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Mieux vaut parfois ne piper Mô…

[ Marie est magistrate1 et, étant dès lors particulièrement bien placée pour connaître les gouffres insondables de douleurs et de difficultés desquels l’avocat que je suis doit tenter tous les jours d’émerger, a tenu à  m’aider à  le faire en m’adressant le récit, très… Ému (! Vous allez comprendre…) de ses premières Assises…

Difficilement remis du fou rire qu’il a provoqué, j’ai souhaité, avec son accord, vous le livrer tel qu’elle me l’a écrit -accrochez-vous, j’ai beau avoir entendu quelques plaidoiries d’anthologie dans ma carrière, celle-là  les dépasse toutes…

Pour la parfaite compréhension du récit, même si rien n’y est réellement “compréhensible” au sens usuel du terme, trois mots de droit à  l’attention de ceux qui n’en connaissent que deux : une discussion jurisprudentielle a existé, un temps, sur le fait qu’une fellation, non pas imposée a autrui, mais pratiquée sur autrui, puisse ou pas entrer dans la définition légale du viol, telle qu’elle résulte de l’article 222-23 du code pénal : ” Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.”

Comme souvent à longueur de journées parfois les juristes aiment à gloser pour ne rien dire, en effet, la Cour de Cassation, à un moment donné, et compte tenu du fait que le droit pénal est en principe d’interprétation stricte, a tenu le raisonnement suivant : une fellation pratiquée sur quelqu’un n’est pas stricto sensu un viol, puisqu’il ne s’agit pas d’un “acte de pénétration commis sur” cette personne, mais bien de lui imposer d’en commettre un sur soi-même2

Cette analyse a fait long feu, heureusement3 -mais elle explique, si l’on peut dire, le discours, euh, disons, charmant, de la consœur dont les hauts faits vous sont maintenant narrés par Marie.]

 

Voici une histoire vécue alors que j’étais auditrice, et dont j’ai pour le coup conservé chaque détail en mémoire en raison de son caractère exceptionnel : l’unique audience d’Assises où j’ai vu l’ensemble des parties se bidonner pendant une heure entière, malgré un contexte absolument dépourvu de drôlerie au départ …

Nous sommes sur la fin de la seconde journée du procès pour viols sur mineures de quinze ans d’un homme assez âgé, livreur de journaux.

Dix à  quinze ans auparavant, il a régulièrement (voire quotidiennement) obligé des gamines d’une dizaine d’années à  lui prodiguer des fellations, en les forçant physiquement tout d’abord, puis en les menaçant de les dénoncer. Comme il sait vivre, il leur offre à  l’issue de l’acte une poignée de bonbons ou quelques viennoiseries4.

Deux victimes le dénoncent initialement. Quatre autres, entendues comme témoins, se constituent partie civile à  l’audience. Ces six jeunes femmes passent des heures la barre, secouées de sanglots, exprimant leur douleur et leur mal-être, leur sexualité et leur vie de femme bouleversées par les actes de celui auquel elles font enfin face. Leurs proches, leurs compagnons confirment leurs déclarations. L’accusé reconnaît les faits.

Tout ça pour dire que nous ne passons pas deux journées de franche rigolade.

Sauf que … Le second soir, 20 h, l’avocate générale a terminé ses réquisitions : 20 ans de réclusion criminelle. Suspension d’audience, afin que la première des deux avocats de l’accusé se prépare à  y répondre…

L’avocate, sorte de Hobbit sexagénaire et civiliste5 depuis une trentaine d’années, vient alors trouver la représentante du Ministère public que j’assistais, s’ensuivant cet étrange dialogue :

“- Je suis intriguée quand même. Il me semble que vous n’avez pas démontré l’existence ne serait-ce que d’un viol.

– Mais … même votre client confirme les déclarations des victimes au sujet de ces multiples fellations ???

– Justement : il me semble que la jurisprudence est en train d’établir qu’une fellation ne constitue pas un viol, mais une agression sexuelle.

– Seulement dans le cas où l’agressé est celui qui subit la fellation, mais pas si on le force à  en prodiguer une !!!

– C’est à  voir, c’est à  voir …”

Sur ces mots mystérieux, l’audience reprenait, par sa plaidoirie…

Une plaidoirie … extra-terrestre.

“Mesdames de la Cour, Madame et Messieurs les jurés, l’accusation est entrée dans cette salle d’audience telle un gros mammouth (elle fait sur sa tête le geste d’y faire pousser deux … cornes). Eh bien moi, je vais vous le dégraisser, le mammouth ! Car on n’arrête pas depuis deux jours de nous rebattre les oreilles avec des viols, des viols, des viols. Mais, où voyez-vous qu’il y ait viol en la matière ? Qu’est-ce que nous avons au dossier ? Des fellations, messsssssssieurs les jurés (en les pointant des deux index à  chaque “messieurs”)6

Or, vous le savez bien, messieurs, une fellation, c’est rien du tout, c’est un petit geste tendre, ça ne laisse pas de trace, c’est superficiel … Une fellation, c’est comme manger une sucette, faire un petit suçon … On m’a dit que ça s’appelait comment, aujourd’hui … Une “p’tite pipe”, je crois ? Messieurs les jurés, vous savez bien qu’une  “p’tite pipe”, ce n’est pas grave, c’est agréable … Et on vous demande de le condamner pour viols ? Mais savez-vous bien ce que c’est qu’un viol ? Un viol, c’est un type qui en attrape un autre, et HAN, le sodomise ! (cette dernière phrase s’accompagnant d’un mime, les mains de l’avocate saisissant la taille d’un partenaire imaginaire tandis qu’elle effectue un mouvement de va-et-vient avec son bassin – oui, c’est la classe).

Mais là , pour quelques petites pipes, vous ne pourrez qu’estimer qu’il s’agit d’agressions sexuelles … On ne va quand même pas traiter quelqu’un de pédophile sous prétexte qu’il s’est fait sucer le sexe par des enfants !”

Voilà .

Après un premier moment de stupéfaction, une certaine hilarité a commencé à  s’emparer des parties en présence…

Les trois magistrates étaient partagées entre sidération et ricanements irrépressibles (derrière leurs mains, mais ça se voyait un peu quand même). Les jurés essayaient de se contenir, mais à  l’impossible nul n’est tenu. L’un d’eux laissait régulièrement échapper des gémissements de rire réprimé. Un autre a chaussé ses lunettes noires, sous lesquelles on voyait couler ses larmes. Les six avocats des parties civiles se tordaient de rire derrière leurs cotes de plaidoiries…

Côté Parquet, nous n’en menions pas large, et faisions alternativement semblant de laisser tomber notre stylo à  terre pour pouvoir pouffer sous le bureau.

Mais surtout, surtout, je pense que nous aurions tous réussi à  contenir notre hilarité, par respect pour l’accusé et les victimes, si ces dernières, toutes les six, n’avaient lancé le mouvement. Elles se sont, au début, regardées, stupéfaites, indignées par les premières minutes de cette plaidoirie qui ne faisait pas un instant cas de la souffrance dont elles étaient venues faire part. Puis c’est devenu tellement énorme, tellement grotesque, qu’elles ont tout simplement éclaté de rire, et recommencé de plus belle à  chaque nouvelle envolée de l’avocate. La salle, à  moitié vide malgré l’absence de huis-clos, résonnait de leurs manifestations de gaieté !

L’avocate, au bout d’une heure ponctuée de “une p’tite pipe ! Une p’tite pipe, messieurs les jurés !”, a fini sur un argument de poids :

“On vous demande de condamner cet homme à  20 ans de prison. Alors, vous savez ce que vous allez faire, messieurs les jurés ? Vous allez le condamner à  deux ans. Il les a déjà  faits, puisque ça fait deux ans qu’il est en détention provisoire. Donc il va sortir. Et pourquoi allez-vous décider ainsi ? Parce qu’il va retourner dans son petit village. Une fois là -bas, il n’embêtera plus personne, il va s’occuper de ses chèvres et de ses poules. Car depuis qu’il est en prison, messieurs les jurés, qui s’occupe de ses chèvres ?! Qui s’occupe de ses poules ?! Allez, mettez-lui deux ans, et on n’en parle plus.”

La présidente a immédiatement annoncé une suspension : les jurés ont détalé, ventre terre, en salle des délibérés, les victimes sont sorties en salle des pas perdus en riant de bon cœur et en se serrant dans les bras les unes des autres.

Le second avocat a demandé quelques explications à  sa consœur sur le caractère, disons, inhabituel de son propos. Elle lui a répondu qu’ayant trouvé l’ambiance pesante, elle avait souhaité “détendre l’atmosphère” !7

Heureusement, ce second avocat était un brillant orateur et un excellent pénaliste (le Mô local, quoi)8 qui a su plaider réellement (et raisonnablement) la cause de cet homme, lequel a finalement été condamné à  18 ans de réclusion.

Les jours suivants, les avocats, ma maître de stage Parquet et moi, avons tous été accostés par la plupart de ceux qui n’avaient pas été témoins directs de la chose, qui nous demandaient : ” Alors, vous y étiez ?… C’était vraiment comme on l’a raconté ?…”, comme si nous avions été passagers de l’Enola Gay au moment du largage de la bombe…

Cette plaidoirie est entrée dans l’Histoire du Palais, puisqu’un collègue qui a fait son stage là-bas quelques années après moi me l’a racontée, il y a tout juste quelques jours …

 

[Cette histoire est vraie, évidemment (c’est tout de même une juge qui me l’a racontée !)… Quelle tête faisait l’accusé, pendant ce temps ? Je ne sais pas… Demandez à  Marie, elle ne me l’a pas dit !]

  1. nul n’étant parfait on le sait []
  2. Ah oui, nous, quand on se prend le chou, c’est intense… []
  3. Et paf, ça m’apprendra à  écrire trop vite :  cette jurisprudence est toujours en vigueur, le viol n’est  alors pas constitué,  les faits étant alors des agressions sexuelles, soit des délits -ça ne change rien, presque au contraire, à  l’incongruité de la plaidoirie ici racontée, ça me donne juste l’air plus idiot, merci à  BZIAOU, commentaire 3, d’avoir rapidement rectifié ! []
  4. ce qui laissera en plus aux victimes le sentiment, infondé mais tenace, de s’être prostituées pour quelques francs []
  5. ce qui s’est vu par la suite []
  6. je pense qu’il est impossible de faire réellement passer par écrit le ton glapissant de l’avocate (laquelle a malheureusement une voix relativement déplaisante en temps normal, déjà ) à  chaque “meeeeeessssssssssieurs les jurés”, en les pointant du doigt à  chaque fois qu’elle évoquait les fellations  -elle semblait bizarrement faire abstraction de la présence d’une femme parmi les jurés []
  7. quitte à  être à  côté de la plaque, autant l’être jusqu’au bout []
  8. Unique note du tenancier de ce blog : je jure que cette parenthèse était dans le texte dès l’origine, il ne s’agit pas d’un ajout de ma part,  mais d’une simple preuve de grande lucidité de la part de l’auteur []