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Trou noir.

Vous vous souvenez peut-être de Sigmund, qui avait si peur, en fait, de se retrouver seul ?

Il a finalement été condamné à  la peine de vingt années de réclusion criminelle, assortie d’un suivi socio-judiciaire de huit ans, prononcé sous peine de cinq années d’emprisonnement supplémentaires.

Ses parents sont venus de force à  l’audience, n’y ont presque rien dit, et sont repartis aussitôt sans assister à  la fin du procès, laissant derrière eux une salle vide, et leur fils dans le box, après avoir indiqué qu’ils ne le contacteraient plus ni ne le reverraient jamais -ce que je m’obstine à  essayer de ne pas juger.

Mais la scène était pathétique et incroyable, au sens propre -et Sigmund aussi, et ce qu’on fait, ou qu’on peut faire, de lui, aussi…

Mais ce n’était évidemment pas le procès du vide sidéral laissé depuis sa naissance autour de lui et de ses étrangetés par une famille que je ne comprends pas, et dont la mère dira “s’être séparé de lui” pour solde de tout compte, comme un employeur aurait pu le dire d’un salarié indélicat, sans même m’avoir livré une seule scène de son enfance…

Ils ont fait ce qu’ils on pu, c’est probable, et il serait détestable et injuste de leur en faire le procès après coup. Mais il était très difficile de se l’interdire.

Beaucoup de lourde amertume en sortant de là , une tristesse profonde, l’équivalent d’une envie de dégueuler sans pouvoir y parvenir, pour tout dire, comme si souvent à  l’issue d’une audience criminelle de ce type -ce garçon a d’énormes difficultés psychologiques ET psychiatriques, les experts, qui n’étaient pas toujours d’accord dans leurs conclusions, les uns retenant une altération du discernement, les autres rien, relevaient tous en revanche ces difficultés, les termes “personnalité pathologique”, “borderline”, “construction sur un mode nevrotico-pervers”, “graves troubles de l’identité sexuelle”, ayant été unanimes, en tout cas…

Avec malheureusement ceux de “dangerosité certaine”, “très peu curable”

Douces notions qui font que je devrais être content : il était requis plus, et je suppose que beaucoup de jurés partaient sur une peine plus élevée, Sigmund n’étant pas rassurant, d’autant qu’il comparaissait en état de récidive légale : manifestement, la Cour a retenu l’altération du discernement et en a tenu compte…

Seulement voilà  : je continue à  penser que, même si c’était implaidable, personne n’ayant jamais relevé que sa responsabilité aurait été abolie totalement, sa place n’est définitivement pas en détention, qui est tout sauf un endroit de soins, et ne peut ni ne doit le devenir…

Il était capable, à  l’audience, sur question de l’une des jurées, “que souhaiteriez-vous, vous, pour votre avenir ?”, de répondre : “Si vous me libériez ce soir, je sais que je récidiverais. Ce que je voudrais, moi, c’est être hospitalisé, mais en milieu carcéral” …

Ce à  quoi on ne pouvait que lui répondre que ça n’existe pas, que ça ne fait pas partie des outils mis à  la disposition de ses juges, qui en manquent pourtant tant dans un tel cas de figure1

Alors il reste au trou, pour une durée très relativement “humaine”, compte tenu de ce qu’il a fait et de sa dangerosité, mais au trou -dans le trou.

Et il y restera seul.

Il voit actuellement un psychiatre une heure par… Mois.

Il est à  l’isolement, pour sa sécurité et celles des autres.

Les seules visites qu’il a reçues en deux ans sont les miennes. Les seules lettres, aussi.

C’est un pointeur, repéré comme tel.

Il aura probablement le plus grand mal à  obtenir libération conditionnelle et autres quelconques mesures alternatives, compte tenu de son “papier”, mental notamment -il est parti pour au minimum une quinzaine d’années réelles d’emprisonnement, je pense.

Il va beaucoup se masturber, compulsivement comme avant, peut-être à  terme devenir la “femme” d’un autre, ne sera que très peu soigné, sauf si une médicamentation de type “fous-nous la paix” est un soin, et ne parlera à  personne, ni à  l’intérieur, ni venue de l’extérieur, de son problème essentiel…

Il ne pourra ni s’y travestir, ni changer de sexe, comme il l’a souhaité à  l’audience, ni violer personne, ni tuer ou tenter de tuer, en principe. Il n’y pourra à  vrai dire que deux choses : cesser de le vouloir, il y a des miracles. Ou attendre.

Et un jour, dans longtemps, transformé, et sans doute devenu un peu plus dingue, il se retrouvera devant un établissement pénitentiaire loin de sa région d’origine, avec deux gros sacs plastiques, blafard, quelques euros en poche, un billet de train, ni famille, ni amis, ni travail, ni “suivi”2 autre que celui qu’on lui imposera, avec en tête exactement toujours la même question obsédante, celle qui a failli le faire tuer quelqu’un, celle qui lui a valu tout ceci, celle qui détruit tant, lui et les autres : comment et qui vais-je baiser maintenant ?

A commencer, à  nouveau, par lui-même.

Justice est faite, la France ne juge pas ses fous, bien entendu, mais quand elle le fait quand-même, les juge à  l’aune de leur folie -et il n’y a à  en vouloir à  personne d’autre que lui, qui a commis les faits, s’est, terriblement, satisfait, en ramenant sa victime au statut d’objet plutôt que d’être vivant, juges et jurés n’ayant guère eu le choix, ensuite…

Mais il demeure, tout aussi terriblement, notre frère en humanité.

Laquelle Humanité vient de lui dire au revoir, sinon adieu -et sa poignée de main d’après le verdict, accompagnée du pauvre sourire-rictus qui ne le quitte pratiquement jamais, est encore une douleur dans ma paume.

Salut, Sigmund, tâche comme tu pourras de me faire mentir. Et de survivre, aussi.

PS pour l’anecdote et mon mea culpa : il avait été également requis, comme si ça ne suffisait pas, que la Cour effectue la déclaration prévue par le texte relatif à  la sinistre Rétention de Sûreté que j’aime tant : j’ai plaidé ce point comme un diable déchaîné, mode “outrance scandaleuse”, et la Cour n’a pas suivi l’avocat général sur ce point : j’étais fier… Jusqu’à  ce que je réalise, avec grande honte pour ne pas l’avoir soulevé, qu’elle ne pouvait de toute façon pas y faire droit, les faits étant plus anciens que l’invention de cette mesure dégoutante.

Il échappera en tout cas à  ça, et au poids énorme, au plan psychologique, qu’aurait représenté cette mesure sur sa détention, actuelle et future…

  1. Il existe bien en théorie des Unités Hospitalières Spécialement Aménagées, depuis… 2002 (!), mais à  ma connaissance pas encore en pratique, sept ans plus tard -et de toute façon, voyez le nombre le lits prévus, à  comparer aux 20 à  40 pour cent de malades mentaux que les psychiatres s’accordent à  recenser en détention… []
  2. Je ne peux qu’y mettre des guillemets, tant on sait que ce SSJ est peu réel en pratique, faute de moyens, et qu’il en avait déjà  bénéficié, sous d’autres formes, à  deux reprises, avec les résultats que l’on sait… []