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N’ai-je donc tant vécu que pour cette … ineptie ?

Je sais, on ne devrait jamais écrire, ab irato, pour commenter une annonce ministérielle qui ne sera peut-être jamais suivie d’effet. Cela peut amener à  écrire des bêtises, à  créer une catastrophe bloguesque car le dimanche, la vigilance du Maître se relâche, ou pire encore, à  détourner1 l’attention des lecteurs des enjeux et de l’issue d’un concours d’ampleur nationale. Mais que voulez-vous, parfois, ça démange trop, ma fille dort, mon avocat travaille au cabinet, et je déteste m’agacer toute seule.

Un double meurtre manifestement commis dans des circonstances horribles a été découvert, avant-hier. Les victimes étaient deux septuagénaires. Le mobile de ce crime, d’après la Procureur de la République, reste pour l’heure ignoré.

Invité à  s’exprimer au journal de 20 h de TF1, hier soir, le ministre de l’Intérieur a indiqué que trois mesures allaient incessamment être instaurées en vue de protéger les personnes âgées : une “opération tranquillité seniors”, impliquant une surveillance accrue des retraités isolés ou inquiets, le signalement auprès des services enquêteurs de la libération et des coordonnées des délinquants agresseurs de personnes âgées, et l’aggravation des sanctions pénales encourues par les auteurs d’infractions commises à  leur encontre.

Sur le premier point, je n’ai rien de particulier à  dire, si ce n’est que j’espère qu’une personne, quel que soit son âge, qui signale au commissariat ou à  la gendarmerie qu’elle craint pour sa sécurité puisse bénéficier d’une vigilance accrue. Et que le ministère entende accompagner son annonce d’un accroissement des effectifs des personnels auxquels il compte assigner cette tâche, leurs services étant rarement au complet.

Sur le deuxième point, on pourrait gloser sur le droit à  l’oubli et à  la rédemption2, la pré-orientation des enquêtes à  venir, la création probable d’un fichier supplémentaire, ou même sur les modalités d’application de la mesure en question (quid des agresseurs n’ayant pas fait l’objet de peines d’emprisonnement, donc n’ayant jamais été “libérés” ? A partir de quand devient-on une personne “âgée” ? Jusqu’à  quand est-on une personne non âgée ?…), mais là  n’est pas mon propos.

Sur la troisième mesure, en revanche, j’ai un peu plus à  dire.

Par exemple, qu’elle existe déjà , depuis un certain temps, et qu’il suffit d’ouvrir un Code pénal pour s’en apercevoir. Cet ouvrage fort intéressant, dont on se prend fréquemment à  souhaiter que ceux qui ont le pouvoir et la tentation de le modifier à  l’envi le lisent parfois avant de décider de l’alourdir, comprend notamment, en son livre II intitulé “Des crimes et délits contre les personnes”, la liste des circonstances aggravantes susceptibles de s’appliquer aux dits crimes et délits.

L’une d’entre elles prévoit justement l’aggravation des sanctions encourues lorsque l’infraction est commise “sur une personne dont la particulière vulnérabilité due à  son âge, à  une maladie, à  une infirmité, à  une déficience physique ou psychique ou à  un état de grossesse est apparente ou connue de son auteur”.

En l’occurrence, pour reprendre l’exemple de la tragédie dont le ministre de l’Intérieur s’est (à  juste titre) ému, l’auteur de ce double meurtre encourt, du fait de la particulière vulnérabilité de ses victimes, qu’il ne pouvait ignorer s’agissant de deux septuagénaires3, la réclusion criminelle à  perpétuité (le meurtre étant à  lui seul puni de trente ans de réclusion criminelle). La seule “aggravation possible”4 consisterait ainsi à  élever le quantum de la période de sûreté envisageable. Bof.

Oui mais, pourrait-on me répondre, toutes les agressions ne constituent pas des meurtres. Certes, mais le législateur me paraît avoir tout prévu : la même circonstance aggravante est susceptible d’affecter les crimes d’empoisonnement, de tortures et actes de barbarie, de coups mortels, le crime/délit de violences habituelles (ces faits revêtant une qualification criminelle ou délictuelle selon le “résultat” qu’ils ont entraîné), les délits de violences ayant entraîné une mutilation ou infirmité permanente (lequel, par le jeu de cette circonstance, devient un crime), de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours, la contravention de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail inférieure à  huit jours (laquelle devient ainsi un délit) …

Oui mais, pourrait-on me répondre encore, toutes les infractions commises à  l’encontre des personnes âgées ne sont pas nécessairement des atteintes à  la personne, et le ministre a justement précisé qu’il devait être considéré comme plus grave de cambrioler une personne de 85 ans qu’un quadragénaire. Qu’à  cela ne tienne, le Code, toujours lui, attend de pied ferme les malfaiteurs qui se risqueraient à  attenter aux biens des personnes âgées : ainsi la même circonstance aggravante est-elle susceptible de s’appliquer aux délits de vol, d’extorsion, d’escroquerie, d‘abus de confiance, de dégradations volontaires, et je vais arrêter là  cette litanie qui commence à  devenir pénible.

J’avoue donc publiquement mon incapacité à  comprendre comment on pourrait améliorer la répression des faits commis à  l’encontre des personnes âgées d’une façon qui ne soit pas déjà  prévue par la législation en vigueur. D’autant que la circonstance aggravante déjà  existante constitue un filtre bien plus fin que le critère, somme toute rudimentaire, de l’âge5, puisqu’elle admet que l’on puisse présenter un profil vulnérable à  40 ans comme (voire plus qu’) à  75, ce que le ministre semble avoir un peu perdu de vue. Cette circonstance (décidément, les lois sont parfois bien faites) n’empêche nullement, par surcroît, que d’autres soient retenues dans la prévention.6

Accessoirement, je ne suis pas persuadée7 que l’aggravation de la peine encourue, quelle que soit l’infraction dont il s’agit, ait un effet dissuasif significatif sur les candidats à  la délinquance. Je doute que M. le ministre ait déjà  eu l’occasion de demander à  un prévenu comparaissant à  l’audience s’il sait quelle peine il encourt pour le délit pour lequel il est poursuivi, mais il se trouve que c’est une question que je pose fréquemment pour ma part, depuis plusieurs années, sans avoir jamais obtenu de réponse exacte8 . Alors, quand bien même ce serait possible, une élévation du plafond de sept à  dix ans d’emprisonnement serait vraisemblablement une information que l’intéressé recueillerait le jour de l’audience, ou quasiment. Effet dissuasif : zéro.

Sur ce, je vous laisse, il faut que j’appelle ma grand-mère. A 88 ans dans quelques jours, je ne voudrais pas qu’elle se mette à  croire que la République la protège moins efficacement que ses concitoyens magistrats, avocats ou agents de la RATP.

  1. très brièvement, bien sûr []
  2. Doublé du droit de ne pas forcément avoir d’alibi pour le moment au cours duquel son voisin âgé s’est fait agresser, par exemple []
  3. Même si je n’ignore pas que certains septuagénaires se donnent beaucoup de mal, et payent très cher, pour ressembler à  des jouvenceaux ou à  Paris Hilton, mais je crois qu’il y a des limites, quand même. []
  4. En-dehors de la brûlure au soufre du poing du coupable, mais je doute qu’on en soit là  dans la réflexion ministérielle. []
  5. Déjà , rien qu’en imaginant les débats parlementaires destinés à  fixer le seuil à  partir duquel on devient une personne âgée digne de protection, je sens qu’ils vont s’amuser, surtout au Sénat … []
  6. Par exemple, des violences volontaires peuvent être simultanément aggravées par la particulière vulnérabilité de la victime et par l’usage d’une arme. []
  7. Et je doute d’être la seule, M. Cesare B., par exemple, me semble avoir déjà  réfléchi à  la question il y a quelque temps … []
  8. Ne serait-ce que sur le quantum de la peine d’emprisonnement encourue, je ne pousse pas le vice jusqu’à  exiger qu’on me parle des peines d’amendes et complémentaires. []