Etre JE1 n’est pas déprimant, épisode 3.
La majorité de mes dossiers sont ouverts par mon Parquet “de résidence” ou par “mes” justiciables eux-mêmes. Je les suis souvent depuis le début, ou en tout cas au long cours. Mais pas exclusivement : c’est le cas des procédures qui m’arrivent sur dessaisissement d’autres collègues au gré des déménagements des parents concernés.2
Le cas d’Amina, donc. Un dossier de deux gros tomes dont je m’aperçois à la lecture que l’essentiel ne concerne pas Shayna et Megann, ses deux filles de 3 et 5 ans, mais est en grande partie composé de copies de son propre dossier d’assistance éducative, établi sur quasiment 18 ans de vie en région parisienne, avant qu’elle ne décide avec Guillaume de venir s’installer dans mon ressort.
Il faut dire que la vie d’Amina n’a pas été simple, et qu’elle a vécu ses deux maternités âgée seulement de 15 et 17 ans. Née en banlieue parisienne au sein d’une famille nombreuse aux maigres ressources, elle a tout d’abord connu une mesure d’AEMO3 reconduite sur plusieurs années, afin d’aider les parents à surmonter leurs difficultés propres (alcoolisme et violence, pour changer). Jusqu’au jour où Amina elle-même a été victime de la violence maternelle, plus ou moins rejetée par ses frères et soeurs (“Moi, on ne m’aime pas, eux, ils sont tranquilles en fait” peut-on lire dans les notes de l’une des audiences de l’époque), l’a révélé à ses éducateurs, et a été placée, longtemps. L’adolescence est arrivée, et avec elle le besoin de continuer d’appartenir à une famille qu’elle avait du mal à supporter et qui avait du mal à tolérer ses débordements (insolence, scolarité aux forceps, aventures avec divers garçons – trop de garçons, manifestement, fumette, fugues) : droits de visite parentaux élargis, réduits, étendus, supprimés.
Avant même ses 15 ans, elle a rencontré un garçon, majeur et souvent violent, dont elle est tombée enceinte, pas volontairement, mais en croyant sincèrement que ça allait pouvoir marcher et qu’elle allait enfin pouvoir avoir une famille un peu stable, à défaut de finir de grandir dans la sienne. Mais c’est seule qu’elle a vécu son premier accouchement, à l’issue d’une grossesse suivie dans la mesure du possible, entre deux fugues, durant laquelle ses éducateurs l’avaient vue entrer dans des crises de rage folle et cogner volontairement son ventre aux meubles, aux portes, ou encore se donner des coups. Un nouveau placement en structure mère-enfant a été ordonné pour Amina et Shayna, qui a semblé pouvoir “tenir” quelques semaines. Puis Amina est partie, laissant Shayna sur son lieu de placement.
(Non, je vous assure, ce n’est pas une fonction déprimante, JE. Tenez encore un peu, vous allez voir.)
Ce qu’elle a connu ensuite, c’est la drogue, la rue, vraisemblablement la prostitution d’opportunité, afin de pouvoir se payer ses doses. Parce que bien entendu, plus question de cannabis : à 16 ans, Amina avait déjà fait la connaissance de l’héroïne.
C’est dans la rue qu’elle a rencontré Guillaume, à peine plus âgé qu’elle, paumé aussi, en errance bien sûr, mais qui va réussir à lui faire abandonner la drogue (lui n’y a jamais touché), peu à peu. Elle tombe de nouveau enceinte, quitte momentanément Guillaume, renoue, repart. Megann naît au cours d’une période de séparation, et Amina ne tentera même pas de s’opposer à son placement dans la même pouponnière que sa soeur. Puis elle retrouve Guillaume, qui reconnaît sa fille âgée de quelques semaines. Tous deux décident alors qu’il est temps de changer de vie et de se consacrer désormais au retour des fillettes auprès d’eux. Bien qu’ayant quasiment rompu toute relation avec sa famille, il entretient encore un lien distendu mais affectueux avec sa tante, qui lui suggère de changer d’air et de se mettre, non pas au vert, mais au moins gris, disons. Guillaume et Amina débarquent donc … chez moi, non sans s’être au préalable assurés que Shayna et Megann seraient transférées, sous quelques mois, vers un lieu de placement à proximité de leur domicile si eux-mêmes déménageaient. Ils maintiennent dans l’intervalle le maximum de visites possibles et des liens téléphoniques très réguliers avec les deux enfants.
Avec l’aide de la tante providentielle, Amina et Guillaume parviennent à trouver un logement minuscule mais correct. Il s’inscrit immédiatement dans toutes les agences d’intérim disponibles et travaille rapidement, elle démarre une formation professionnelle par le biais d’un organisme spécialisé. Les fillettes arrivent dans mon ressort, et je rencontre la famille entière à l’échéance de placement suivante. Moi qui m’attendais à tomber sur deux vieux ados plus ou moins cabossés, je me trouve face à deux jeunes adultes au discours responsable, qui m’expliquent leurs projets professionnels et personnels, le déménagement pour un logement plus grand, dans lequel ils pourront accueillir les enfants, dès qu’ils auront mis suffisamment d’argent de côté, ne voulant pas dépendre exclusivement de l’aide de leur tante. Ils sont souriants, en bonne santé, et les deux fillettes vont indifféremment vers l’un ou l’autre pour échanger des câlins ou jouer un peu pendant l’audience.
Le jeune couple n’est absolument pas dans la demande d’une mainlevée immédiate du placement, non : ils se disent conscients de la nécessité de prendre le temps de stabiliser leur situation et de ne pas perturber les enfants, qui viennent déjà de connaître un changement de lieu et de région d’accueil. Guillaume, lorsque je l’interroge, m’affirme ne faire aucune différence entre Megann, sa fille biologique, et Shayna, qu’il considère comme son aînée et qu’il reconnaîtra d’ailleurs quelque temps plus tard. Ils sollicitent simplement un droit de visite régulier, dans les locaux de l’ASE et, si possible, avec la possibilité de sortir se promener en extérieur avec Shayna et Megann. Que je ne vois aucune raison de ne pas leur accorder.
Au moment de quitter mon bureau, après l’annonce de la décision, Amina hésite, ouvre et referme la bouche plusieurs fois, puis me dit d’une seule traite : “J’ai vraiment l’impression qu’on a bien fait de venir ici. On a déjà démarré une nouvelle vie, et ça fait du bien aussi de changer de juge. Pour les juges de Paris, j’étais la fille de …, la soeur de …, la mineure qui avait déconné tout le temps. Ils ne voyaient pas que j’avais grandi et qu’on peut changer.”
Six mois plus tard, Guillaume a obtenu un CDD longue durée, ils ont emménagé dans un nouveau logement bien plus spacieux (qu’ils entretiennent avec un soin “presque maniaque”, me dit-on – je ne peux alors pas m’empêcher de les imaginer, adolescents, dormant dans la rue …), sont parvenus à meubler entièrement les chambres des deux fillettes de façon adaptée et les reçoivent une journée par semaine. Ils se présentent à chaque réunion concernant la scolarité de l’aînée, assistent à chaque consultation médicale. Mais quelques problèmes commencent à se faire jour : si Megann est une petite fille douce et tranquille, Shayna pose davantage de difficultés, notamment à sa mère, qu’elle pousse facilement à bout. Qu’à cela ne tienne : Amina, qui se dit consciente de sa nature irascible et d’un certain “blocage” psychologique qu’elle ressent envers sa fille, qui physiquement ressemble de plus en plus à son père naturel, s’engage dans un travail spécifique et soutenu autour de la relation mère-fille, dirigé par le psychologue de l’ASE. Elle consigne chaque problème et chaque crise dans un petit carnet spécial qu’elle montre régulièrement à l’éducateur référent. Celui-ci, lorsqu’il me tient de temps à autre au courant de leur situation, me les décrit comme “une famille lambda que l’on croise dans les parcs de la ville”, toujours attentifs aux besoins de leurs enfants et avides de conseils.
Toujours pas de demande de mainlevée de placement de la part de Guillaume et Amina. Les visites se passent bien, mais ils estiment avoir encore besoin de “béquilles” et veulent (se) prouver qu’ils peuvent gérer leurs enfants jour et nuit, sur des périodes étendues.
Personnellement, la situation commence à me démanger un peu : si j’étais saisie à ce moment-là de la situation de Shayna et Megann et des difficultés éprouvées par leurs parents sur le plan éducatif, je n’ordonnerais vraisemblablement par leur placement. Mais comme mon but n’est pas de mettre ces parents en difficulté, je renouvelle le placement des fillettes pour quatre mois, avec droits de visite et d’hébergement parentaux chaque week-end et sur l’intégralité des vacances scolaires.
Juste avant la nouvelle échéance, juste après le changement de l’éducateur référent, la situation se dégrade brusquement. Au cours d’un week-end, Shayna tient tête à sa mère, passe des heures et des heures à lui désobéir et à hurler sans raison. A bout, elle en vient à donner une gifle à sa fille et s’effondre aussitôt : elle appelle son éducatrice, en pleurs, afin qu’on vienne récupérer l’enfant, expliquant que Shayna ne l’aime pas, qu’elles sont restées séparées trop longtemps et qu’elle-même ne saura jamais que reproduire la violence qu’elle a connue auprès de ses parents durant toute son enfance.
La nouvelle audience, contrairement aux précédentes, se déroule donc de façon assez morose, Amina se classant manifestement d’office au rang des “mauvaises mères” irrécupérables, tandis que Guillaume reste taisant. Elle pleure, il baisse les yeux. Les fillettes jouent tranquillement et viennent embrasser leur mère, lui demandant pourquoi elle est triste. L’éducatrice estime qu’on est peut-être allé trop vite dans le travail de retour, qu’il faudrait peut-être revenir à des droits de visite plus espacés …
Non mais hé ho, pour une gifle ?!
Non, je n’excuse pas les violences sur les enfants, je ne cautionne pas les claques, je ne vais pas donner de médaille à Amina pour ce qu’elle a fait, mais piétiner des mois et des mois de travail utile et profitable aux gamines (qui au demeurant n’en semblent pas plus traumatisées que ça) pour un geste commis sous le coup de la colère et de la tension ?.. Impossible pour moi. Et oui, je suis peut-être la seule à le penser à ce moment-là, mais tant pis. Je leur explique qu’il est hors de question que tout le monde baisse les bras à la moindre difficulté, que je ne compte pas garder leurs gamines en famille d’accueil pendant des années encore, et qu’il va falloir se remotiver et se remettre au boulot, et plus vite que ça. Je suis probablement un peu (beaucoup) véhémente puisque je vois Amina se remettre à pleurer, mais elle quitte finalement mon bureau plus sereine qu’elle n’y est entrée, c’est déjà ça. Je renouvelle le placement pour trois mois, sans modifier d’un pouce les droits de visite.
Visites qui reprennent normalement, tout comme le suivi psychologique mère-fille dans le cadre duquel les progrès de leur relation sont observés. Le travail apparaît un peu plus compliqué entre l’éducatrice et Amina. Au vu des rapports qui me parviennent, la confiance semble un peu entamée de part et d’autre. C’est regrettable, mais pas gravissime à ce stade, à mon avis.
A l’issue des trois mois, l’ASE ne formule pas de proposition claire, évoquant néanmoins le risque d’une mainlevée de placement trop prématurée sans s’y opposer formellement. Amina est très tendue. Je l’entends murmurer, tandis que l’éducatrice parle : “… mais on ne va jamais les récupérer alors, on n’y arrivera jamais …” Guillaume, fidèle à lui-même, met en avant, calmement, les éléments évocateurs d’une stabilisation de leur situation : nouveau job pour lui, missions d’intérim désormais fréquentes pour elle, visites sans incident depuis trois mois, bonne volonté de leur part à l’égard de tout suivi éducatif ou psychologique que je pourrais leur imposer. Mais “laissez-nous faire nos preuves, s’il vous plaît”.
A la grande incrédulité d’Amina, je mets fin au placement, avec les mises en garde d’usage et, surtout, une mesure d’AEMO pour l’année à venir.
Non, être JE n’est pas déprimant, mais peut parfois être angoissant, dans la mesure où la plupart des situations comportent, à un moment ou à un autre, une certaine forme de … pari ?
Pour l’instant, je peux considérer avoir remporté celui que j’ai fait sur Amina et Guillaume. Je reste vigilante, bien sûr, mais à ce jour, ma “famille lambda” en est bien devenue une. Je les reverrai avec plaisir – une fois encore, peut-être deux, pas plus.
Des paris, j’en perdrai d’autres, j’en ai déjà perdu d’autres et j’en assume la responsabilité. Et oui, ce sera souvent grave, parce que ce sont les enfants qui payent nos paris perdus. Mais si on recherche la sécurité absolue et le risque d’erreur zéro, mieux vaut ne pas devenir JE.
- Juste au cas où : Juges des Enfants. Voir ici pour une définition rapide et subjective – cette note est de Mô. [↩]
- Par parenthèse, cher collègue qui viens tout juste de me balancer dans les dents un dossier relativement volumineux qui arrive à échéance le 20 février prochain, alors que tu avais été avisé de l’emménagement de la famille dans mon ressort dès mai 2013, je te le dis aussi respectueusement que possible (et ça fait peu, crois-moi) : ce ne sont pas des façons de bosser. [↩]
- Assistance éducative en milieu ouvert : soit une action éducative menée au domicile familial. [↩]
On gagne toujours beaucoup à aider les autres, essayer de les comprendre sans trop les juger.
Bien à vous.
Bon article Marie.
Merci pour ces lignes et bon courage pour votre blog.