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Broyée ?

Sophie m’a écrit il y a quelques jours, sans fausse pudeur, en me livrant, presque brutalement, mais avec un humanisme incroyable, que je crois elle peut revendiquer, les difficultés énormes que l’on traverse en étant une “victime”, et aussi toute la complexité et l’ambiguïté de ce “rôle”, qu’elle aurait donné beaucoup je pense pour ne jamais avoir à  tenir…

Je ne la connais pas, mais elle m’écrivait à  cœur grand ouvert, et je lui ai demandé si elle m’autorisait à  publier ce qu’elle ressent de son histoire à  elle : c’est l’objet de ce texte, qu’elle a largement écrit.

Et si tous, avocats, magistrats, psychologues, on y en prend plein la gueule, si vous me passez l’expression qu’elle ne reniera pas… On en prend plein le cœur et plein le cerveau, aussi !

Sa réaction venait de la lecture de “Sanibroyeur judiciaire“, et je l’ai trouvée incroyablement intelligente, et de douleur, et de lucidité, et de sensibilité, et… D’espoir !

Et rien, décidément, n’est ni ne doit être noir ou blanc : j’ai souhaité le publier pour qu’elle le lise, se lise, se lise vraiment; et aussi parce que toute la complexité de ses sentiments méritait beaucoup d’être dite, à  ceux notamment qui penseraient encore que les méchants et les bons ne sont, respectivement, que ça…

Merci, Sophie, de l’avoir bien voulu ! Et permettez-moi de vous dire, en guise de premier commentaire, que vous êtes une sacrée femme !

( Il s’agit d’un échange de cinq mails, modifié uniquement pour le rendre totalement anonyme; les miens sont colorés et en italique.)

Merci, maître… Vous me tirez des larmes. Il faut dire, ce n’est pas difficile avec ce sujet, puisque je connais trop bien ce dont vous parlez.

D’abord parce que j’ai été victime de plusieurs agressions, des viols.

Déboussolée, perdue et incapable de réagir “normalement” à  une entreprise de séduction, j’ai été victime d’une autre scène, si semblable à  celle que vous évoquez. Pas vraiment de “coupable”, deux victimes, lui et moi. Pourtant, je vous assure que, tétanisée, je ne pouvais protester vraiment, j’étais perdue.

Il n’y a pas faute, quand on ne “peut pas” faire quelque chose, si ?

De même, pour lui, qui était un ami, il avait beau connaître mon passé, je pense sincèrement aujourd’hui qu’il ne pouvait pas comprendre à  ce moment précis, enivré par une envie puissante. La différence entre votre histoire et la mienne, c’est que je n’ai pas porté plainte. Et pour cause !

J’avais ô combien appris avant qu’il n’y a rien de plus destructeur qu’une procédure en justice, ayant eu l’idée saugrenue de réclamer justice contre mon premier agresseur. Et je ne peux que vous suivre également pour le broyage de la justice. J’ai assisté il y a quelques jours à  un procès en assises pour voir si je tiendrais, moi, face à  ça. Et j’ai vu comme l’accusé, de faits sordides, certes, était haché menu. Il se débattait pour tenter d’expliquer quelque chose, mais sans mots, avec ce regard éteint, comment ?

Qu’il soit coupable ou non, j’ai trouvé terrible ces attaques imparables, les ricanements du président quand, ne sachant que dire, il restait muet.

Dans mon histoire face à  celui contre qui j’ai porté plainte, j’ai su récemment que je ne pourrai pas aller aux assises.

J’ai toujours pensé que même s’il avait détruit beaucoup de moi, cinq ans après, alors que libre, il a su se stabiliser, tenter de construire au lieu de casser, ça n’avait pas de sens de bousiller tout ça. Pas comme ça. Je veux qu’il soit puni, pas me venger. La nuance a t elle cours, dans le monde des tribunaux ?

Depuis ces quelques jours, je regarde l’eau de la Seine avec envie, piégée que je suis dans un jeu dont je ne connais pas les règles. Je ne pouvais pas vous dire tout ça, par commentaire. Un reste de pudeur, sans doute. Mais, mille merci à  vous…

Et un très grand remerciement pour votre mail, aussi grand que mon respect pour vos réactions aujourd’hui. J’assiste bien sur aussi nombre de victimes, particulièrement dans ce domaine si compliqué de l’agression sexuelle, et, souvent, de la petite fille à  la femme accomplie, je m’aperçois que la victime est en définitive moins vindicative que les gardiens des temples judiciaires -mais plus désemparée et meurtrie, aussi, forcément. Mais, d’abord, au dessus de tout, il y a le fait que vous n’êtes pour rien, strictement, dans ce qui va ou ne va pas arriver à  votre agresseur. Ses juges vont décider, et il en existe de très biens, évidemment, et lui a en partie décidé aussi, ce jour là  -mais pas vous. Votre plainte résulte d’un acte et d’une blessure et était légitime, vous ne l’avez pas choisie. Être à  l’audience et dire ce que vous pensez et ce que vous souhaitez dire, ou demander à  votre avocat de le faire, voilà  tout l’enjeu, et c’est pour vous et vous seule que c’est un enjeu. Ensuite, je vous le jure, je le vois, beaucoup, on guérit de tout cela. Parfois seule et vite, parfois lentement et aidée, mais on guérit. Aucune raison nulle part de regarder la Seine autrement que pour avoir envie d’y faire du bateau. En revanche, parlez. Au procès, à  votre avocat, à  vos proche, à  un psy, peu importe, mais parlez, comme vous venez de me parler. C’est la clé.

A cet égard, d’ailleurs, ne voulez-vous réellement pas publier votre texte, chez moi ou ailleurs ? Pour vous d’abord, parce que c’est parler, donc sortir ça de vous, et que ce ne sont pas là  des arguties de psy, mais un vrai remède à  la douleur, réellement; ensuite, parce que beaucoup pensent encore que tout est soit blanc, soit noir, et que votre beau témoignage, même s’il est douloureux, édifierait beaucoup sur la complexité incroyable de tout ça..? Réfléchissez-y et dites-moi, je pense quant à  moi que vous œuvreriez à  la fois pour vous et pour les autres, dont le regard a souvent du vous sembler dur depuis les faits… Et oui, comme ici, on peut apporter pas mal de nuance à  un tribunal, dans la position qui est la vôtre : vous le faites très, très sensiblement… Il y a une vie après tout ça, je vous le garantis !

Ouh là , maître, que d’honneur de m’ouvrir la publication dans votre blog… Soit, mais si vous le permettez, je vous en laisse la démarche. Que voulez-vous, je suis très flemmarde. J’ai essayé de démarrer un blog, il y a 2 mois, dans l’idée que ça serve. Mais je ne peux m’empêcher, aujourd’hui, de me dire que tout n’est qu’un énorme gâchis. Dieu sait qu’avec des “si’ on mettrait l’univers en bouteille.

Non, contre mon adversaire présent, si profonde que soit ma blessure, je ne désire pas me venger. A quoi bon, en quoi cela pourrait-il réparer ? Le seul contre lequel je voudrais avoir la force d’être vindicative est hors de portée de mes attaques. Jugez donc, un homme connu, aimé et respecté de tous… Et puis, hein, sans preuves, des mois de torture et de soumission à  un homme qu’auparavant j’estimais comme un frère, ça ne vaut rien devant une cour… Comment ça, ma famille et la sienne se côtoient tous les jours ? Comment ça, je sais qu’il va recommencer ? Bah oui, mais bon, ma famille sait et décide de laisser courir, et moi je n’ai pas d’armes pour porter plainte. Mon masochisme a des limites. Et si souvent, je rêve de justice privée, je sais que ce n’est pas ainsi que ça marche. Dieu, quel déballage vous fais-je ! Pardonnez-moi, maître…

Dire ce qu’il en est à  une audience, je pensais en être capable, avant de voir “en vrai”. Remarquez, cela m’aura au moins poussé à  accepter la correctionnalisation. En espérant que ce soit moins dur qu’aux assises.

Aujourd’hui, je n’ai plus la force de me battre et contre lui, et contre un juge d’instruction discourtois, et contre, surtout, mon avocat, farceur, qui me fait des cachotteries et qui “oublie” de m’avertir dans les délais de problèmes survenus. La dernière blague a été justement de ne pas m’avertir de la correctionnalisation du dossier. Je m’en suis rendue compte deux jours plus tard, après m’être déplacée à  tâtons (j’ai une petite déficience visuelle) au cabinet de monsieur, qui n’était pas là , et dont la secrétaire m’a remis l’ordonnance. S’en est suivie une querelle intéressante avec mon conseil, d’où il ressort qu’il veut me protéger en me dissimulant certaines choses. J’ai réclamé l’appel, il l’a fait trop tard. Une bataille de plus, mais pas contre le bon ennemi.

Alors, après cinq ans de guerre, après cinq ans à  tenter de reconstruire, je crois que d’assister à  ce procès fut le coup de grâce. Seule, comment faire ? Je n’aspire plus qu’à  jeter ce passé aux orties, et on me demande de le revivre, encore et encore. Voilà  pourquoi l’eau de la seine me tente donc, parce que pour guérir, il faudrait qu’on arrête de gratter les cicatrices deux fois par jour. Vous me cueillez, hélas, en pleine douleur physique et mentale. Demain, peut-être, par quelque hasard malicieux, serai-je plus alerte. Ou même dans une heure, qui sait ? J’ai cette incroyable chance de trouver un peu de soleil au fond de l’enfer, en général…

Quant aux psys and co, j’en suis hélas vaccinée. Ces gens-là  m’ont fait plus de mal que de bien, et j’ai développé une allergie : je mords à  la vue d’un bras, aussi poilu fut-il, de psy. Et parler ne guérit pas toujours, malheureusement. Si je parle, désormais, c’est pour expliquer, ou pour remercier, comme pour vous.

Donc oui, n’hésitez pas, publiez, publiez ! Si vous estimez que cela peut servir, je ne demande que cela. Je ne vous demande qu’une chose, de grâce : mes doigts étant en grève, sous l’effet de la douleur, quand je tape, vous avez dû remarquer nombre de fautes de frappe. Si vous avez le courage d’en éliminer certaines, vous vous attireriez une reconnaissance éternelle, ce qui, quand on est avocat, est toujours bon à  prendre ! Vous lire, si promptement en plus, fut un petit éclair de lumière. Merci, mon bon seigneur… Allez, puisqu’il faut bien vivre, un jour, j’espère porter la même robe, si mes distingués professeurs me supportent quelques années de plus à  la fac ! Pour qu’il y ait une vie après, il faut déjà  un après. C’est tout ce que je souhaite !

Bon, tout n’est pas perdu, si vous gardez de l’humour… Je ne sais pas trop quoi vous dire, je ne vous connais pas, je ne connais pas le dossier, et dans ce domaine la preuve est si difficile… Votre juge a tout de même décidé de faire juger cet homme, dans une matière où les non-lieux sont monnaies courantes… Vous êtes peut-être mal tombée, en termes d’avocat, et peut-être aussi qu’il voulait réellement vous épargner une blessure de plus, un temps d’attente des assises interminable, et une audience future très dure d’au moins deux jours, je ne sais pas… Je sais qu’au delà  du procès dans tous les cas, il y aura un “après”, donc tenez bon. Je n’ai pas trouvé trop de fautes, plutôt moins que lorsque moi je tape, en général… Vous êtes à  la fois très triste et très amère, et, il me semble, très pleine d’espoir, en réalité : j’en ai aussi pour vous, sincèrement, lorsque je vous lis.

J’intitule nos quatre mails “Broyée”, j’ajoute dix lignes pour expliquer cet échange, et je le balance tel quel en adaptant juste pour que l’histoire ne soit reconnaissable, en tout cas expressément, ni par l’homme, ni par votre conseil, ni par vos proches, et je vous laisse le soin de commenter en réponse les éventuels commentaires, ça vous convient ? Histoire de vous défouler au besoin… Et sauf si d’aventure des idiots venaient roder dans le coin, auquel cas je reviens fissa… Le titre vous va, et un prénom vous plairait plus qu’un autre, ou vous me laissez choisir ? Un avocat qui a vécu dans sa chair ce qu’il s’apprête à  défendre sera nécessairement un bon avocat : accrochez-vous et venez-nous vite !

Ah, mais, maître, je ne me battrai jamais uniquement pour les victimes, ce serait contraire à  tous mes principes. Parce que vous voyez, je suis entièrement persuadée que les coupables ne sont pas les monstres qu’on veut bien nous montrer. De mes quatre agresseurs, seul un, selon moi, a pris du plaisir à  me torturer. Pour les autres, il aurait sûrement fallu un peu plus d’écoute et de tendresse, des limites, que sais-je… Un ensemble de choses. En fait, pour tous les quatre.

Et une fois accusés, voire condamnés, leur dénier leur part d’humanité, c’est les obliger à  rester des bêtes.

Selon moi, la prison, même modèle, est une peine terrible. Elle peut être aussi propre et humaine que possible, je ne peux que trop bien comprendre la panique qui intervient quand on entend qu’on ne rentrera plus chez soi le soir, ni avant un bon bout de temps. Alors, que ce soit nécessaire, pour sanctionner, j’en suis sûre. Que cela devienne une poubelle à  gens “méchants”, non, jamais ! Je préfère rendre l’humanité des gens qui ont fauté au regard de la foule, à  “vendre” des victimes. On est victime d’un acte, d’un événement. On ne doit pas l’être à  vie. Aujourd’hui, c’est le glissement qui se fait, je crois, dans les grands discours. Moi, je suis une gamine, vraiment, mais je sais une chose : c’est en laissant quelqu’un dans un statut de victime qu’on le casse. L’équilibre est dur à  maintenir.

L’humour est un excellent bouclier, et une épée meilleure encore. Je ne me priverai pas d’un bon mot, cela égaie des lassantes râleries. Même face au juge, d’ailleurs. Ce brave vieillard (pardon, pardon, monsieur!) a bien besoin, dans sa trop longue journée, de sourire un peu.

Pour mon dossier, l’aveu, et même plus, de mon adversaire a bien aidé, j’imagine. Étrange paradoxe pour quelqu’un qui assurait avoir un trou de mémoire ! Charmant petit.

Mon avocat est farceur, et surtout, à  mon humble avis, tient avant tout à  me protéger à  tout prix. Je comprends sa réaction, en somme. Je regrette juste d’avoir été privée de choix (mince, s’il se reconnaissait dans mes propos, on en serait quittes pour se battre en duel !).

Moi, amère ? Oui et non. J’ai mal à  un point inimaginable, j’ai bu un peu trop d’eau sale pour avaler les pilules, mais j’ai encore, cachée au fond de moi, un idéalisme tenace. Si vous connaissez un bon chirurgien pour m’en amputer… Eh bien, ne me donnez pas l’adresse ! L’espoir est un vieux copain, lui aussi obstiné. J’ai tendance à  l’expédier veiller sur d’autres que moi, plus en difficulté.

Moi, si on excepte mes mésaventures et des yeux en grève soutenue, je ne me porte pas SI mal. Ah oui, l’intérêt pour l’eau de la seine excepté, mais sans doute n’est-ce là  qu’une preuve de mauvais goût. Quitte à  plonger, la Manche est plus propre. Et comme je suis très paresseuse, mes idées noires attendront.

Je vous laisse toute liberté pour la mise en page, cher maître. vous êtes chez vous et rassurez-vous, tout commentateur indélicat appréciera mon mordant. Et l’inconvénient avec mon petit handicap, c’est que, tel un Pittbull, quand je mords, je ne lâche pas facilement !