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Six semaines…

Tinotino me fait le plaisir et l’honneur de m’adresser le récit d’une pauvre et triste histoire, que je publie d’autant plus volontiers qu’il a souvent été nécessaire, ici, de souligner à  quel point certains hommes sont abandonnés des autres – lorsqu’ils s’égarent au judiciaire, je les appelle “les réprouvés” …
Et qu’elle m’est aussi l’occasion, dure et pitoyable, de dire à  quel point les intervenants “de terrain” que sont les services sociaux, de santé, les policiers et les gendarmes, ont des métiers difficiles et souvent sordides, à  quel point il faut être psychologiquement solide pour continuer à  les exercer, c’est à  dire par exemple comme ici, à  se trouver confronté à  la pire des solitudes qui soit…
Je sais que Tinotino ressent son métier comme je ressens le mien, de façon passionnelle et passionnée, et en y maintenant le plus d’humanité possible -d’où son infinie tristesse ce jour-là … Et sa colère, aussi.
Où qu’il soit, salut à  Monsieur Oubliemoi, et pardonnez-nous…
C’est un de ces jours où l’on aurait pas dû se lever, ni même se réveiller…
De ces jours où l’individualisme primaire vous écœure.
De ces jours où des personnes meurent seules, dans l’indifférence la plus totale, dans le déni le plus extrême ce ce qu’est un être humain.
De ces jours qu’on préférerait oublier….
De ces jours que partagent nombre de policiers, gendarmes, sapeur-pompiers ou services médicaux.
De ces jours qu’on voudrait gommer de notre mémoire…
Où une pauvre réalité ignorée, ou qu’on feint d’ignorer, se rappelle violemment, tellement réelle… Trop réelle.

C’était pourtant une belle journée d’été, de celles qui rendent les gens joyeux, ravis de profiter des rayons de soleil.

“- Gendarmerie de Tinotinoville1 bonjour, à  qui ai-je l’honneur?
– Madame bonjour, venez vite. Il y a quelque chose de bizarre chez mon voisin. Sa porte est fermée, son véhicule est présent en bas de l’immeuble, mais j’ai beau sonner, il ne répond pas. En plus, il y a comme une odeur…
– Quand avez-vous vu votre voisin pour la dernière fois? A-t-il des problèmes de santé? A-t-il de la famille sur le secteur ?
– Je ne sais pas, vous savez, je ne le connaissais pour ainsi dire pas.
– Très bien Madame, c’est à  quelle adresse ?
– Au 12 rue des Amandiers, à  Tinotinoville. C’est l’appartement 2, moi, je réside au 1. On est sur le même palier.
– Votre nom, Madame, et votre numéro de téléphone ?
– Madame Vatenguerre, 03.45.67.54.32.
– Très bien, restez à  proximité, je vous envoie une patrouille et je préviens les pompiers. ”

A notre arrivée sur les lieux, les sapeur-pompiers sont déjà  présents.
Nous nous dirigeons ensemble vers l’entrée de l’appartement de Monsieur Oubliemoi, le voisin de Madame Vatenguerre. Du haut de l’escalier, une odeur nauséabonde est perceptible. Ça sent mauvais, comme on dit… Dans tous les sens du terme.
Après avoir vainement frappé à  la porte, et n’obtenant aucune réponse, nous prenons la décision de l’ouvrir en la forçant, -ce qui est bien sûr autorisé lorsqu’il s’agit de porter assistance ou secours à  une personne dont on a de fortes présomptions sur le fait qu’elle puisse être en danger.
Les pompiers entrent les premiers. A l’ouverture, cette odeur palpable du dehors se fait insistante et persistante. C’est une odeur, reconnaissable entre mille, que je ne saurais oublier, et que je n’oublie d’ailleurs pas.
Atmosphère lugubre, calme, troublée par notre présence.
Les deux pompiers entrés en éclaireurs finissent par revenir vers nous, signe révélateur de ce à  quoi nous nous attendions. Rien à  faire, trop tard pour quelques soins que ce soit…
Le couloir dans lequel nous nous engageons donne directement accès à  une pièce dont les volets sont clos. Sur la droite se trouve la cuisine. La lumière ne provient que de cette dernière pièce. L’ambiance, déjà , fait froid dans le dos… Une pile de vaisselle s’amoncèle dans l’évier. Le désordre règne partout, un vrai capharnaum… Notre homme était visiblement peu soucieux du ménage et de l’ordre, peu importe, on est évidemment pas là  pour ça -mais l’ensemble est sinistre, et lui aussi pue, il pue l’abandon, la solitude, le renoncement… Rien, sinon, dans cette pièce.
Nous regagnons le couloir pour rejoindre la pièce de vie principale. C’est étrange, cette impression de vide : pas de photo, aucune décoration, pas de carte postale accrochée… Comme quelque chose de brut, sans aucun superflu, quelque chose de résolument vide, oui… Nous sommes chez quelqu’un qui ne voulait, ou ne pouvait, pas en faire son chez-lui…
Dans ce qu’on peut appeler le salon-chambre, pas vraiment de mobilier, non plus : un unique meuble sur lequel repose une télévision, une table, et rien d’autre, le néant pour le reste.
A cet instant, l’odeur est encore plus oppressante -on remercie mentalement le type qui a inventé les mouchoirs en papiers mentholés, qu’on avait eu la précaution de prendre (on n’oublie plus jamais, après avoir été confronté à  ce genre de situation une première fois, où l’on n’en avait pas…).
Tout à  droite de la pièce gît le corps d’un homme.
Où plutôt ce que l’on distingue. Méconnaissable, gonflé. La vision horrifiante de ce que devient un être humain, passé s la mort, et un certain laps de temps… Même si je ne veux ni vous détailler inutilement cette scène tragique, ni faire dans le morbide, des mouches volent dans la pièce,  des asticots rampent au sol,  un entomologiste2 aurait du travail… Aucun doute, effectivement, sur l’état de santé de ce malheureux…
Il faut à  présent réaliser les photographies des lieux et du corps, et rédiger l’ensemble des premières constatations : porte verrouillée, clés présentes dans la serrure, fenêtres fermées, volets fermés pour le salon, pas de trace de lutte,  désordre apparent dans la cuisine semble-t-il lié à  un mode de vie plus qu’à  quoi que ce soit d’autre… Tout laisse à  penser à  une mort naturelle- mais seul un médecin pourra la confirmer ou pas.
Nous sortons afin de l’attendre. Enfin, de l’air…frais.
Il ne tarde pas. Monsieur Oubliemoi est un de ses patients, traité pour de nombreux problèmes de santé. Il le connaît, et explique que ce dernier vit seul, un peu comme un marginal, et qu’il n’a pas vu sa famille depuis des lustres… Il a la cinquantaine et ne travaille pas.
Le Maire arrivera rapidement, lui aussi, et confirmera l’isolement de cet homme, seul dans ce logement social…
Nous suivons le médecin, et retournons dans l’appartement. Une grande inspiration et nous revoilà  dans cet univers glauque. A l’examen, le médecin, le Docteur Tamalou ne décèle rien d’anormal, si ce n’est l’état de décomposition avancée, et conclut à  une mort naturelle, suite des maladies que son patient présentait…
Pas d’obstacle médico-légal particulier, donc, mais surtout…
Date du décès, que confirmera l’examen du courrier trouvé dans la boîte aux lettres et des cachets de la Poste, évalué à …
Environ six semaines.

Six semaines. Ce n’est ni une erreur, ni une mauvaise blague. Depuis six semaines, cet homme gisait là , étendu sur le sol de son appartement, sans que personne ne s’aperçoive, ni ne s’étonne de son absence, ni ne l’appelle… Sans qu’il n’ait, pendant tout ce temps, manqué, simplement un peu manqué, à  qui que ce soit…
Triste. Désespérément…

Les causes de la mort sont établies, les pompes funèbres vont pouvoir officier.
Madame Vatenguerre n’en revient pas. Jamais elle n’aurait imaginé. Depuis tout ce temps, elle dormait presque à  côté d’un homme mort, sans le savoir, et rien ne l’a interpellée, ni inquiétée. Les larmes commencent à  couler sur ses joues. “Et si…” ? Non, avec des “si”, on ne peut  que tenter de réécrire une histoire qui manifestement, là , n’a même jamais été écrite, c’est inutile, c’est trop tard. Ce jour-là , il fait chaud et un léger vent a pu lui faire sentirf l’odeur de la mort, de la décomposition,mais elle n’avait pas pu auparavant spécialement réagir à  l’absence de son voisin…
En discutant, elle confirme alors que ce dernier vivait seul depuis longtemps, en situation de marginalité. Il avait une chose : ce véhicule, sa vieille DS,  c’était apparemment sa fierté, et il n’avait rien d’autre.
Le voisinage, estomaqué, a appris la nouvelle. “C’est pas vrai, c’est pas possible…” Pendant que tous vaquaient à  leurs occupations, pendant qu’ils s’affairaient à  savoir ce qu’ils allaient faire de leurs prochaines vacances, un homme, leur voisin, est mort, seul, et est resté là , seul.
Six semaines, sans que personne ne se rende compte de son absence, dans l’indifférence…
Plus tard, on recherchera de la famille, ou des amis, le Maire essaiera aussi de son côté, personne ne trouvera personne…
Pour l’instant, les pompes funèbres parties, nous rentrons à  notre unité pour y réaliser les différents messages et compte-rendus., un peu de paperasse…
Et pour penser à  cet homme, pour lequel personne ne s’est jamais seulement inquiété.
Qui n’a été entouré, si l’on peut dire, par d’autres hommes et femmes qu’une seule fois, un seul jour : six semaines après avoir quitté le monde. Dans un sinistre ballet de couleurs rouges, bleues et noires…
Un de ces jours où l’on n’aurait pas dû se lever.

  1. copyright Maître Mô []
  2. Seule note de Mô : ce praticien judiciaire est un expert biologiste, dont la science, extrêmement précise, consiste, par l’étude des insectes prélevés sur un cadavre, à  établir le jour et l’heure de la mort, étant acquis que dès le décès, une faune, plus ou moins microscopique, se développe presqu’instantannément dans le corps, selon des étapes, liées à  la décomposition, répertoriées et connues, fonction également des conditions climatiques de conservation : tel insecte n’est retrouvé que X heures après le décès, et son état, larve ou “adulte”, permet encore d’affiner le résultat… J’ignore si l’on vient à  ce métier par vocation… []