux heures plus tard, un “sourire kabyle”, au couteau cranté ; les témoins partent, les deux hommes sont seuls, Ahmed est à bout, Roger ivre et surexcité, comme, dans son passé, lorsqu’il a déjà agi violemment ; il n’y a pas de raison pour qu’Ahmed parte avant que Roger se couche, aucune, rien ne l’attend, et il risque même de retrouver Geneviève ; non, il reste, et Roger, monté dans les tours, n’a pas d’autre raison d’aller chercher son couteau, soudain, en pleine nuit, que de le montrer à Ahmed, et que de décider, avec lui, de s’en servir, pour le libérer, pour lui prouver ce qu’est un homme, un vrai. Il va, ou ils vont, chercher l’arme.
Juste avant ou juste après, ils décident ce qu’ils vont en faire : la préméditation commence là.
Ils savent où se trouve probablement Geneviève, n’oubliez pas qu’elle est partie avant Ahmed, qui sait qu’elle est à pied, et souvenez-vous des témoins, tout le monde connaît le banc où cette femme s’isole souvent, dans les mêmes circonstances ; on monte à bord du véhicule de Roger, ce véhicule blanc de type 4×4, dont l’accusation attend encore que la défense lui dise s’il en existe un seul autre similaire dans toute cette affaire, et que trois témoins, pas un, pas deux, trois, identifieront à deux mètres de la scène de crime, et où l’on retrouvera, l’expert vous l’a dit, sans possibilité d’erreur, l’ADN d’Ahmed côté passager, et de la boue, la même que celle du fossé, un peu partout, dedans et dehors ; on s’en va chercher Geneviève, et malheureusement pour elle on la trouve, sur son banc ; on lui ment, on veut faire la paix, peu lui importe, mais elle monte avec les deux hommes, qu’elle connaît parfaitement, et donc sans violences ni contrainte – et si ce n’est pas eux, comment expliquer qu’aucune, aucune trace de défense ou de violence n’ait été retrouvée sur la malheureuse ?
On roule, on l’emmène vers la forêt, et on se gare rapidement, à un endroit jugé désert, il n’a pas fallu plus de quelques minutes – le véhicule est dans le bon sens, on n’a pas fait demi-tour avant, elle se serait demandé pourquoi ; on va aller vite, on ne prend pas la peine d’éteindre les phares, et peut-être que les deux hommes, les deux assassins, poussent leur victime dehors, peut-être que tous trois descendent sous un prétexte quelconque, mais ce qu’on sait, parce que des témoins l’ont dit, et que des témoins, dont rien, strictement rien, ne permet de mettre la parole en doute, l’ont vu, c’est qu’un instant après, Geneviève est dans le fossé, eux sont côte à côte devant elle, au bord, et qu’elle fait un geste vers eux pour tenter de remonter …
La suite, la terrible suite, personne ne la voit, mais tous les éléments matériels du dossier nous la racontent : les deux hommes descendent à leur tour, leurs bas de pantalons porteront la boue du fossé, leurs chaussures en seront pleines ; Ahmed maintient Geneviève, qui sait maintenant qu’ils lui veulent du mal, qui a peur, qui se débat, sans doute une seule fois ; elle griffe Ahmed au cou, elle arrache une fibre de la veste que, désormais, il porte ; mais il est déjà bien trop tard : Roger est derrière elle, Roger le gaucher qui lui tranche la gorge avec son poignard, de la droite vers la gauche, en la maintenant en arrière ; le sang de l’innocente gicle, mais Ahmed s’est éloigné, et Roger, derrière elle, n’en est pas éclaboussé. Elle tombe. Elle est abandonnée dans ce fossé boueux, comme une carcasse de chien.
Les deux assassins remontent dans la voiture, où ils laisseront un peu de boue ; Roger dépose Ahmed chez lui, je le sais car je sais qu’il ne marchera pas, ou très peu, sur la route, où d’autres substances auraient collé aussi, en plus de la même boue, à ses semelles, pas plus que Roger n’y marchera, garant quelques secondes après son véhicule devant le Guet-apens, et rentrant immédiatement chez lui avec l’arme du crime, qu’il s’empressera de laver, et pas seulement à l’eau, comme un collectionneur qui aurait voulu en ôter la poussière, mais comme un assassin, qui veut en ôter toute trace de son forfait – pas assez bien, cependant, vous vous en souviendrez, pour qu’une infime quantité de la chair de Geneviève ne s’y trouve encore ; et même cette affirmation n’en est pas une, mais bien une certitude démontrée, parce que s’il s’était agi là d’un résidu plus ancien, comme a feint de le supposer Roger, le datant à plusieurs années, alors celui-ci aurait été décomposé, et aurait, évidemment, disparu.
Roger roule l’arme dans un sachet, je pense que c’est celui dans lequel il l’avait emportée, pour qu’elle soit abritée des regards ; et il va se coucher, devoir accompli, courage de l’ivrogne assouvi. Tout ceci a pris du temps, bien plus que de ranger trois verres dans un café désert : Monique, malheureuse Monique qui m’écoute, assise là-bas, et se rend enfin à l’évidence, je le vois, est réveillée par son mari, et constate qu’il est trois heures ; surtout, elle l’entend dire à plusieurs reprises “Putain, je l’ai fait”, en boucle …
De quoi parle-t-il donc avec tant d’insistance, dans son demi-sommeil d’alcool, Ahmed ? Du rangement du comptoir ? Non, vous savez comme moi, n’est-ce pas, de quoi il parle, votre ami Roger, qui vient de tuer, avec vous et pour vous …”
L’avocat général sera aussi implacable sur ses convictions qu’il l’avait été sur ce récit : pour lui, Ahmed, qui n’était pas ivre, avait accepté en parfaite conscience la proposition de Roger, et au mieux, en était plus coupable encore ; au pire, il avait peut-être pu penser que Roger ferait un coupable idéal, le dédouanant du même coup, même s’il concédait ne pas pouvoir prouver cela …
Il terminera, après d’autres considérations sur les règles d’administration de la preuve, l’attitude d’Ahmed à l’audience, sa froideur y compris le jour même devant les gendarmes, d’autres encore, mais je n’écoutais plus car j’étais en fureur, par expliquer que la partie civile, tout à l’heure, s’en était rapportée à la décision que prendraient les juges, et avait aussi parlé de l’amour porté par Ahmed à ses enfants ; il demanda aux magistrats et aux jurés de dire, avec lui et selon sa conviction, étayée par toutes les preuves du dossier, que cet amour n’existait pas, ou avait cessé d’exister, ce soir-là, il leur demanda de dire aux enfants qu’Ahmed, en commettant ce crime, avait non seulement privé Geneviève de sa vie, mais ses enfants de leur mère, les ayant à jamais privé de cet amour ; il leur demanda de le condamner à trente ans de réclusion criminelle.
- Les mineurs ne peuvent se représenter eux-mêmes en justice, n’en ayant pas la capacité légale. En principe, leurs représentants légaux sont leurs parents. Mais bien souvent, ceux-ci ne peuvent exercer ce rôle, étant eux-mêmes accusés, comme ici pour leur père, ou bien parce qu’on estime qu’ils ont manqué à leur devoir, le cas type étant la mère qui a recueilli des dénonciations de faits incestueux, mais n’a rien fait : dans tous ces cas, on nomme un administrateur ad hoc (“A cette fin”), association de protection de l’enfance ou Conseil Général, lequel mandate un avocat, pour les représenter dans l’instance en cours et faire valoir leurs droits. [↩]
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Votre récit, écrit avec une verve remarquable et un ton d'une sincérité touchante, met le doigt sur l'extrême complexité de l'humain. Cet petit homme frêle a commis un crime horrible qu'on eût imaginé plus facilement perpétré par l'alcoolique ancien légionnaire, au passé violent. Cet homme capable d'actes terribles sur ses propres enfants n'a pas eu le coeur à dénoncer son ami décédé, alors même qu'il avait tout à y gagner.
Drôle d'humanité, si pétri de contradictions.
A propos, je sais que votre récit date un peu, et je ne sais si la personne qui a posé la question lit toujours ces commentaires, mais je pense savoir comment Ahmed a tué: se tenant au dessus du fossé, il a pu dominer la pauvre Geneviève et l'exécuter.
D'ailleurs, si Roger a tenu les propos rapportés par sa femme, il n'a pas seulement assisté au crime, il s'en est fait complice. Malgré tout, Ahmed s'est senti seul coupable, ou peut être a t-il pensé qu'il devait être loyal envers celui qui l'avait soutenu contre sa femme.
Les jurés eux, si le récit de celle qui s'est confiée à vous est à peu près vrai, auront accepté, par lâcheté et peur d'accuser un homme qu'ils pensaient innocent, pour ne pas affronter des magistrates, rompues à l'exercice de la pression psychologique. Et ces magistrates alors, si ce récit est juste, sont elles coutumières du fait ? Combien d'autres accusés (peut être innocents, eux) ont elles peut être injustement brisé l'existence?
J'ai ressenti votre angoisse et l'extrême violence de ces moments que vous avez vécus.
Quel avocat vous faîtes! Je suis admirative.
Un moment fort d'humanité que vous rapportez là. Votre récit me touche, il donne à réflechir; je ne suis pas prête de l'oublier.
Alors Un GRAND merci
P.S : A quand la suite d´histoire noire ?
En tout cas, cette histoire m'a réellement captivée....