Au Guet-apens

L’AUDIENCE

Voilà, en tout cas, les principaux éléments que la Cour d’Assises va maintenant devoir soupeser, pour décider de la vie d’un homme, et affirmer, ou pas, qu’Ahmed a, avec préméditation, tué sa femme, ou au moins participé à son meurtre.

Voilà tout ce que je connais par cœur, et dont chaque détail me hante et m’effraie, en regardant ce petit bonhomme suranné se tenir dans le box des accusés, debout devant ses douze juges, en l’écoutant décliner son état civil de sa voix étonnamment grave pour sa taille, puis, après lecture de l’arrêt de renvoi par la greffière, dans un silence solennel, répondre à la question de la présidente par les deux phrases simples dont nous avons convenu : “Je suis innocent. Je n’ai pas tué ma femme”.

Bien, Ahmed, je le sais, que tu es innocent. Ça me fait mal au ventre, tant je le sais. Il faut juste que j’arrête de trembler, et on y va, on se bat, tiens bon …

Ça a été trois jours d’audience vraiment éprouvants – ils le sont toujours, devant une cour d’assises, mais là tout spécialement, à la fois parce que, selon moi en tout cas, la présidente, seule juge parmi les juges à avoir lu le dossier, instruisait très à charge, ce qui impliquait maints incidents et une vigilance de tous les instants, nécessitant d’être constamment sur la défensive et de rectifier sans cesse tel ou tel élément, de compléter telle ou telle lecture trop partielle, et partiale … Et à la fois parce que j’avais un adversaire, l’avocat général, particulièrement fin et actif, lui aussi, qui, objectivement, est parvenu plusieurs fois à mettre Ahmed en difficulté, en pointant telle ou telle contradiction, en ironisant parfois ou au contraire en l’amenant doucement à se contredire, un peu, sur un point de détail, un élément annexe (Par exemple, s’il aimait Geneviève, pourquoi ces disputes, pourquoi ce projet de divorce ? Ah bon, on peut aimer et divorcer ? Ah … Mais alors … On peut sûrement aussi aimer et tuer, non ..?) ; mais aussi parce qu’Ahmed, même sans les assauts conjoints des deux magistrats, ne s’y est pas très bien comporté.

Il répondait souvent de façon évasive, fuyante, toujours assez laconique, parfois même en ayant l’air un peu absent, un peu non concerné, ce qui évidemment n’est pas une excellente façon de convaincre juges et jurés, qui l’ont sous les yeux en permanence pendant tout ce temps …

Nous avions passé des dizaines d’heures ensemble, à préparer cette audience, je m’étais fait avocat général, j’avais anticipé toutes les possibilités de questions, toutes les difficultés potentielles, je le croyais prêt. J’avais tort. Il ployait manifestement, non pas sur le poids du fond du dossier, qu’il ne pouvait pas mieux maîtriser, même avec un langage auquel il manquait quelques mots pour que tout soit parfait, mais sur le stress, la peur de l’audience, la honte d’être là, sous les regards d’inconnus en charge de décider de son avenir, la peur des accusations réitérées contenues dans chaque question, auxquelles il fallait pourtant répondre en “se tenant” le mieux possible … La peur. Même et surtout celle de mal faire ou dire … Je ne souhaite à personne d’avoir un jour à se défendre devant une cour d’assises, c’est un “exercice” d’une absolue difficulté.1

Et pire : à plusieurs reprises, il a même menti, sur des détails évidemment, et tout aussi évidemment parce que sur le moment, la réponse inventée lui semblait plus adaptée, oubliant le dossier et parfois même la logique, sous ce qui ne pouvait être que l’effet de ce terrible stress, tant ça le desservait : par exemple, voilà que soudain il portait la veille des faits un costume marron, et non plus bleu, de sorte que la particule de fil bleu trouvée sous un ongle de Geneviève ne l’accusait pas …

Ce point n’avait pourtant jamais fait débat, il savait aussi bien que moi, son accusateur ou la présidente, qu’il portait bien un costume bleu, mais il avait à la fois oublié et occulté, il voulait trop se défendre – et à la troisième reprise, la présidente s’était tournée vers moi, son avocat, pour me demander d’insister auprès de lui, de le “ramener à un peu de bonne foi”, dans son intérêt, parce que là, elle renonçait, et j’avais effectivement dû le faire pour qu’enfin il s’en “souvienne” … Évidemment, on tentait de rattraper l’impression désastreuse produite par ce mensonge idiot, on demandait doucement : “Ahmed, pourquoi avez-vous menti, à l’instant, contre l’évidence, alors que vous n’avez jamais contesté ça ? – Ben, je sais pas … – Vous avez peur ? – Ben oui …”, mais c’était avec des sabots et une tenue de scaphandrier, et trop tard …

Je l’ai déjà raconté ailleurs je crois2, d’ailleurs pour en rire après coup, mais, sur une de ces tentatives de sauvetage, j’allais, ainsi, me vautrer complètement – pour avoir oublié deux des règles fondamentales du pénaliste dans un procès : ne jamais poser de question dont on n’est pas certain de connaître la réponse ; et, si malgré tout c’est une autre réponse qui vient, être prêt à rebondir comme si c’était celle qu’on attendait …

Ahmed venait de s’embrouiller totalement, pendant un bon quart d’heure, en répondant à une série de questions de l’avocat général sur son emploi du temps de la veille, inversant les étapes, modifiant le motif de la dispute avec Geneviève, décalant l’heure du couchage des enfants, prétendant être sorti le premier : catastrophe, le genre de moment après lequel l’avocat général s’assied, après que tout a été rectifié d’après les procès-verbaux et “sous le contrôle de la défense”, avec un grand sourire repu … Le même que celui de la présidente qui, ensuite, vous demande alors si vous avez vous-même des questions sur ces différents points … Je fis mine de n’en avoir aucune, puis me ravisai, d’un air savamment calculé pour sembler las et désolé d’enfoncer une porte ouverte : “Oh, si, allez, Madame le Président, une seule … Ahmed, nous sommes aujourd’hui un peu moins de trois ans après la journée pour laquelle vous venez de tout confondre … Une journée qui, je le rappelle, était a priori pour vous comme les autres, et dont vous n’aviez aucun motif de vous souvenir particulièrement au départ … Bon, alors, dites-moi un peu, voyons … Pouvez-vous me dire ce que vous avez fait, tiens, il y a exactement trois ans, jour pour jour, soit en date du xxx ? Que portiez-vous comme habits, qui avez-vous vu, y-a-t-il eu une autre dispute avec votre épouse ..?”

Vous l’aurez compris, il s’agissait évidemment, un peu minablement d’ailleurs mais que faire d’autre, de lui faire dire qu’il était incapable de me répondre, et de démontrer qu’il ne s’en souvenait pas, qu’il était impossible de s’en souvenir aussi longtemps après, ce qui pouvait expliquer ses erreurs …

Et là, Ahmed s’est relevé dans le box, a semblé réfléchir quelques secondes, et puis m’a répondu, l’abruti : “Le xxx ? Ah, oui, je m’en souviens très bien, c’était la fête du village. J’avais mis mon costume gris, et avec Geneviève et les enfants on a été acheter des fleurs. On ne s’est pas disputés, c’était une belle journée. Le midi,on a mangé des…” Je l’ai interrompu d’un geste, je me suis tourné vers la présidente, et j’ai dit, comme si c’était une évidence et qu’on comprendrait un jour l’intérêt de tout ça : “Ah !” Je crois bien qu’elle était proche du fou-rire en me demandant si j’avais d’autres questions, j’ai fait signe que non en me rasseyant le plus dignement possible …

Bref, trois jours d’audience exténuants, au terme desquels d’une part, Ahmed était “mal passé”, souvent, pendant que mes relations avec la présidente s’étaient progressivement tendues ; mais, d’autre part, pendant lesquels, aussi, j’avais vu les jurés prendre de nombreuses notes, s’intéresser beaucoup au cas de l’absent, Roger, dont je voulais tellement qu’il ait tort, pendant lesquels aucun aveu n’avait été effectué, ni aucun flagrant délit de mauvaise foi ou de mensonge commis sur l’essentiel des faits, les éléments fondamentaux – et, je le martèlerais bientôt comme un bûcheron, toujours strictement aucune preuve formelle n’avait été rapportée …

Les débats furent clos en fin de matinée, le troisième jour, pour laisser place aux réquisitions, plaidoiries et délibéré, l’après-midi.

Comme souvent, d’ailleurs incapable de manger, je demandai leurs avis à la greffière et aux policiers d’audience, et je fus conforté malgré tout : comme moi, ils pensaient que mon client était mal ressenti par les jurés, mais comme moi, ils trouvaient que le dossier restait fragile, le concernant en tout cas. Bon. Je me laissai enfermer dans la salle, et repris, une dernière fois, un à un, tous les éléments que j’allais plaider tout à l’heure – la peur, dans ces moments-là, devient soudain physiquement douloureuse ; tout le fruit de l’expérience de l’avocat est d’arriver, au fil des audiences, non pas à atténuer la douleur, mais à s’en faire une alliée, à la canaliser pour tenir, concentré à l’extrême, jusqu’à la prise de parole, puis à la seconde s’en libérer totalement, toute l’énergie partant dans les mots … On ne sent qu’on va y arriver pleinement, un peu, ou pas, que quelques secondes avant d’avoir la parole. Là, je bossais, bien inutilement puisque je savais tout par cœur, mais pour ne pas penser.

  1. Faites le test, sans faire semblant de vous défendre d’un faux crime : aux assises, l’examen de la personnalité commence par une déclaration spontanée de la personne, censée à cet instant retracer exhaustivement sa vie, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui. Essayez de le faire, seul, face à une glace ; si plus de trente phrases vous viennent, peut-être alors ne vous reprocherait-on pas de dissimuler certaines choses, d’édulcorer, d’oublier des pans entiers de votre existence. Mais je suis bien certain que vous n’aurez même pas trente phrases. Un autre exemple, que tous les avocats connaissent encore mieux : vous avez violé une gamine ou un gamin, vous l’avez reconnu, et il est là, à la barre, devant vous. Essayez de “bien” répondre, en imaginant le silence et le regard des jurés, en sus de celui de votre victime, à cette question du président, qui viendra à coup sûr : “Madame, Monsieur, vous êtes là, devant cet enfant, vous avez reconnu lui avoir fait du mal … N’avez-vous rien à lui dire ?” La réponse interdite est “Non”, sauf à passer pour un monstre insensible. Je vous laisse en tenter d’autres, audibles par des jurés… []
  2. Marie, ma Chere mémoire de blog, si tu retrouves où ..? []

303 Commentaires

  1. Pingback : Le Fil : la sordide histoire vraie à l'origine du thriller de Daniel Auteuil

  2. Pingback : Quelques grains de droit | Quelques Grains

  3. Fatiha
    J'ai lu tout votre récit d'une traite et je suis absolument scotchée. Je m'attendais à une fin toute différente; l'aveu d'Ahmed, si inattendu, m'a totalement stupéfiée. Etonnamment, et en dépit de la noirceur du personnage, il semble qu'il vous ait fait cet aveu pour alléger le poids de votre désarroi, alors que vous seriez resté sans doute longtemps terriblement marqué par le poids de ce que vous auriez tenu pour une affreuse injustice, et votre impuissance à n'avoir pu l'empêcher. Etonnant criminel incestueux qui a pris son avocat en affection!
    Votre récit, écrit avec une verve remarquable et un ton d'une sincérité touchante, met le doigt sur l'extrême complexité de l'humain. Cet petit homme frêle a commis un crime horrible qu'on eût imaginé plus facilement perpétré par l'alcoolique ancien légionnaire, au passé violent. Cet homme capable d'actes terribles sur ses propres enfants n'a pas eu le coeur à dénoncer son ami décédé, alors même qu'il avait tout à y gagner.
    Drôle d'humanité, si pétri de contradictions.
    A propos, je sais que votre récit date un peu, et je ne sais si la personne qui a posé la question lit toujours ces commentaires, mais je pense savoir comment Ahmed a tué: se tenant au dessus du fossé, il a pu dominer la pauvre Geneviève et l'exécuter.
    D'ailleurs, si Roger a tenu les propos rapportés par sa femme, il n'a pas seulement assisté au crime, il s'en est fait complice. Malgré tout, Ahmed s'est senti seul coupable, ou peut être a t-il pensé qu'il devait être loyal envers celui qui l'avait soutenu contre sa femme.
    Les jurés eux, si le récit de celle qui s'est confiée à vous est à peu près vrai, auront accepté, par lâcheté et peur d'accuser un homme qu'ils pensaient innocent, pour ne pas affronter des magistrates, rompues à l'exercice de la pression psychologique. Et ces magistrates alors, si ce récit est juste, sont elles coutumières du fait ? Combien d'autres accusés (peut être innocents, eux) ont elles peut être injustement brisé l'existence?
    J'ai ressenti votre angoisse et l'extrême violence de ces moments que vous avez vécus.
    Quel avocat vous faîtes! Je suis admirative.
    Un moment fort d'humanité que vous rapportez là. Votre récit me touche, il donne à réflechir; je ne suis pas prête de l'oublier.
  4. Isabeau
    J'ai lu votre récit dans le magazine trimestriel XXI (que je conseille à tous : des reportages indépendants, sans aucune pub) ; et je découvre le blog seulement maintenant - auquel je me suis immédiatement abonnée. Du coup, j'ai commandé le livre chez mon libraire du coin ; il me faudra une semaine d'attente (toute petite ville). Et bien sûr, je suis désormais inscrite sur la page Facebook. Tout cela signifie-t-il que je suis en lice pour la présidence de votre fan-club ? Je suis néanmoins heureuse de constater que, même si c'est source de grosse frustration pour tous vos lecteurs - vous ne sacrifiez pas votre serment aux trompettes de la gloire, et les longs silences du blog ne sont que les témoins de votre temps passé à défendre les gens dans la vraie vie. C'est rassurant, finalement.
  5. Cha Boubou
    J´ai découvert votre site il y a maintenant trois semaines par ce récit (merci Rue89) et j´en suis devenue définitivement accro. Votre plume est géniale, dès que je commence une histoire je ne peux m´arrêter sans l´avoir fini ! C´est un réel plaisir de vous lire,
    Alors Un GRAND merci :)

    P.S : A quand la suite d´histoire noire ? :D

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