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Histoire Noire II

II L’ENQUÊTE

Dalila est en état de choc, elle a une sorte de barre qui lui traverse le front, et elle sent bien qu’elle ne parvient pas à  réfléchir ; mais ça va, elle ne pleure plus, et se sent étrangement calme, maintenant. Elle n’est pas soulagée, mais elle ne ressent plus non plus de pression, pour la première fois depuis bien longtemps …

Lorsqu’ils l’ont amenée ici, qu’ils lui ont expliqué qu’on était à  la Brigade des Mineurs, que ce qu’elle venait de dire aux “collègues” était grave, qu’il fallait qu’elle s’explique, qu’elle raconte, elle était dans un tel état d’agitation qu’elle avait vingt pensées contraires qui la traversaient toutes les secondes : elle devait se taire, elle devait dire sa vraie histoire, elle devait dire qu’elle venait de mentir, elle devait continuer à  mentir, elle devait parler, elle devait se taire, elle devait…

Christelle a été sympa, vraiment, surtout pour un flic : elle l’a calmée, lui a tout expliqué, a demandé tout de suite qu’on aille chercher ses parents (ça, elle aurait préféré que non, mais elle lui a expliqué que c’était obligatoire), qu’on voulait l’écouter, que ce n’était pas de sa faute, qu’elle n’avait pas à  s’en vouloir, que si quelqu’un venait de lui faire du mal il fallait le dire, que personne ne pouvait plus lui en faire. Dalila l’a écoutée, ça lui faisait du bien. Elle a vu arriver ses parents, sa mère en larmes et son père avec un visage terrible, dur, fermé, et ils l’ont prise dans leurs bras, sans rien dire – Christelle lui avait dit qu’elle leur demanderait de ne pas lui parler de tout ça, et elle avait tenu parole. Puis elle a expliqué qu’elle n’aurait pas à  raconter son histoire des tas de fois, qu’on pouvait la filmer, et que ça permettrait de la réentendre par la suite sans que Dalila ne soit à  nouveau obligée de dire ces trucs horribles …

Elle lui a dit aussi que ça se voyait sur son visage, quelque chose de très grave venait de se passer, et puis il y avait la marque sur son front, et son état dans la rue, et on avait des tas de moyens de vérifier beaucoup : elle passerait un examen gynécologique, elle verrait une psychologue, on enquêterait “serré” sur le type, sur ses relations, et il fallait aussi qu’elle parle pour qu’il n’embête plus personne d’autre…

C’était si grave, pour tout le monde, c’était si important pour les adultes présents, il y avait tellement d’enjeux soudain … Et la femme policier, ses collègues, ses parents maintenant, tout le monde la regardait, attendait qu’elle dise quelque chose, l’aimait, l’aimait enfin bien … Elle s’est mise à  parler, presque d’une seule traite, devant la caméra comme Christelle, qui était derrière et lui posait une question de temps en temps, mais toujours gentiment, le lui avait annoncé.

Alors elle a dit. Celle qui n’était encore qu’une petite fille, encore secouée de longs hoquets, les yeux souvent baissés, a raconté ce qui venait de se passer, ce qui avait provoqué son arrivée ici : son prof de français venait d’abuser d’elle. Il l’avait convoquée après le cours, ce matin, ce qu’il ne fait jamais. Il avait attendu que les autres élèves partent, et avait fermé la porte. Il s’était approché, s’était assis sur le bureau, lui avait parlé gentiment, et avait commencé à  la caresser, le cou et les épaules d’abord. Elle n’osait rien dire au début, mais il avait voulu aller plus loin, il avait touché ses seins. Elle avait voulu crier et se débattre, mais il l’avait frappée, d’un revers de main, elle était tombée et il s’était jeté sur elle – elle était terrorisée. Au sol, il avait commencé à  la déshabiller, d’abord “par le bas”, il l’immobilisait avec son poids, et à  partir de là  elle avait tellement peur qu’elle s’était laissée faire, elle expliquait que c’était comme si elle était “sortie de son corps” et avait vu la scène “d’en haut”. Il avait mis ses doigts en elle, elle en était certaine, il avait sorti son sexe, elle ne savait pas s’il avait réussi à  la pénétrer, elle ne sentait plus rien, ne ressentait plus rien. Elle ne croyait pas qu’il avait éjaculé, ça avait duré longtemps, ça avait fait mal. Il n’avait rien dit, et il s’était arrêté enfin, au bout d’un long moment, s’était relevé sans la regarder, et s’était rajusté. Elle n’avait pas osé bouger, mais il avait fini par lui dire de s’en aller, rien d’autre. Elle s’était alors relevé à  son tour, précipitamment, avait ramassé ses affaires à  la volée et s’était enfuie. Elle ne voulait plus penser à  tout ça maintenant, oui elle avait tout dit, oui c’était la vérité, mais maintenant elle était fatiguée… Elle ne voulait plus jamais le revoir, et qu’on la laisse tranquille…

Christelle la croyait sans réserve.

Elle avait entendu les parents juste après cette audition filmée de Dalila, qui étaient, évidemment, choqués, et qui avaient déposé plainte au nom de leur fille, en précisant simplement qu’ils la croyaient, qu’elle n’avait pas l’habitude de raconter des histoires, et aussi que ça faisait longtemps qu’ils se demandaient pourquoi Dalila n’avait pas de bons résultats en français, alors qu’ailleurs ça allait à  peu près…

Elle revient voir Dalila, et lui demande si on peut aller au CHR simplement faire un rapide examen gynécologique, et aussi pour examiner cette vilaine bosse sur son front, ce que Dalila accepte sans problème. Christelle lui explique que ses parents ont amené des vêtements de rechange à  sa demande, et qu’elle va récupérer ceux qu’elle porte, “pour les traces tu comprends ?”, et Dalila se change et lui donne ses habits.

Christelle lui dit aussi qu’ils vont rencontrer une psychologue, et qu’elle peut lui dire tout ce qu’elle veut, ce qu’elle a sur le coeur, ce n’est pas pour l’embêter, c’est seulement pour prouver “médicalement” que Dalila n’est pas folle, qu’il n’y a pas de raisons de ne pas la croire. Dalila dit seulement qu’elle ne sait pas si elle pourra parler encore de “ça”, mais qu’elle est d’accord – après, elle pourra repartir avec ses parents, Christelle l’a dit, et elle ne désire rien d’autre au monde que de se retrouver dans sa chambre.

Ils font l’aller-retour à  l’hôpital, c’est assez rapide, ils étaient attendus, la gynéco est une femme, ça se passe bien, même si elle note que Dalila est un peu raidie et a manifestement du mal à  la laisser l’examiner.

Un autre médecin, un interne, examine ensuite très rapidement la bosse qu’elle porte sur le front, puis Christelle et son collègue la ramènent avec ses parents au Central.

La psy est là , très gentille, et l’entretien se déroule très bien, une demi-heure environ, Dalila parvenant finalement, par bribes, à  reparler de ce qui lui est arrivé, et expliquant ensuite qu’elle n’a que ça dans la tête, qu’elle n’arrive plus à  penser, qu’elle se sent sale et moche, qu’elle s’en veut de n’avoir rien fait de plus, de n’avoir pas combattu…

Christelle lui explique qu’elle a fini de l’embêter, qu’ils peuvent y aller, qu’on les tiendra au courant. Elle félicite Dalila pour son courage, lui dit qu’elle n’a rien à  craindre, qu’elle n’y était pour rien, et même se penche au moment du départ et lui fait une grosse bise sur la joue : Dalila est émue, elle lui rend un sourire adorable et épuisé, son père passe un bras autour de ses épaules, ce qui n’est jamais arrivé avant, et ils rentrent chez eux…

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Jean-Marc n’a pas digéré l’incident de tout à  l’heure et s’en veut toujours : il est passé en salle des profs, et en a parlé à  quelques collègues, qui ont souri mais l’ont rassuré : dès demain, la petite aura tout oublié … Il y a le “Père Goriot”, aussi, leur doyen d’âge, qui lui a dit, comme si c’était la première fois, qu’ils ne sont pas assistantes sociales, qu’il n’avait pas à  vouloir porter tous les problèmes et la misère des “jeunes” sur ses épaules de prof, pas faites pour ça.

Il a demandé à  la ronde si l’un d’eux avait déjà  rencontré des problèmes avec Dalila, si quelqu’un savait si elle en rencontrait chez elle, et personne apparemment n’a jamais su ou remarqué quoi que ce soit, une élève lambda sans difficultés particulières …

Il est rentré chez lui, et en a aussi parlé à  sa femme, qui l’a rassuré un peu de la même façon, et lui a redit au passage combien elle savait qu’il était un bon prof – elle est bien placée pour le savoir, elle a été son élève, autrefois. Ils ont fini par sourire, et elle par couper court : il verrait lundi, et signalerait la fragilité de la lycéenne, mais maintenant c’était le week-end, il fallait qu’il débranche…

Ce qu’il a fait.

Il a joué avec les enfants, rentrés à  leur tour, ils ont mangé assez joyeusement – ils vont à  la mer demain s’il fait beau, puis il les a couchés, l’incident presque oublié, les problèmes laissés à  l’extérieur, tout heureux d’être là  avec les siens, comme tous les soirs.

Jusqu’à  ce que la sonnerie de l’entrée le fasse sursauter, vers 22 heures, alors qu’il commençait à  clignoter des yeux, affalé devant la télé, à  côté de sa femme endormie.

Il est allé ouvrir, en fronçant les sourcils, et s’est retrouvé nez-à -nez avec un couple, la femme tendant vers lui une carte barrée de tricolore : “Monsieur Caron ? Christelle Denisel, lieutenant de police. Est-ce qu’on peut vous parler..?”.

Immédiatement inquiet, il leur ouvre la porte : “Heu… Oui, bien sûr, entrez”.

Il ne sait pas encore que c’est la dernière porte qu’il ouvre avant longtemps.

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