Une magistrate indiquait, dans un message publié sur l’excellent site de mon excellent confrère Eolas (http://www.maitre-eolas.fr/, pour les quelques personnes qui reviendraient de l’Espace et n’auraient pas encore fréquenté ses pages), qu’à force d’habitude, les magistrats devenaient capables d’écouter une plaidoirie et de faire autre chose en même temps, à l’audience… (Il est vrai qu’il s’agissait d’une réponse à un jeune avocat découragé du pénal…).
Les mutants, peut-être, et c’est une profession où il en existe beaucoup.
Mais sinon, non, je ne pense pas que ce soit vrai.
A l’audience, donc, tout récemment, je m’égosille à démontrer, depuis déjà trois ou quatre minutes, que la personne que je défends n’a en réalité détourné aucuns fonds, et que les dépenses effectuées sur le compte de l’association dont il était salarié au moment des faits l’ont aussi été pour le compte de cette association : aucun profit personnel, aucun dol pénal, relaxe.
A – l’unique – décharge de la Présidente, je suis très énervé par les poursuites, qui obligent mon client à comparaître à un banc d’infamie qu’il n’aurait jamais dû connaître, tout sauf un délinquant, ainsi que par les réquisitions (trois minutes pour conclure que puisque des chèques ont été émis sans autorisation, le délit est constitué, peu important l’intention !! Texto ! J’ai un peu répondu, je ne vous l’cache pas !!!), et suis donc parti le ton un poil trop haut et un peu trop fort, mais enfin rien d’inaudible je vous assure, et beaucoup de choses à plaider notamment parce que je produis beaucoup de pièces qui ne figuraient pas à la procédure.
Quatre minutes donc, et voilà que ma Présidente et ses deux assesseurs entament un conciliabule, en se penchant les uns vers l’autre.
Je suis très gentil, mais je déteste ça, c’est impoli : pour les gens dans la salle, pour le pauvre type debout devant eux qu’ils sont en train de juger, et pour votre serviteur, qui ne provoque que très rarement d’incident, mais qui déteste se mettre en sueur comme un crétin devant un mur (essayez au détour d’une conversation privée de vous mettre à parler à voix basse avec quelqu’un d’autre devant votre interlocuteur, vous verrez, ça ne lui plaira pas), et ça arrive fréquemment. Quand c’est à moi, je m’arrête net, et j’attends.
C’est donc ce que je fais ce jour là . Au moins 20 secondes, ce qui est très long. S’ensuit un dialogue captivant :
La Présidente, relevant finalement enfin la tête : ” Mais nous vous écoutons, Maître”
Moi : “Non, je ne crois pas”
LP : ” Je vous assure que si ”
M : ” Madame, vous pouvez me faire confiance sur un point, vu mes appendices auriculaires et leur taille : il est scientifiquement impossible, même lorsqu’on est ainsi doté, de parler et d’écouter en même temps – c’est en fait tout le principe d’un dialogue, par exemple, à opposer à un brouhaha… ”
LP : ” Maître ça suffit, on se passera de vos réflexions. Continuez ”
M : ” C’est que… Je me suis interrompu tellement longtemps avant que vous ne vous en aperceviez que je ne sais plus où j’en étais : peut-être pouvez-vous me dire..? ”
LP : ” J’ai dit que ça suffisait. Nous vous écoutons.”
Je laisse tomber à ce moment-là , et reprends, désormais persuadé qu’elle ne sait même pas ce que je suis en train de démontrer – ce qui, je vous le confirme, ne désénerve pas.
Dix minutes plus tard (de plaidoirie dans un silence religieux cette fois, faut reconnaître), les trois mêmes, mes juges, sont tous les trois en train d’écrire des trucs chacun de son côté !!
Re-silence total.
Levage de tête de la Présidente, qui ne dit rien et me regarde, alors j’en fais poliment autant, debout à cinq mètres de leur estrade, à côté de mon client assis qui n’ose pas regarder autre chose que le bout de ses godasses.
LP : ” Oui ? Vous avez terminé ? ”
M : ” Au milieu d’une phrase, c’est pas mon genre !”
LP : ” Qu’est ce que j’ai encore fait ? ”
M : ” Madame, s’il est scientifiquement prouvé qu’on ne peut pas parler et écouter en même temps, des études américaines ont également démontré qu’il est tout aussi impossible d’écrire et d’écouter en même temps…”
LP : ” Je n’écrivais pas ! ”
M : ” Pas seule, Madame le Président, puisque tous les membres de ce Tribunal étaient en train d’écrire il y a quelques secondes, ce qui inéluctablement me donnait le sentiment de ne plaider que pour Madame le greffier, qui m’écoutait je crois, mais malheureusement ne décidera pas de la culpabilité de Monsieur… ”
LP : ” Nous vous écoutions, que vous le croyiez ou non, et je n’ai pas à subir votre susceptibilité… [pris d’une inspiration subite, et le moi profond oscillant toujours dans ces cas rares d’incidents détestables entre l’outrage et l’ironie, je me suis retourné, penché sur mon pupitre et mis à écrire quelque chose sur la première feuille venue]… Maître ! Je ne vous dérange pas ? ”
M : [je relève la tête, petit sourire sardonique mais modeste à la commissure des lèvres] Je vous écoutais, Madame le Président…”
LP : [Après un temps, où elle ouvre la bouche pour dire quelque chose mais où rien ne vient -là elle est gênée, enfin, yark-yark…] ” Poursuivez, finissons-en ”
M : ” C’est le mot. Je disais donc… ”
Mon client n’a pas été relaxé, mais les réquisitions ont été divisées par deux. J’ai fait appel, il n’a pas à être condamné, pour peu qu’on prête trois minutes d’attention à un dossier évidemment tordu – ce que le Procureur m’a confirmé après l’audience, autre usage de Prétoire détestable, qui toujours se solde par un ” Vous auriez peut-être pu le dire avant, et pendant… “.
Et je maintiens que tout ceci était de la dernière impolitesse, et qu’il n’est pas possible d’écouter et de parler ou lire en même temps : essayez, vous verrez, ça passe nécessairement par le même endroit, parfois curieux et semblant inexploré : le cerveau.
Pingback : Lecture d'été | Maître Mô
J'ignorais qu'un avocat pouvait tenir tête de façon aussi... ouverte au tribunal. Vous n'avez pas peur de vous mettre le(s) juge(s) à dos ? (question relativement inutile j'en conviens, puisque, de fait, il semble que non).
D'ailleurs, je me rends compte en l'écrivant de l'ineptie de mon propos : maître Mô, avoir peur !?! Qui croirait de telles balivernes !
En tout cas, j'adore quand vous nous rapporter des audiences vues par la défense et donc de l"'intérieur" (un peu comme Marie, mais en moins bien forcément... Nonnnnnnn, c'est pas vrai maître !). En l'occurrence, c'est aussi drôle qu'instructif (et là encore, c'est une remarque superfétatoire puisque assez peu constructive - ne nous mentons pas - mais il paraît que "rien n'est plus nécessaire que le superflu").
Conclusion : oui, c'est un commentaire pour ne rien dire, faites pas gaffe, je continue les semailles de com' à retardement.
Non, par honnêteté intellectuelle, je n'aurais pas répercuté l'histoire si ça avait été le cas : d'où on plaide, à Lille, et je fais partie des avocats qui s'approchent du comptoir par moments, on voit très bien ce qu'il y a dessus, devant les trois magistrats... Et je vous confirme que non seulement ils n'écoutaient pas, mais en plus ils ne notaient rien, alors même d'ailleurs qu'une partie des explications était technique et reprenait les cotes du dossier...
Et non, je ne trouve pas ça très fréquent, personnellement, peut-être à part devant la Chambre Economique et Financière, à cause de la technicité des explications, et en général de la multiplicité des pièces et des faits distincts...
C'est la faute, aussi, à cette pseudo collégialité où en réalité un seul magistrat a lu le dossier, les autres pas, faisant en général confiance au premier... Je dis toujours aux élèves-avocats que l'un de nos premiers boulots est de parvenir à ce qu'un assesseur puisse avoir l'envie de dire au Président en délibéré un truc du genre : "Tiens, quand-même, tu peux me passer le dossier, l'avocat disait qu'à la cote 49 il y avait..." -je préfère ne pas penser au nombre de fois où l'on n'y arrive pas...
Quant au reste de l'histoire, si ces magistrats se permettaient, à votre vue, de faire une grille de loto, c'est qu'ils étaient des gougnafiers, voilà tout. J'en ai vu une, quand j'étais auditrice, qui consultait attentivement un catalogue de graines et plantes pendant la plaidoirie de la défense en CI. 1/4 d'heure après, elle "plaidait" vigoureusement auprès de ses collègues une peine de 18 mois d'emprisonnement ...
Alors....
On peut réformer tout ce qu'on veut dans tous les sens, ce problème là demeurera aussi longtemps qu'il y aura des hommes pour juger d'autres hommes -et des femmes aussi, encore plus !!!
Sur le "et des femmes aussi, encore plus !", je ne suis en revanche pas sûre de vous suivre ...
Et puis une histoire de dent qui pousse aussi ...
D'où mes horaires d'avocat !
On s'y croirait.
J'aimerais avoir votre calme et votre esprit de répartie...