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Mandat de dépôt

J’ai tout récemment, par malchance, à  nouveau assisté à  une arrestation, “à  la barre”, comme on dit.

Et comme à  chaque fois que c’est arrivé devant moi, la scène, irréaliste, m’a frappé par son extrême violence, même si elle s’est déroulée doucement, selon la mécanique bien huilée des mandats de dépôt décernés à  l’audience : un homme était libre quelques secondes auparavant, et voilà  qu’il est, qu’il n’est plus, maintenant, qu’un détenu.

En trois minutes, quoi qu’il ait fait pour qu’on lui inflige cette sanction, sa vie bascule et plonge, deux bracelets de métal reliés par une chaînette symbolisent soudain qu’il n’est plus libre, en lui maintenant désormais les mains dans le dos…

Georges comparaissait libre à  l’audience, aux côtés de celui dont il avait été le complice et l’ami pendant plusieurs années, dans le cadre de la commission de faits lourds, terribles, sales, de viols répétés sur toute une fratrie de pauvres gosses, ceux de cet autre homme, qui lui était déjà  détenu, qui l’avait, quand ce père était encore le seigneur et maître, alcoolique et analphabète, de la maisonnée, convié à  participer à  des orgies répugnantes, dans le cadre desquelles les enfants n’étaient plus que de misérables objets de misérables plaisirs sexuels dévoyés.

Le père, principal responsable, était en prison depuis la révélation des faits, et allait être condamné à  une peine lourde qui l’y maintiendra encore longtemps. Georges, lui, n’avait pas été placé en détention provisoire, sans doute à  cause d’une participation malgré tout plus réduite, à  des faits qu’il n’avait pas initiés -et aussi, je vous indique ceci pour que vous mesuriez à  quel point cette audience imposait de plonger dans les Bas-Fonds du Monde, parce qu’il était “sous la coupe” de son ami, à  l’époque des faits, ce père étrange étant très violent, et pas seulement sur les petits, au point d’ailleurs d’imposer à  Georges, lorsqu’ils atteignaient ensemble leurs trois grammes d’alcool quotidiens, de subir lui aussi ses assauts sexuels -pas la moindre homosexualité dans tout ceci, et pas le moindre amour, non plus, non, juste l’avilissement total des envies et sentiments, et les manifestations sexuées d’un homme exclusivement égocentrique, imposant son plaisir torve à  tout ce qui l’entourait, n’importe comment, et sans une once de considération pour les personnes qui se tenaient autour de lui, à  commencer par ses enfants, les proies les plus simples, pour les coups et pour le sexe…

Voilà  rapidement le lourd contexte dans lequel se présentait l’affaire, avec, présents à  l’audience, tous ces enfants, qui l’étaient encore sans plus jamais pouvoir l’être tout à  fait, alignés sur un banc aux côtés de leurs administrateurs ad hoc1 derrière celui qui avait été leur père, et leur violeur, et son complice.

Contexte examiné dans le cadre d’un de ces dossiers, de plus en plus nombreux, en réalité à  l’évidence criminel, mais que l’on avait décidé de correctionnaliser, selon une pratique désormais légale consistant à  “oublier” le crime, à  disqualifier les faits de viols en atteintes sexuelles aggravées, de telle sorte qu’ils sont jugés non pas par une cour d’assises, qu’ils mériteraient pourtant à  l’évidence tant les faits sont graves et les victimes abîmées, mais par un tribunal correctionnel, la peine maximale encourue passant de 15 à  7 ans (en principe 10, mais l’on avait oublié de viser la circonstance aggravante d’ascendance du père, en ayant seulement retenu la minorité des victimes), ce qui franchement n’est pas je crois très important, au fond -ce qui l’est, en revanche, c’est qu’avec la meilleure volonté du monde, un tribunal correctionnel pourra matériellement consacrer trois heures à  l’affaire, quand une cour d’assises lui aurait dédié au moins deux jours, voire trois2

Comment de telles horreurs surviennent-elles, et peuvent-elles perdurer des années, qui plus est alors que la famille, que l’on qualifiera rapidement de quart-mondiale, est encadrée et surveillée par maintes mesures de protection et d’assistance sociales ?

Parce que, comme dans presque tous ces dossiers là , sauf rares exceptions, les faits sont commis dans des familles où l’on ne parle pas, où la terreur règne sur les gosses qui ne sont là  que pour les corvées, dans le meilleur des cas, et grandissent à  coups de fouet, ou, si l’on n’a pas les moyens d’acheter un fouet, de ceinturon, parce que tout le monde y baigne du matin au soir dans un climat d’alcoolisme atavique, parce qu’on y répercute, le plus souvent, ce que l’auteur a lui-même connu, enfant, coups, absence totale d’enseignement de morale, de valeurs, absence totale de tendresse, de respect pour soi-même, alors pour les autres n’en parlons pas, dans un climat de déréliction absolue sur tous les plans.

Tout était reconnu, absolument tout.

A l’audience, on apprenait que ces adultes avaient eu exactement les mêmes enfances que celles qu’ils avaient piétinées, qu’ils étaient des ivrognes patentés, dotés de QI frôlant la débilité légère (70), d’un vocabulaire de cinquante mots chacun dont la moitié d’injures et l’autre dédiée à  la bouffe et la boisson, qu’ils étaient incapables du moindre remord, n’ayant aucune considération d’eux-mêmes, et aucune considération évidemment du mal qu’ils avaient fait, des brutes, pensant et agissant brutalement dans la seule quête de leur propre satisfaction, de leur propre plaisir, qui lui-même était brutal et grossier -les deux étant bien en peine, d’ailleurs, de décrire leurs actes respectifs, faute de mots, faute de honte, et faute même de souvenirs précis…

Un univers de crasse, le procès de la saleté absolue de l’âme et de ces vies -comme presque toujours.

Les expertises soulignaient cet état de fait -tout en reconnaissant ces deux hommes entièrement responsables pénalement, sans la moindre atténuation de discernement, ce qui, franchement, se discute forcément, pourtant : ces hommes, aux frontières extrêmes de l’humanité quoi qu’on en dise, ne peuvent pas, c’est ma conviction, être totalement soumis à  la loi des hommes, conçue par et pour des hommes complets, pas pour ces… Réprouvés. Mais ceci n’a pas été plaidé, et le tribunal est là , évidemment, pour moduler la sanction encourue en fonction de ces circonstances : extrême gravité des faits, mais commis par des sous-hommes -ayant eu un nombre de fois incalculable à  connaître de cette problématique, je veux dire ici à  quel point je crois que la difficulté de les juger, en l’état des moyens répressifs mis au service des magistrats notamment dans ce domaine précis, est immense, à  quel point j’aurais été incapable d’être juge.

Georges, donc.

Relativement âgé, disons mon âge mais paraissant vingt de plus. Un grand mec tout droit, qui ressemblait aux coiffeurs de quartiers des années soixante, comme on se les imagine via les publicités Petrol Han, et dont on a dû entendre dix phrases sur toute l’audience, voix rocailleuse et vocabulaire patoisant, regard vide et front bas, larges paluches gisant le long d’un corps amaigri, dix phrases par lesquelles il s’est lui-même un peu plus pendu : “Je ne bois plus -sauf du vin le soir. Si je me rends compte de la gravité des faits ? Ben, non, pas vraiment… Oui, je reconnais -enfin, je crois… Si j’ai fait pareil à  mes enfants ? Ah non, pas mes enfants, quand même…”, ce qui fera dire au parquet dans ses réquisitions qu’il a au moins le mérite de la franchise, de celle qui ne se défend même pas -et aux avocats présents dans la salle : “adieu, mon gars…”

Georges, dont il n’est pas possible de parler sans être grossier, qui aura donc passé toutes ces années à  se faire enculer, ivre, sans plaisir et probablement par contrainte, par son ami, probablement plus con et plus méchant que lui, avant de se retourner, avec lui, histoire de continuer l’orgie et cette vaste rigolade, vers les enfants, terrés dans un coin en attendant leur tour, et de “leur en donner”, à  eux aussi, sur ordres, certes, mais pas seulement. Georges, ce pauvre borgne dans ce pitoyable monde des aveugles, roi crasseux de cette cour des miracles qui à  la barre ne prétend rien, ne demande rien, n’attend rien.

Qui n’est même pas antipathique -qui, lui au moins, parle doucement, et n’osera jamais regarder les gosses, ni en général beaucoup plus haut que le sol à  ses pieds…

De ces dossiers pourris, de ces hommes perdus, que l’avocat digne de ce nom est fier d’essayer de défendre, à  qui il est juste de prêter des mots, des explications enfin cohérentes, des sentiments, et son cœur par-dessus tout, quand c’est possible, et ça l’est presque toujours.

Le parquet a demandé, pour lui, une peine de cinq ans : trois années d’emprisonnement ferme, deux années de sursis avec mise à  l’épreuve, obligation de soins et de payer les condamnations civiles.

Pour le malheur de Georges, qui du coup ne s’y est pas attendu, il n’a pas demandé qu’on décerne mandat de dépôt, c’est à  dire qu’on l’arrête immédiatement pour l’emmener en prison commencer sa peine, et a même argumenté contre : à  l’évidence, Georges ne s’enfuirait pas du gourbi lui tenant lieu de domicile, il était d’ailleurs venu librement à  l’audience, il pouvait être humain, selon lui, de lui laisser quelques semaines pour préparer son incarcération, dans une affaire déjà  vieille de trois ans…

Le tribunal est parti délibérer sur l’ensemble des affaires du jour : il était un peu tard, et l’avocat de Georges, qui très probablement n’a pas pensé lui non plus à  une éventuelle arrestation immédiate, est parti, le laissant seul attendre d’affronter son destin (je ne porte aucun jugement là  dessus, ce serait bien facile, et il nous arrive à  tous d’être en dessous de ce qu’on devrait être, malheureusement, surtout la nuit tombée…).

Tout le monde est sorti, qui fumer, qui s’écharper dehors à  coups d’invectives, entre famille d’une victime et famille de son agresseur présumé, qui accompagnant les enfants dehors se délasser et courir un peu, jouer enfin, et le procureur ayant fait choix d’accompagner votre serviteur boire le douzième café de l’après-midi en refaisant avec lui le monde judiciaire idéal…

Bref, tout le monde s’est enfin détendu. Sauf Georges, qui est resté, seul, assis dans la salle, tête droite, sur son banc des prévenus -son cher ami ayant été ramené en bas, dans les geôles, par l’escorte.

Georges, je donnerais cher pour savoir ce à  quoi vous avez pensé, pendant ces quarante minutes. A rien, du tout ? Je ne sais pas…

Tout le monde, bien sûr, profite de ce moment pour écorner sérieusement son forfait de téléphonie mobile et informer ses proches d’où l’audience en est, de l’heure approximative de retour (Madame Mô apprenait par exemple, avec un plaisir mitigé, que soit Petit Mô et Mômette attendaient vingt heures trente environ pour retrouver les doudous de leurs lits respectifs, soit il ne verraient pas leur père adoré ce soir-là , une fois de plus…).

Mais pas Georges. Pas de téléphone, l’ami ? Ou personne à  appeler…

Il n’a pas vu non plus, ou pas compris, ce que les professionnels des lieux ont tout de suite enregistré à  leur retour dans la grande salle d’audience, dix minutes avant l’heure annoncée des délibérés : le policier d’audience, soudain, n’était plus seul, mais avait été rejoint par quatre collègues, petite troupe en bleu et blanc dont n’importe quel avocat qui fait du pénal connaît bien la signification de l’arrivée, quelques minutes avant le prononcé des décisions…

Le tribunal est revenu, l’on s’est tous levés une dernière fois.

Il a rendu ses décisions dans les différents dossiers (quatre, ce jour là , et c’est comme ça tous les lundis à  Lille, qui est dotée d’une chambre spécialisée dans les infractions sexuelles), puis, dans une salle désormais presque vide, dans laquelle j’étais resté en sachant ce qui allait arriver, et parce que montait en moi le regret de ne pas avoir prévenu Georges, bien que je ne sois pas son avocat3, on a appelé la dernière affaire.

L’escorte a ramené le père des enfants dans la salle, lui a enlevé ses menottes pour qu’il écoute sa peine, et Georges est allé se planter à  ses côtés, tout seul.

Deux policiers sont venus se placer à  sa droite, un peu derrière lui, l’un d’eux ayant en mains ses bracelets de fer.

La Présidente a prononcé la condamnation, lourde, de l’auteur principal, qui restait en détention un bout de temps.

Dans son dos, rien n’étant jamais simple ni univoque (comme leur avocate, ma consœur de la partie civile, l’avait, très sensiblement, exposé en plaidant, et en disant qu’elle trahirait ses petits clients si elle ne disait pas qu’ils aimaient encore, malgré tout, celui qui était aussi et encore leur papa…), certains de ses enfants ont fondu en larmes. Le tribunal lui a aussi retiré l’autorité parentale.

Elle s’est ensuite tournée vers Georges, et lui a expliqué qu’il était condamné à  cinq ans d’emprisonnement, dont trois fermes et deux avec sursis, et que le tribunal décernait mandat de dépôt,  lui détaillant ses futures obligations et la signification de cette partie avec sursis, et qu’il la purgerait après sa détention (Georges écoutait, le visage toujours aussi vide)…

… Parce que, d’abord, il allait effectuer immédiatement les trois ans fermes (un policier prenait le poignet droit de Georges et y passait la première boucle des menottes, rituel que rien n’impose, aucune loi), compte-tenu de la gravité des faits et de son absence manifeste de prise de conscience (le policier ramenait le bras gauche de Georges dans son dos et finissait de l’entraver).

Georges n’a rien dit, ne s’est nullement débattu -comme la plupart du temps les condamnés dans ce même cas. Peut-être, seulement, son échine s’est-elle un peu courbée, mais je ne suis pas certain que ça n’ait pas été à  cause de ses deux bras désormais joints derrière lui.

La Présidente, qui, il faut lui rendre cet hommage, explique toujours le mieux possible les décisions, a bien vu que les yeux de Georges demeuraient ternes, et elle lui a tout ré-expliqué, avec un langage encore plus simple -et une voix adoucie. Elle parlait maintenant à  un homme condamné, menotté, entravé : un prisonnier. Personne n’est insensible à  cette transformation brutale d’un homme libre en détenu, et le silence tendu de la salle, le visage grave du procureur braqué vers l’homme, malgré les fatigues et les émotions, le soulignaient encore.

Georges n’a rien compris, à  l’impossible nul n’est tenu -sauf évidemment qu’il partait, maintenant.

Il n’a pas eu un regard en arrière, et les policiers l’ont emmené, par la petite porte latérale, hors de la salle d’audience, vers les geôles, auxquelles il allait descendre par un long et étroit escalier en béton, puis, après qu’on lui eut fait les poches (dans lesquelles il n’avait bien sûr pas même de chaussettes de rechange…), d’où il partirait, dans le même fourgon que son ancien ami, et avec d’autres, vers la prison.

De la lumière intense des néons de l’audience à  l’ombre, la vraie et la symbolique -quoi qu’il ait fait.

Où ce soir il ne se passerait rien d’autre que les formalités inhérentes aux “entrants”, ensuite de quoi il passerait sa première nuit -probablement en pleurant, à  un moment ou à  un autre, il paraît qu’ils pleurent toujours, les premières heures.

Où demain, il serait -déjà – un détenu parmi la cohorte des autres. Et un peu plus, journaux aidant, les autres détenus adorant faire leurs rapprochements entre les comptes-rendus judiciaires de l’audience de la veille et l’arrivée concomitante des nouveaux : il y serait aussi, désormais, un pointeur.

Bienvenue en Enfer, Georges. Bonne chance…

Pas un regard en arrière, à  l’audience, non.

Et, dans son dos à  lui, personne pour pleurer, dans la salle.

Pas même moi. De peu.

  1. Les représentants des associations spécialement désignées pour être les majeurs responsables qui aideront les enfants pendant une procédure judiciaire, quand leurs représentants légaux, les parents, soit ne s’en préoccupent pas, soit comme ici sont les auteurs des faits, et qui, pour la plupart, font un boulot de suivi et d’encadrement absolument remarquable, bien que dotées de moyens dérisoires par rapport au nombre effarant de mineurs qu’elles ont à  accompagner judiciairement (normal, nous sommes dans le monde judiciaire, justement) … []
  2. Plus pour longtemps, hélas : un prochain projet de réforme, on le sait, viendra proposer qu’en cas de reconnaissance des faits, l’on “plaide coupable” aux assises, et que seule la peine, du coup réduite, soit soumise à  débats : une honte sans précédent pour la Justice de France, un mépris de l’humanité de l’auteur et de la soif d’explications des victimes, à  qui pourtant on ne cesse de prétendre le contraire, et un dévoiement sans nom de la plus belle juridiction qui soit, celle où l’on prend le temps, justement, de tout tenter de comprendre, faits et gens : s’il n’y a qu’une mesure contre laquelle le monde judiciaire dans son ensemble se mobilise radicalement, j’ose espérer que ce sera cet immondice. []
  3. Il était en effet possible qu’il ne soit pas là  au délibéré, et bénéficie donc de quelques jours pour préparer son incarcération, (le tribunal décernant alors non pas mandat de dépôt, mais d’arrêt) ne serait-ce qu’au plan matériel : prendre un peu de sous, préparer un sac de vêtements, et, qui sait, dire au revoir à  une hypothétique compagne… Je m’en veux encore, j’ai hésité parce que je n’étais pas son avocat, et que le vrai pouvait mal prendre mon intervention, mais avec le recul c’est une pudeur mal placée que je n’aurais pas dû avoir -on a tous des manquements, enfin, j’espère… []