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Double Je (II)

L’audience n’est ouverte que depuis une poignée de minutes, et je jurerais que les choses sont déjà  mal engagées pour Victor. Il “passe” mal, très mal. Le problème avec lui, c’est que quoi qu’il dise, il paraît mentir. Le président vient de lui demander de confirmer son état-civil, et aussi étrange que cela puisse paraître, Victor, le regard fuyant, qui se tortille dans le box en se rongeant les ongles, a l’air de mentir jusque sur sa date de naissance.

Le tirage au sort des jurés commence. Laura me laisse exercer le droit de récusation ; la constitution du jury est un peu moins importante pour elle que pour moi, sa cliente sera de toutes façons condamnée à  l’issue de ce procès, nous le savons tous. Une première jurée potentielle est appelée, je la récuse, ainsi que deux autres, peut-être par habitude des affaires de mœurs, pour lesquelles j’essaye généralement de limiter le nombre de jurées, pour éviter autant que possible tout phénomène d’identification à  la victime. L’Avocat général bondit et récuse trois hommes coup sur coup, mais le jury sera finalement à  majorité masculine.

Serment prêté, les jurés écoutent avec la Cour le greffier lire l’ordonnance de mise en accusation. Le regard d’un juré, puis de deux, s’attarde pesamment sur Victor tandis que l’on décrit la découverte de la victime, ses blessures et sa mort. J’espère avoir choisi au mieux, il n’est de toutes façons plus temps d’y réfléchir.

Les témoins de personnalité se succèdent sur cette première matinée, assez rapidement, car ils sont peu nombreux. Ce sont essentiellement les membres de la famille de Victor, sa curatrice étant seule venue témoigner pour Cécilia. Tous décrivent un couple de marginaux, alcooliques, toxicomanes, incapables d’assurer l’éducation de leurs enfants, dont le placement a fait le désespoir de la mère de Victor. Aucun ne semble comprendre comment leur famille d’honnêtes travailleurs a pu produire pareil phénomène. Malgré tout, ils ont tenu à  venir le soutenir au cours de ce procès comme durant sa détention provisoire : il est leur fils, leur frère.

C’est ensuite au tour des experts de venir évoquer les divers rapports remis au juge d’instruction, médecin légiste, psychiatres, psychologue. Je questionne particulièrement les Drs ABIDAL et TREZEGUET, qui ont mené la contre-expertise psychiatrique de Victor et n’ont pas conclu à  l’altération de son discernement et du contrôle de ses actes, contrairement au Dr HENRY. Ils expliquent leurs divergences par le fait que la médecine est un art, pas une science exacte.

Cécilia est ensuite la première à  être interrogée au fond, et sans surprise, maintient les accusations qu’elle a portées à  l’encontre de Victor dès son placement en garde à  vue. Elle lui attribue l’initiative de l’agression, le choix de la victime, la planification de la violence à  exercer. Elle lui attribue l’essentiel des coups portés, les plus violents, et l’étranglement qui a laissé les marques si visibles sur les photos. A la demande du président, elle précise qu’elle sait bien que charger Victor ne diminuera ni ses torts, ni la condamnation à  venir, et rappelle qu’elle n’accuserait pas gratuitement le père de ses enfants, alors qu’elle préfèrerait que ses fils grandissent en voyant au moins un de leurs parents, consciente qu’elle est de devoir pour sa part rester incarcérée de longues années encore.

Dans mon dos, Victor tremble de rage. Il n’arrive pas à  comprendre pourquoi elle paraît systématiquement plus crédible que lui.

Son interrogatoire à  lui tourne court : il n’a jamais mis un pied dans cet appartement, n’a jamais violenté qui que ce soit, n’a jamais volé. “Vous n’êtes pas quelqu’un de violent ?” lui demande le président. “Non.” “Comment expliquez-vous alors les multiples mains-courantes déposées par votre ex-compagne, les déclarations de vos propres parents, de vos amis, les hospitalisations de Cécilia ?…” Aucune réponse, évidemment. Quant aux aveux, il a été roué de coups par les policiers, il le répète. Les jurés prennent des notes, avec pour certains la moue sévère de celui auquel on est en train de mentir éhontément.

Je me rappelle ma première entrevue avec Victor. Laura était de permanence et avait donc été appelée par la PJ pour s’entretenir avec les deux gardés à  vue, mais soupçonnant des intérêts contraires, m’a demandé d’intervenir pour lui tandis qu’elle s’occuperait de Cécilia. Dans le réduit réservé aux entretiens des gardés à  vue avec leurs avocats, il m’a paru terrorisé, me répétant constamment qu’il n’avait rien fait, qu’elle voulait le faire tomber pour se venger. J’ai tenté de le calmer, je lui ai recommandé de ne rien dire dont il ne soit absolument sûr, ou de ne rien dire du tout s’il se sentait perdu. Lorsque par la suite, j’ai pris connaissance de la procédure lors de la première comparution de Victor devant le juge d’instruction, j’ai constaté qu’il avait fait exactement le contraire, en accusant d’abord un tiers, puis en avouant sa propre responsabilité. Difficile de savoir quand le croire, me suis-je dit.

Lorsqu’il entend Cécilia affirmer, au retour de la suspension suivante, qu’il lui a proposé 3000 euros si elle revient sur ses accusations, il explose. Le président demande aux policiers si les accusés ont pu s’entretenir sans qu’on les entende, le chef d’escorte répond qu’effectivement, Victor a murmuré quelques mots à  l’oreille de Cécilia en la croisant entre deux portes. Prié de révéler ce qu’il lui a dit, Victor ne répond pas. Deux gardes doivent désormais s’asseoir entre eux dans le box.

Le témoin suivant est l’un des deux directeurs d’enquête, celui qui s’est plus particulièrement occupé de la garde à  vue de Cécilia. Il rappelle que celle-ci est immédiatement passée aux aveux, en s’impliquant tout autant que son compagnon. Qu’elle paraissait soulagée de pouvoir tout dire. Qu’elle paraissait aussi trop bête (pardon, “limitée”) pour tout inventer.

C’est son collègue qui m’intéresse davantage, bien sûr. Le commandant qui a suivi la garde à  vue de Victor, dont celui-ci me chuchote dès qu’il le voit s’avancer vers la barre que “c’est lui qui m’a donné les coups.” Lorsqu’il a fini de retracer le déroulement de la garde à  vue, je demande à  haute voix à  Victor si cet homme est bien l’auteur des violences policières qu’il dénonce. Victor se dresse aussitôt dans le box comme un diable surgissant de sa boîte, le doigt tendu : “Ouais, enfoiré, c’est toi qui m’as tabassé, je te reconnais !” Bizarrement, cette déclaration sonne complètement faux, surjouée, je le vois dans le regard de la Cour et du Ministère public, sans même parler de ma consoeur de la partie civile, qui souffle comme une forge en levant les yeux au ciel. Le policier a beau jeu d’assurer ensuite, la main sur le coeur, vivante image de la vertu outragée, qu’il n’a jamais ne serait-ce qu’effleuré un gardé à  vue, que ce n’est “pas le genre de la maison”, qu’il tient son dossier administratif à  disposition de la Cour si quelqu’un veut y chercher trace de comportements contraires au Code de déontologie. Je l’interroge avec persistance sur les conditions de cette garde à  vue, sans pouvoir non plus faire exagérément durer ce moment sous peine de passer pour acharné, et pour tout dire de mauvaise foi. Peine perdue, il ne lâche rien.

Le passage de Farid A. à  la barre des témoins parachèvera l’image de menteur pathologique dont je sais qu’elle colle déjà  à  Victor depuis le début de ce procès, en y ajoutant un aspect revanchard et calculateur qui cadre difficilement avec l’hypothèse de l’innocent accusé à  tort.

Je profite d’une suspension pour conseiller à  Victor d’en dire le moins possible dorénavant, jusqu’à  la clôture des débats. Il ne comprend pas trop, c’est son procès après tout, comment va-t-il convaincre les juges de son innocence s’il se tait ? Je lui demande de me faire confiance. Comment lui expliquer qu’il paraît s’enfoncer à  chaque mot ?

Je n’écoute que d’une oreille la plaidoirie de la partie civile, qui comme il est généralement d’usage épouse la thèse de l’accusation, et décrit avec un luxe de détails macabres l’interminable agonie de Johanna B., battue et laissée pour morte par les deux monstres dont la condamnation est attendue par toute une famille.

Les réquisitions sont ensuite conformes à  ce que j’en attendais, conformes au règlement1, évidemment. 25 ans pour les deux accusés, rien d’étonnant, sauf peut-être pour Laura, qui espérait un quantum requis moins élevé eu égard à  l’altération du discernement et du contrôle de ses actes relevé par le Dr HENRY chez Cécilia.

Laura prend la parole pour la défense de Cécilia, en “plaidant la personnalité”, c’est à  dire en se plaçant dans l’optique de la peine que la Cour ne va pas manquer de prononcer. Femme battue, mère privée de ses enfants, toxicomane sous curatelle : qui pourrait rester insensible en entendant l’histoire de Cécilia, cette déchéance continue que dépeint justement ma consoeur, et qui n’avait que peu de chances de finir ailleurs qu’aux Assises ?

La personnalité de Victor ne mériterait pas moins d’intérêt de la part de ses juges, mais je ne peux pas adopter le même angle que Laura, puisque je veux obtenir son acquittement. Pas de “subsidiaire” en pénal : affirmer d’une part que Victor n’a pas commis les faits qu’on lui reproche, tout en expliquant d’autre part que l’éventuelle peine  que l’on pourrait “par extraordinaire” lui infliger devrait être adaptée à  sa personnalité constituerait un grave contresens.

L’examen des faits et des preuves présentées par le Parquet devra donc suffire à  disculper Victor.

Je me lève, balaye juges et jurés du regard, et leur rappelle en préambule que mon rôle n’est pas de défendre une thèse irréaliste dès lors qu’elle est celle de mon client, mais de m’assurer que celui-ci puisse bénéficier de l’ensemble des droits qui lui sont reconnus. Qu’ils ne doivent le condamner que s’il ne subsiste pas dans leur esprit le moindre doute concernant sa culpabilité. Qu’il appartient au Ministère public d’apporter la preuve irréfutable de cette culpabilité.

Or le Parquet n’avance en définitive que deux éléments probants dans ce dossier : les accusations de Cécilia et les aveux de Victor.

Les premières peuvent facilement être combattues : la personnalité de Cécilia comporte suffisamment d’éléments de nature à  rendre discutables ses affirmations. Elle avait au moment des faits des raisons d’agresser Johanna, elle avait déjà  été condamnée à  plusieurs reprises pour vols aggravés, contrairement à  Victor, et pouvait parfaitement passer à  l’acte sans avoir besoin d’y être poussée par qui que ce soit. Son absence d’intérêt à  impliquer Victor n’est pas un dogme : elle peut parfaitement avoir décidé de ne pas “tomber” seule, elle peut lui en vouloir (il est après tout établi qu’il l’a fréquemment battue), elle peut enfin vouloir “couvrir” son co-auteur par peur, par amour ou que sais-je. Il est d’ailleurs tout à  fait possible que Cécilia ait agressé Johanna B. sans être aidée de quiconque : son saignement sur le fauteuil peut s’expliquer d’autres manières que par un coup porté par un éventuel co-auteur, à  commencer par un mouvement de défense de la victime elle-même.

J’insiste sur le fait, essentiel, que l’ADN de Victor n’a nullement été retrouvé dans l’appartement de Johanna, non plus que ses empreintes digitales, alors que Cécilia a laissé profusion de traces exploitables tout en affirmant avoir été moins violente que son compagnon à  l’égard de la victime. Il est inimaginable que dans le cadre décrit (présence de plusieurs heures dans l’appartement, multiples actes de violence, fouille minutieuse du logement), Victor ait pu agir ainsi que Cécilia le décrit sans laisser une seule trace de son passage sur les lieux ou le corps de Johanna B..

Quant aux aveux de Victor, de même que l’ensemble des mensonges et approximations qui ont pu lui être reprochés au cours de l’instruction comme du procès, ils peuvent s’expliquer autrement que par la certitude de sa culpabilité.

Victor n’est ni un surhomme, ni même un citoyen modèle, juste un paumé dont le chemin a croisé celui d’une femme aussi marginale que lui. Leur vie ensemble a été chaotique, leurs responsabilités en la matière partagées. Difficile, dans ces conditions, de se présenter serein et inébranlable devant des policiers qui lui affirment détenir la preuve de sa culpabilité, et lui laissent entrevoir qu’il s’en sortira à  meilleur compte en se montrant coopératif.

Devant les policiers, puis le juge d’instruction, jusque devant la Cour d’assises, Victor n’a tout simplement jamais eu les moyens d’apporter à  chaque question la réponse nette et précise que l’institution judiciaire attend du justiciable standard, qui peut pourtant légitimement peiner à  la lui fournir : “oui, je me souviens très bien de ce que j’ai fait au cours de la soirée du 29 novembre, il y a six semaines : tout d’abord, de 19 h 15 à  19 h 30, j’ai …”. Tel un lapin pris dans les phares d’un camion, il a essayé de donner à  chaque question posée la réponse qui lui permettrait de s’en sortir du mieux possible. Même pas besoin d’user de violence à  son égard : la menace de la prison avait largement suffi, dès les premières heures de garde à  vue, à  le plonger dans l’état de panique dans lequel je l’ai trouvé lors de notre premier entretien. Alors il a d’abord accusé Farid, en ne voyant probablement pas plus loin que les quelques minutes pendant lesquelles il allait pouvoir respirer avant qu’on ne le coince. Puis il a fini par avouer, parce que c’était finalement plus facile, conforme à  ce qu’on attendait manifestement de lui, conforme d’ailleurs au point que chaque élément de ces aveux se trouvait déjà  en possession des enquêteurs grâce aux accusations de Cécilia (hormis cette fumeuse histoire de bouteille évoquée par le Ministère public, dont j’affirme qu’elle ne démontre rien), et parce qu’il devait espérer pouvoir revenir sans mal sur ses déclarations une fois sorti du cadre de la garde à  vue, devant un juge. Et il doit être relevé que dès qu’il en a eu la possibilité, Victor a rétracté ses aveux auprès du juge d’instruction, même s’il s’est contenté de se taire lors de sa première comparution devant lui, c’est vrai.

Même attitude lorsqu’il a dû décrire les actes violents qu’il a dit avoir subis : peut-on vraiment attendre aujourd’hui de Victor, avec les moyens intellectuels qui sont les siens, qu’il se rappelle exactement à  quelle heure et dans quel ordre il s’est vu administrer, oh, presque rien sans doute, une tape sur l’épaule ou sur l’oreille, une bousculade, accompagnée de cris auxquels il ne s’attendait pas, par exemple ? Evidemment, de tels gestes ne laissent pas de traces susceptibles d’être constatées par examen médical. Evidemment, la tentation était grande pour Victor de forcer le trait, de transformer ces gestes en coups. Evidemment, ça n’a pu que le faire passer pour un menteur invétéré aux yeux du juge d’instruction, du Parquet et même de la Cour.

Même attitude irréfléchie enfin lorsqu’il a tenté de donner au juge d’instruction divers alibis pour la soirée du 29 novembre, et lorsqu’il a été contredit par Rafael et Ahmed (dont le témoignage, au passage, n’est pas nécessairement plus crédible que le sien). A chaque fois, tenter de s’échapper, jusqu’au prochain piège …

Alors non, ce n’est peut-être pas l’attitude rêvée de l’innocent modèle que Victor R. a adoptée, mais avait-il vraiment les moyens d’en choisir une autre ?

Il n’y a aucune preuve tangible dans ce dossier de la culpabilité de Victor. Une Cour d’assises ne peut pas emprisonner quelqu’un pour 25 ans, comme le réclame l’Avocat général, en s’appuyant sur un dossier vide, sur de simples présomptions.

Les débats sont maintenant clos, la liste des questions et l’avertissement (magnifique) aux jurés sont lus par le président, la Cour se retire pour délibérer.

Si j’ai réussi à  instiller le doute dans l’esprit de cinq juges ou jurés quant à  la culpabilité de Victor, il sera reconnu innocent.

Je sors dans la cour en compagnie de Victor (et de son escorte, bien sûr), je lui offre une cigarette, il est anxieux de savoir s’il s’est bien comporté (je le rassure vaguement), il me demande si tout s’est bien passé, si ça va aller. Je n’en sais rien, mais je lui dis que je l’espère. Il retourne ensuite attendre dans la salle des témoins, désormais vide, tandis que Laura et moi allons patienter dans les locaux de l’Ordre.

Deux heures passent, j’arpente la salle des pas perdus et vois soudain l’huissier se diriger précipitamment vers la salle des délibérés, l’Avocat général et le greffier arrivent presque aussitôt, tout le monde retourne dans la salle d’audience. “Délibéré court, c’est très bon ou très mauvais” murmure machinalement Laura.

L’audience reprend, le président rend le verdict. Je croise le regard de l’Avocat général. Je sais que nous nous retrouverons tous dans quelques mois.

[La parole est à  l’Accusation]

  1. Autre nom donné au réquisitoire définitif rédigé par le Parquet à  la fin d’une information judiciaire. []