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Ego (en morceaux)

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<p>Un Avocat Général (aujourd’hui Procureur de Pau, je crois) me fait l’honneur de se souvenir de mon passage dans “sa” Cour d’Assises, et surtout de l’un des procès les plus difficiles qu’il m’ait été donné de plaider (et dont il m’arrive souvent, plusieurs années plus tard, de rêver encore…) : vu cet évident bon goût, je ne saurais trop vous recommander la lecture de l’ouvrage où ça se passe, nerveux comme son auteur.</p>
<p>Bien que m’y sous-estimant un peu, il en a d’autant plus de mérite à  mes yeux que nos relations ont parfois été assez rudes lors de cette très longue audience : une fois n’étant pas coutume, merci, Monsieur le Procureur.</p>
<p>Allez, je me fais un plaisir tout simple :</p>
<blockquote><p>“L’humanité de nos concitoyens est notre lot quotidien. Comment pourrait-elle ne pas influer sur la nôtre? II est même des moments où, sur ce terrain, nous recevons de terribles leçons. Nous en sortons atteints, mais certainement pas affaiblis; sans doute plus attachés aux valeurs humanistes de notre République.</p>
<p>Un accusé avait été condamné par la cour d’assises du Nord, à  Douai, à  la réclusion criminelle à  perpétuité et à  trente ans de période de sûreté (les cas où c’est juridiquement possible sont très rares) comme auteur d’une douzaine de viols sur de très jeunes enfants (le plus âgé avait douze ans) et du meurtre de quatre d’entre eux dans des conditions d’une telle atrocité que les qualifications juridiques les plus importantes, faisant appel aux notions d’actes de torture et de barbarie, avaient été retetenues. On était allé jusqu’à  présumer du cannibalisme.</p>
<p>À la lecture du dossier, qui donnait connaissance des sévices subis par les garçonnets et fillettes et de l’horreur vécue par certains d’entre eux avant leur mort, infligée dans des circonstances indescriptibles, chacun tenait cet homme pour un monstre. Une logique implacable semblait devoir déterminer la décision judiciaire. Cet individu avait été une première fois condamné au maximum légal. Comme il n’avait rien à  perdre et qu’il niait tous les faits, il avait inteljeté appel. L’affaire devait donc être jugée à  nouveau, cette fois par la Cour d’assises de Saint-Omer. Dix jours de procès nous plongèrent dans les abîmes de la conscience humaine.</p>
<p>Il faut rendre un vibrant hommage au jeune avocat du barreau de Lille qui remplaça son confrère qui s’était désisté deux jours avant l’ouverture de la session. Il découvrit le dossier et son client dans des conditions particulièrement difficiles. Il n’en accomplit pas moins un travail remarquable, notamment dans l’établissement progressif de liens avec un homme dont les psychiatres certifiaient la “normalité”, alors que nous avions tous le sentiment d’être en train de juger un fou, au sens commun du terme. Cet avocat fit honneur à  sa profession et à  tout le barreau de France. Il défendait une cause et un être impossibles. Il sut donner à  son client la part d’humanité indispensable à  la légitimité du processus juridictionnel. Sa longue plaidoirie devrait entrer dans l’enseignement des centres de formation à  sa profession. Quand cet avocat, ce défenseur, ce conseil – il méritait amplement ces titres – eut fini, il s’effondra en pleurant; épuisé phy­siquement et nerveusement.</p>
<p>Mais rien au cours des débats n’aurait pu survenir sans la compétence et l’intelligence de la présidente de la cour d’assises. Elle sut instaurer un climat d’écoute, de respect, de confiance réciproque. À la fin du procès, quand elle aurait dû annoncer la clôture des débats et que la cour allait se retirer pour délibérer, elle aussi resta un moment figée; elle ne put prononcer un mot. Une tension exceptionnelle marquait son visage après l’accomplissement d’un travail qui avait permis la manifestation de la vérité -vérité judiciaire, s’entend -, dont elle avait su faire accoucher. De toute son énergie, elle avait été une femme sage.</p>
<p>Mais c’était peu au regard de ce que nous réserva l’accusé dans ce procès au cours duquel j’occupais les fonctions d’avocat général. Depuis son arrestation et jusqu’à  maintenant, l’homme avait nié l’intégralité des faits, et ce en dépit de preuves, de témoignages, d’expertises. Soudain chacun comprit, à  l’exception d’une avocate des parties civiles vindicative et inutilement agressive, dans l’attitude de l’accusé que quelque chose d’important allait se passer. La présidente suspendit un interrogatoire qui paraissait vain. Face à  face, l’avocat dê la défense et moi-même nous regardâmes et, sans un mot, par l’effet du mystérieux fluide qui flotte dans les salles de cours d’assises, nous nous comprîmes en convenant de ne surtout pas intervenir en cet instant. Elles durent le sentir aussi, les mamans (il n’y a pas ici d’autre mot) des petits martyrs, elles qui scrutèrent l’accusé, les mains torturées, les regards l’implorant, sans un mot.</p>
<p>Le palais de justice de Saint-Omer occupe un ancien palais épiscopal, et l’une des deux salles de cour d’assises était une chapelle. Elle est majestueuse, si vaste que deux cents personnes y logent à  l’aise. Nous nous tenions là . Un silence épais, lourd, presque palpable, un silence comme j’en ai rarement ” entendu “, occupait tout l’espace.</p>
<p>Et dans cet arrêt du cours du temps, angoissé et angoissant, l’accusé tomba à  genoux. Il ne se mit pas à  genoux. Il y tomba. Personne ne songea qu’il simulait ou jouait un personnage. Nous étions tous pénétrés par l’authenticité du moment. Surprenante comme le tonnerre, une faible voix d’enfant, presque un chuchotement, sortit du corps massif de l’accusé: ” Pardon, pardon … “, répéta-t-il à  quatre ou cinq reprises. Une situation pareille fournit habituellement au ministère public la belle occasion de rebondir et de relancer l’interrogatoire de l’accusé. Je sus me taire.</p>
<p>Jusque-là , la gageure était de juger un ” monstre “. Comment appliquer les lois pénales (qui reflètent les valeurs d’une société) à  un être dont l’étrangeté semble devoir le garder à  l’écart de ce système et des sanctions de sa violation? Mais, en cet instant, un homme venait d’accoucher de soi-même, il était né à  lui-même – peut-on témoigner de cette idée, la faire comprendre à  qui ne l’a vécue? Cet homme avait mis soudain un miroir en face de lui, et il s’y était vu, dans sa conscience. Ce qu’il découvrait lui faisait manifestement horreur. L’être humain qu’il redevenait condamnait le monstre qu’il avait pu être.</p>
<p>Par un travail inexpliqué, l’accusé renaissait à  la société en se reconnaissant dans ses valeurs. II redevenait, au même titre que les trois jeunes femmes évoquées au début de ce chapitre, notre frère en humanité. Les mères des victimes pleuraient, quelques-unes regardaient le criminel avec une infinie commisération, presque comme un de leurs enfants qui aurait fait une bêtise. L’une d’elles, au cours de la suspension d’audience qui s’ensuivit, adressa un message de remerciements à  l’accusé. Une autre, au cours des débats, devait lui pardonner. Le monde judiciaire est fait de symboles et d’actes signifiants.</p>
<p>C’est notamment en cela que le service public de la justice ne saurait être ramené au fonctionnement d’une administration. La condamnation qui intervint s’inscrivait dans l’optique du symbolique et du sens. C’est pourquoi victimes et accusé la comprirent et purent l’admettre. C’était de nouveau la réclusion à  perpétuité, mais la période de sûreté était ramenée à  vingt-neuf ans. Avant de quitter la salle d’audience, le condamné me fit savoir par son avocat qu’il tenait à  meserreriamain. Bien que surpris par sa requête, j’acceptai. De sa prison, il m’écrivit durant plusieurs semaines et je lui répondis, dans les limites de ce que me permettaient la déontologie et le droit. “</p></blockquote>
<p>Je vous reparlerai de ce procès et de cet homme et de ces familles ravagées, et aussi de ce moment de grâce absolue, malgré l’immense dureté des faits. Je vous en reparlerai forcément.</p>

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