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Quand la police délinque…

Je suis tout sauf un contestataire systématique de la police, qui utiliserait cette facilité, un peu trop souvent employée par mes camarades enrobés (je veux dire “portant une robe”, pas “gros”, vous l’aurez compris…) selon moi, qui consiste à  la dénigrer automatiquement dès qu’un procès verbal ou un élément du dossier ne me convient pas pour la défense de quelqu’un.

Ce qui me donne d’autant plus de liberté, s’il en était besoin, pour dénoncer en revanche avec force un dossier “bidonné”, dans lequel manifestement les policiers enquêteurs sont sortis de leur rôle et ont orienté, intentionnellement, les éléments recueillis, voire ont mentis et les ont truqués.

Et si vous pensez que ça n’arrive que dans les séries américaines, lisez cette petite histoire de commerçants forains énervés, dans laquelle j’avais déjà  des raisons écrites de soupçonner la chose, mais que l’oralité des débats a permis d’étaler au grand jour, à  l’audience.

C’est un jour de marché, un grand marché bondé, qui présente la particularité de laisser de petits commerçants s’installer sans réserver sur une partie des emplacements dédiée à  cela, selon la règle “premier arrivé” (louable en soit, mais forcément source de carnage, l’esprit humain étant ainsi fait que toute liberté non réglementée génère à  un moment donné une guerre mondiale).1

Ce qui devait arriver arrive donc : mon client, commerçant habitué des lieux, arrive un peu tard cette fois là , et un autre commerçant, inconnu, est installé à  sa place : discussion, mais rien n’y fait : on ne partagera pas cette place, premier arrivé, premier servi, t’avais qu’à  te lever tôt et va te faire foutre, la routine, attitude standard de 99,9 % de nos concitoyens placés en situation identique (il n’y a qu’à  les voir en voiture).

Mon client s’en va ruminer dans son camion, très déçu, ce marché important représente une grosse part de son chiffre annuel. Une heure se passe et il n’arrive pas à  repartir, se disant que l’autre, initialement très agressif, et bâti comme un bulldozer, va se calmer, et qu’il y aura peut-être moyen au final de s’installer à  côté de lui : il y retourne pour tenter de le raisonner, et s’aperçoit alors que celui-ci, qui s’est d’ailleurs engueulé aussi avec quelques commerçants voisins, est lui même déjà  “en main”, puisqu’une nouvelle dispute a éclaté entre lui et un groupe de jeunes arabes, nombreux, qui vont très vite faire cercle autour du commerçant inconnu, le frapper en le jetant au sol, où il continue à  être frappé, le tout au milieu des badauds apeurés, et des autres commerçants, dont mon client (dont la morale, qui n’est pas en cause ici, n’interdit pas de penser que celui-ci trouve que ce qui arrive à  l’autre gars tombe bien, et que l’emplacement va finalement peut-être bien se libérer…).

Seulement voilà , cet autre Monsieur n’est pas du genre à  se laisser faire : il se relève, se dégage, sans la moindre aide de personne, ayant d’ailleurs perdu son t-shirt arraché dans la rixe, et se rue vers son camion, en soulevant le siège passager, d’où il sort une housse oblongue inquiétante et qui a raison d’inquiéter, puisqu’il en extirpe un fusil de bonne taille à  double canon, le charge devant tout le monde, fou de rage, hurle “je vais tous vous tuer”, ce à  quoi mon client, qui a le sens de la répartie à  défaut de celui de l’apaisement, et est toujours dans le cercle dense formé autour de la bagarre, répond “T’osera pas” …

L’autre avance vers le groupe, arme en main, et tire un coup de feu vers le ciel, ce qui a pour effet de disperser comme des moineaux sa volée de jeunes assaillants, que notre homme se met à  poursuivre illico, son fusil toujours en mains, tandis que mon bonhomme à  moi demeure sagement sur place aux côtés d’un collègue.

A ce stade j’en ai marre de ne désigner nos deux protagonistes qu’abstraitement, donc vous livre leurs prénoms respectifs, qui vont aussi vous faire comprendre la suite de l’histoire, quelques mots valant mieux qu’un long discours (bien-pensant ou pas) : mon client s’appelle Mohamed, l’autre commerçant s’appelle François.2

Ce que François, donc, ne sait pas, c’est que des témoins ont appelé la police, initialement pour le sauver, et que son coup de feu a été tiré au beau milieu de la foule, mais également devant deux fonctionnaires qui arrivaient en courant : la priorité pour ceux-ci devient évidemment d’attraper et désarmer cet homme torse nu au visage convulsé qui tire au milieu des gens…

Ils le coursent donc, le rattrapent, le braquent de leurs armes, le désarment et l’interpellent (non sans mal, deux coups de poings en plein visage pour le calmer et lui faire lâcher son arme, technique policière de maîtrise d’un individu non enseignée dans les écoles mais qui a fait ses preuves; le policier ayant le fusil en main le pose le long d’un mur, oublie de le mettre en sécurité, un deuxième coup de feu part et s’en va blesser légèrement au cuir chevelu un passant, qui ne portera pas plainte, heureusement pour notre flic un rien négligeant…).3

L’on revient donc au point de départ de cette scène édifiante d’intelligence, avec un François menotté et sept différents témoins se présentant spontanément, outre bien sur notre Mohamed, qui n’a pas bougé, lui et son copain commerçant, Mourad, demandant même aux policiers si “maintenant, la place est libre” …

François, de bonne ou de mauvaise foi, indique aux policiers que Mohamed et Mourad se sont embrouillés avec lui ce matin, et qu’ils sont là  depuis le départ, et que Mohamed fait partie des gens qui ont frappé, qui devaient être des copains à  lui appelés pour le virer de là , et sur les sept témoins trois ne peuvent identifier les jeunes agresseurs enfuis, mais quatre confirment que Mohamed a été là  d’un bout à  l’autre, deux se souvenant même qu’il a provoqué François après que celui-ci se soit armé; et, surtout et plus encore, trois l’identifient formellement comme ayant frappé avec les autres, coups de poings debout et coups de pieds au sol.

Mohamed, de bonne ou de mauvaise foi, confirme “l’embrouille” et sa présence constante, mais nie avoir été pour quoi que ce soit dans l’arrivée de la meute, et plus encore avoir frappé François ou participé à  son agression – il a même pris un coup perdu quand l’autre tentait de se défendre en ruant dans les brancards, mais seulement parce qu’il était présent dans la foule.

Les policiers embarquent tout le monde.

Mourad est rapidement hors de cause, il était parti au moment de la bagarre et ‘est en fait revenu qu’après, au moment de l’exhibition du fusil.

Restent en garde à  vue, qui va durer quarante-huit heures, François et Mohamed, qui, entendus à  trois reprises et confrontés une fois, ne changeront pas de version (si quand-même : François va rapidement devant l’évidence exclure Mourad, qu’il accusait initialement aussi, ce qui servira à  l’avocat retors que je suis pour plaider son “manque de crédibilité bien compréhensible vu le contexte et la panique, mais patent néanmoins”, mais ceci est une autre histoire).

Ils sont remis en liberté, et comparaissent côte à  côte à  l’audience quelques semaines plus tard, l’un pour violences en réunion, et l’autre pour port d’arme prohibé et mise en danger délibérée de la vie d’autrui.

Je prends connaissance du dossier, et au vu des témoignages, incite mon client à  reconnaître : la logique, le hasard qui ferait que François se ferait agresser par des maghrébins une heure après que lui-même, de la même origine apparente, ait eu un problème avec le même; et surtout, surtout, ces témoignages : non seulement il était là  mais trois témoins disent qu’il a participé, porté des coups…

Sauf que je fais cela quant à  moi pour pousser mon client, le tester, lui apprendre à  répondre aux questions, et celui-ci n’en démord pas, il était là  mais n’a rien fait; et que très vite, je constate que le policier qui a mené l’enquête et a construit le dossier que j’ai sous les yeux a fait exactement la même chose -mais au premier degré, lui.

Le dossier en effet ne contient que des témoins à  charge pour Mohamed, qu’on n’a pas questionnés très précisément (“Oui il a porté des coups avec les autres”), on n’a pas interrogé les autres commerçants qui connaissent Mohamed, on n’a pas recherché du tout les voyous enfuis, on n’a même pas cherché à  consulter le téléphone portable de Mohamed (s’il les a appelé, c’est pourtant assez facile…).

On a pris deux photos de Mohamed, visage et en pied, et on les a présentées à  tous les témoins… Seules, et non pas au milieu de quelques autres tirées du fichier ad hoc, comme cela se fait usuellement, les “reconnaissances formelles” étant ainsi assez aisées : il n’y a que lui !

Et surtout il est très évident à  la lecture des procès verbaux que le policier s’est fait son opinion rapidement : François a tenu tête à  une bande d’arabes délinquants, courageusement et avec honneur; Mohamed est un lâche qui les a appelés et ment comme il respire.

Les procès verbaux d’auditions respectifs sont édifiants : pour Mohamed, la tonalité générale c’est : “Croyez-vous au hasard ? Pourquoi vous enferrer dans le mensonge contre les témoins ?”, etc…

Pour François, c’est : “Mentionnant que Monsieur est titulaire d’une licence de ball-trapp, ce qui explique nous dit-il la présence de l’arme dans son véhicule”; “Je regrette ce geste mais ai pris soin de placer l’arme très haut vers le ciel; il y avait foule, j’étais sauvagement agressé, je n’ai pensé qu’à  me défendre sans vouloir aucunement mettre qui que ce soit en danger, vos collègues n’étaient pas là , je n’aurais jamais du; je comptais faire du ball-trapp après le marché, sans quoi l’arme n’aurait jamais été là ; j’ai refusé de céder à  la violence, c’est une question de dignité, même si je reconnais qu’il y avait d’autres moyens…”.

Tout est vrai y compris le ball-trapp (250 cartouches sous le siège passager et pas l’ombre d’un stand dans cette ville ou alentours…), deux pages comme ça.

Au fait, une seule plainte déposée à  la fin. Devinez par lequel contre lequel, et lequel s’est curieusement abstenu ?

Je m’apprête donc à  plaider cet aspect des choses, assez rarement aussi éhonté, et à  indiquer que sur les sept témoins quatre sont imprécis et confirment ce que dit Mohamed depuis le départ : il était là  mais n’a rien fait, en tout cas ce n’est pas démontré, et l’enquête est partiale, ce qui explique aussi sans doute les trois témoins formels, d’ailleurs assez imprécis sur les coups, et à  qui on n’a montré qu’une unique photographie (vous aurez compris que ces témoins là  cependant sont plus gênants pour la validité de la thèse de mon client, malgré tout : tous trois disent la même chose que les autres, Mohamed était là ; mais, dans un second temps, aussi qu’il a frappé, ils l’ont vu…).

François et son avocat ont eu l’idée de faire citer à  comparaître à  l’audience les sept témoins, ce qui est assez rare en correctionnelle, dans le but évident en ce qui les concerne de souligner la violence de l’agression, et aussi de tenter d’établir que François n’avait pas de solution dans la fuite, vu le monde.

Les quatre premiers passent, et confirment, évidemment interrogés également sur ce point par la Présidente, leurs dépositions concernant Mohamed : il était là  mais ils ne peuvent dire s’il a frappé, ils ne l’ont pas vu, c’est allé trop vite.

Arrivent les trois derniers, ceux qui l’ont identifié comme l’un des auteurs des coups, et je m’apprête à  ne pas passer un excellent moment…

Et là , lisez bien ce qui suit :

Tous trois l’identifient comme les premiers et confirment sa présence… Et, sur questions de la Présidente, même pas de moi… Indiquent qu’ils sont incapables de dire si Mohamed a pris part à  l’agression, ni même a porté un seul coup, pour les mêmes raisons que les autres !!!!!

Ils ont “dit” l’inverse sur procès-verbaux, et, quand je leur lirai la teneur de leurs “propos” écrits en plaidant (ils sont restés dans la salle après leur témoignage), ils ouvriront des yeux ronds, manifestement sidérés de s’entendre accuser un homme qu’ils n’ont en réalité jamais accusé.

Il n’y a aucune autre explication que celle qui transpirait déjà  de l’enquête et des propos contenus dans l’ensemble des procès-verbaux : le policier a “forcé” ces témoignages.

Pas tant je pense pour “enfoncer” à  tout prix Mohamed, que pour “blanchir” le plus possible François, manifestement considéré comme un héros, et dont il comprenait le geste, voire l’approuvait, le tout sur fond probable de racisme ordinaire et automatisé, comme on dit pudiquement chez les intellectuels…

J’allais le plaider en l’induisant, mais là  j’en avais tout à  coup la preuve inespérée, tandis que le législateur continue à  claironner que l’audience publique et l’oralité des débats ne servent à  rien, et à  multiplier les procédures simplifiées de remplacement…

Je l’avais d’autant plus que l’idée de citer les témoins n’était pas de mon fait, persuadé que j’étais qu’ils ne pourraient pas se dédire, comme c’est assez rarement le cas, et ne m’attendant certes pas à  une manipulation aussi lourde de leurs propos -ils pouvaient être de bonne foi et pour autant se tromper, Mohamed était présent, arabe comme les autres ils l’ont tous dit, et on ne leur avait présenté que lui…

J’ignore ce que fera le Tribunal, j’ai voulu vous raconter cela avant de le savoir, car ce n’est pas le débat, en tout cas pas directement.

Mais, après avoir souligné, entre autres, à  quel point l’un des deux personnages de cette histoire avait été doté d’un avocat permanent pendant la procédure, j’ai conclu ma plaidoirie de relaxe en affirmant, ce que je pense toujours, que j’étais, tout bien pesé, moins effrayé par une querelle de commerçant, une bagarre, fut elle lâche et gratuite, ou un coup de feu en l’air, que par l’idée qu’un jour, parce que par exemple le policier en charge n’aimerait pas les avocats, je pourrais parfaitement être jeté dans les geôles de la République, puis condamné pénalement, sur ce même fondement principal…
Trois témoignages… Formels.

  1. Cette stance somptueuse est à  découper et encadrer sur votre cartable. []
  2. Soyons très clair là -dessus : je déteste autant le racisme que l’anti-racisme primaire; mais là , franchement… []
  3. Dans la famille “enquête où l’on fait dire des choses aux gens”, je demande le fils : cet homme a été entendu en deux lignes, et n’a porté plainte contre personne, pas même X, ayant du garder ses pansements à  sa charge… []