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Acquitté.

C’est un magnifique moment de Justice.

J’ai eu la chance d’en connaître huit, mais celui-là , si loin, si intense, résultant d’un tel travail, de tels combats…

Alors, un peu en forme de1 très sincères excuses : je souhaite vous expliquer pourquoi je n’arrive pas à  me sortir de ce moment récent où, debout2 devant le box des accusés, l’on a compris que les personnes que nous défendions étaient acquittées…

J’arrive parfaitement à  revenir au sein de ma famille, à  “redresser” le cabinet en avalant le boulot en retard, mais je n’arrive pas à  écrire ici : question de contraste d’intensités, vous comprenez ?

Non ? Alors, venez-y, sur ce banc des avocats, allons ensemble jusqu’à  un instant avant le verdict…

Pour mes deux confrères, trois années de travail acharné, un dossier d’un volume effrayant, qu’ils connaissent pourtant par cœur, et cette précédente décision de condamnation, comme une claque dans leurs visages et comme une mise à  néant de tout ce travail passionné…

Pour moi, le respect de ce même travail, le leur donc, j’ai trouvé en arrivant un nouveau dossier côté témoin par témoin, avec pour chaque audition des notes incroyablement fiables me disant qui a dit quoi et quand, qui dit l’inverse, et comment soit conforter les déclarations de ce témoin, soit les invalider (A l’audience, nous disposons ainsi de trois tomes bien pesés chacun)…

Et un petit stress supplémentaire, deux plutôt : je suis attendu, en tant qu’élément nouveau; et je suis en terre plus qu’étrangère : je n’y étais pas avant, je ne suis pas d’ici, et je ne connais ni les lieux, ni aucune des personnes concernées, qu’il s’agisse des témoins3, des accusés eux-mêmes, des confrères et des magistrats -même la salle, je ne l’ai jamais pratiquée – je constate vite qu’elle est climatisée, merci Dieu des Plaideurs, et que les greffières y sont aussi sympas et drôles qu’ailleurs, elles qui voient tout; que l’huissier audiencier est un vieux de la vieille, ici comme ailleurs, avec qui il fait bon échanger la petite phrase qui tue lors des suspensions, ici comme ailleurs, mais voilà  tout, la peur de n’être pas moi-même demeure…

Trois, plutôt : Moustachix, l’avocat qui m’a demandé de venir, est un ami, et un type admirable qui fait l’honneur de notre profession : le décevoir serait une trahison supplémentaire…

Voilà  le contexte général, auquel doivent être ajoutés le décalage horaire4, la séparation d’avec mon immense femme et mes deux marmots adorés5, et l’incroyable tension qui règne sur ce dossier, dont j’apprendrai rapidement qu’elle ne vient pas que du dossier lui-même, mais peu importe ici, j’ai dit “brève” et ça digresse déjà , on ne se refait pas…

Deux semaines de travail invraisemblable, en ce sens que lorsqu’on ne travaille pas on travaille encore : on se lève tôt, on en parle, on va au Palais, on en parle6, la journée s’écoule au rythme des témoignages et on se bat, sur tout, tout le temps : il y a eu je crois 84 témoins entendus, six experts, huit policiers : à  chaque audition, l’avocat de la partie civile est debout avec six questions; l’avocat général est debout avec trois questions; nous sommes tous trois debout avec ( (six+trois = neuf) x trois = ) vingt-sept questions.7 .. Sans parler ici des incidents d’audiences, sortes de petites “piques” inutiles mais alourdissant encore la chose, surtout pour Moustachix, directement mis en cause et dont je ne crains pas de dire ici qu’il est un héros8

On sort du Palais après ces audiences forcément exténuantes, et on en parle; on fait la route inverse pour rentrer, on en parle, et on en parle encore toute la soirée; on en rêve, forcément, et on se lève tôt, on en parle…

Onze jours à  ce rythme, tout est devenu obsession, même si on parvient souvent à  rire entre deux angoisses.

Arrive le dernier jour, celui où tout le monde est soulagé qu’il n’y ait plus de témoins, et la première avocate plaide, après avoir écouté les -longues- histoires contées par nos deux adversaires : MLF, tel est son pseudo, tel est son nom, et croyez-moi ça lui va comme une épitoge va à  une robe, est la première à  plaider, et elle nous fait la faveur de débroussailler sérieusement le terrain, de l’enquête aux constatations médico-légales, des inexactitudes aux omissions, des présupposés aux pré-jugements…

Lorsqu’on repart ce soir-là , Moustachix et moi convenons de nous lever vers deux heures, et d’écrire nos plaidoiries en nous répartissant plus ou moins les choses qui doivent encore être dites…

Ce qui fut fait : j’ai un souvenir précis de cette nuit d’avant plaidoiries, que nous avons passée, chacun dans une pièce différente, à  travailler encore, une dernière fois, en s’échangeant les procès-verbaux de différentes auditions, en demandant à  l’autre s’il parlerait de ci ou de ça,  compulsivement et les stylos en sueur, le tout en caleçon, à  voix sensées être basses9, et en nous faisant des cafés toutes les demi-heures…

Départ à  sept heures, silence dans la voiture, tension, encore, fatigues pour l’instant contenues, direction, une dernière fois, la salle d’assises qui s’avérera bien-sûr être comble…

Moustachix plaide deux heures trente, magnifiquement, avec fougue et émotion : il dit à  lui seul toute l’injustice de cette affaire, et se rassoit la voix cassée…

Pause.

Je sors fumer une cigarette, il était prévu que si mon confrère était très long, l’audience serait suspendue pour le déjeuner et que je plaiderai l’après-midi, ce qui ne me réjouissait pas, il s’agit de midis que les avocats connaissent bien, détestables, où votre peur a le temps de vous rattraper, et où vous ne mangez rien et ne dites pas un mot, de crainte de mélanger et déjà  tout à  vos futurs propos… Mais finalement, je peux plaider dès ce matin, dans dix minutes…

Je fume, les gens sentent bien que ce n’est pas le moment de venir m’expliquer la vie; un élève-avocat qui me connait est en stage là -bas, et vient me saluer, en me demandant si ça va : comme je peux difficilement l’étrangler de mes mains puis sauter dessus à  pieds joints, je lui réponds que ça ira mieux dans quelques instants, et que ce salopard de Moustachix a tellement bien plaidé et tellement dit de choses que je dois réorganiser mes pensées encore une fois, et que j’ai l’impression de n’avoir plus rien à  dire…

Retour, et je plaide, deux heures. Attente debout, seul et complètement fermé, dans une salle pleine et avec en tête l’enjeu qu’à  ce moment-là  vous voyez comme une sorte de montagne colossale, je recommande chaudement ces instants à  toute personne qui veux tester sa résistance au stress…

Démarrage laborieux, syndrome du fumeur dit “de la langue collée dans la bouche sèche”, ça passe au bout de quelques minutes mais il faut parvenir à  articuler quand-même sans que ça ne se voie trop pendant ce laps de temps… Puis ça plaide : outre le “tronc commun” du dossier, j’ai moi à  développer deux derniers points : les témoins, si controversés, de l’emploi du temps d’Antoine pour l’après-midi, ses “alibis”; et une thèse alternative, celle de F.K., magnifique coupable potentiel, ce que je fais donc…

Je finis, sincèrement ému, en parlant d’une citation de Zola10 puis de la fille d’Antoine, que les jurés ont vu à  la barre, adorable gamine de seize ans qui veut faire du droit, à  qui je demande qu’on montre ce qu’est le droit, ce qu’est la Justice, en acquittant son père.

J’ai la gorge serrée et les yeux piquants en me rasseyant, voix éraillée à  mon tour, dans le silence, j’ai le plaisir de constater que des jurés sont comme moi, et même… MLF, aussi, qui brille du regard…

J’écoute avec mes confrères l’avertissement aux jurés et les formules cabalistiques de toute fin d’audience, puis nous sortons, des gens nous félicitent, nos clients aussi, mais nous sommes en pleine “retombée”, et nous savons, même si nous sommes forcément contents d’avoir fait notre boulot, qu’un ultime et dernier stress commence, l’attente du verdict : nous partons déjeuner à  trois, loin de tout ça, avec la grande fille juriste de Moustachix, un soutien moral n’étant pas de trop…

L’huissier, comme dans toutes les Cour d’Assises, possède l’un de nos numéros de portables, il nous appellera…

Un point fait l’unanimité dans nos discussions : en tout cas, les jurés ont été d’une rare attention tout au long des plaidoiries, constamment…

Nous nous armons intellectuellement pour une éventuelle longue attente, sept heures je crois en première instance, et essayons de nous parler de nos interventions respectives, mais c’est un exercice délicat à  ce stade, de ne pas trop espérer, devenus soudains trois vieilles superstitieuses en diable, nous mangeons sans appétit et buvons peu, en plein soleil, attablés sur une terrasse proche du Palais, vers lequel nous envoyons tout ce qui nous reste d’ondes positives…

Personne n’oserait émettre le moindre pronostic, et nous essayons tant bien que mal de nous dire que quoi qu’il arrive, nous avons fait notre travail, à  peu près… Moustachix, involontairement, me plonge dans de nouvelles affres en me faisant remarquer que j’ai oublié de parler d’un témoin, en développant la thèse du faux-coupable, ce qui est vrai, je suis consterné, “pas grave ça a été largement dit dans les débats”, me disent en chœur mes deux camarades… Oui mais n’empêche, me voilà  un peu coupable si d’aventure…

Une heure est passée, la fatigue, extrême, nous tombe dessus avec la chaleur; la jeune-fille qui nous sert est originaire de l’aîle des Pins, elle nous reconnait et “croise les doigts” pour nous, elle est venue écouter ce matin, elle nous félicite…

Le téléphone de Moustachix sonne au bout d’une heure, j’en crache ma gorgée de vin blanc : c’est un client, je remplis à  nouveau mon verre…

Nous sourions parfois à  l’évocation de telle ou telle scène, et nous parlons de nos expériences de ces moments affreux où plus rien ne vous appartient, et où, sous peine de blessure profonde, il faut absolument parvenir à  penser qu’on a à  peu près tout dit… Nous tombons d’accord, en tout cas, sur deux choses : si le délibéré dure trop longtemps, c’est mauvais; et si en rentrant tout à  l’heure la Cour et les jurés ne nous regardent pas, c’est très mauvais (“J’aime bien l’avocat, mais j’ai condamné son client, je n’ose pas le regarder…”).

Le même téléphone sonne une nouvelle fois, et cette fois c’est la bonne, l’huissier nous appelle : nous regardons tous nos montres, une heure trente de délibéré… On se regarde, personne n’ose formuler à  voix haute ce qu’il pense à  cet instant, “c’est bon signe”, nous sommes soudain terrorisés, terriblement et irrémédiablement superstitieux maintenant.

On regagne la voiture en courant presque, et sans un mot désormais.

Nous entrons dans la salle qui est à  nouveau bondée, toutes les places assises sont occupées et il y a des personnes debout le long de tous les murs. Elle est pourtant totalement silencieuse…

Nous reprenons nos robes, je serre la main d’Antoine en murmurant “cette fois on y est”, et nous nous asseyons pour la dernière fois à  notre banc, toujours silencieux. Devant nous, greffière et huissier, avec lesquels on “cause” d’habitude aux suspensions, ne se retournent pas et regardent devant eux…

Nous demeurons ainsi dix minutes, dix très longues minutes de silence, pendant lesquelles chacun pense compulsivement, en regardant dans le vide… Je pleure presque sur la pensée omniprésente que ça ne peut pas être une condamnation, pas après tout ce travail, pas dans ce dossier pourri, pas cet homme-là … La sonnerie retentit et nous fait sursauter : “La Cour” !

Debout, Moustachix et moi échangeons un regard affolé : les jurés ont les yeux baissés ou braqués vers la foule, aucun, même ceux qui sont les plus proches de nous, avec lesquels nous avons souvent souris ces dernières semaines, ne tourne la tête d’un millimètre vers nous…

On se rassoit, et le Président tient à  faire une annonce informelle avant le prononcé de la décision : “J‘avertis que je ne tolèrerai aucune manifestation publique à  l’énoncé du verdict, quel qu’il soit.” A cet instant, je me dis que c’est foutu, cette annonce ne me semble pas avoir de sens autrement…

“Messieurs, levez-vous” : nos clients sont debout dans leur box, leurs trois avocats se lèvent aussi, en bas devant eux, c’est la tradition aux assises, une façon d’assumer jusqu’au bout, le dernier rempart… Le silence est total, je me force à  lever la tête et à  regarder le Président lire la décision.

“A la première question : “L’accusé Ambroise-Dydime KONHU a-t-il volontairement donné la mort à  Mika Kusama, la Cour et le jury ont répondu “non”.”.

Toujours le silence : Dydime avait été acquitté, son acquittement était à  nouveau requis, rien n’est jamais certain mais l’on pouvait raisonnablement penser qu’il en serait ainsi; une pause, pendant que le cerveau fonctionne maintenant dans une sorte de vis sans fin, sans air, sans plus aucun air…

“A la seconde question :”L’accusé Antoine KOHNU a-t-il volontairement donné la mort à  Mika Jusama, la Cour et le jury -pause, Président je te hais, je ne veux plus jamais être avocat- ont répondu “non” …” !!!

Je n’entends plus rien, pas même le prononcé des acquittements eux-mêmes dans un instant : je fonds en larmes, toute la tension accumulée retombe; dès cet instant je me tourne vers Moustachix et MLF, on se regarde, tous les trois en pleurs, on sourit et on se prend dans les bras; la salle bruisse, ils commencent à  comprendre dès ce moment, en nous voyant aussi sans doute, mais ils attendent le mot “acquittement” et là , la salle explose, une sorte d’ovation, tout le monde pleure, pendant que nous embrassons déjà  les clients, et que les jurés maintenant nous regardent et nous sourient…

Je dis “merci” à  l’une d’eux, de loin, elle me fait un clin d’œil; on s’étreint à  trois, les avocats, et ça pleure de plus belle, déjà  les journalistes sont à  côté de nous, et je vois le Président traverser la salle et partir, je vois les gens du Comité de Soutien pleurer aussi et se congratuler, je vois la famille et les kuniés qui sourient à  n’en plus finir…

Je ne bouge plus, je m’adosse au box des accusés et je savoure, totalement, je regarde la salle, les jurés, mes deux vaillants Confrères, les magistrats, nos clients, la presse, je stocke et je fais durer, je suis, putain de merde, mes amis, ma femme et mes enfants, Moustachix mon frère d’armes qui m’a permis de vivre ça, je suis AVOCAT… Je souris en pleurant, comme un benêt, comme tout le monde…

On donnera les interviews de rigueur, très émus; très retenus, aussi, parce que sur le banc des victimes, les parents de Mika sont effondrés, évidemment…

Antoine dira lui aussi à  quel point la Justice l’avait trahi depuis sept ans, à  quel point il n’y croyait plus…

Puis on rangera une dernière fois les tonnes de papier du dossier, les cartes, et on quittera la salle, que je regarde une dernière fois depuis la porte, du plafond au sol, et que je n’oublierai pas plus que le reste, jamais…

Il y aura une fête kunié et la coutume, devant le Palais, puis une fête tout court, avant l’avion que je reprends dès demain matin, et entre les deux le (premier !) verre bu juste avec Moustachix, chez lui, en attendant d’être rejoints par les autres…

Mais j’ai pu graver dans mon crâne ce moment incroyable du prononcé du verdict, là -bas, debout devant le banc de la Défense, cette sorte d’incroyable déferlement de joie pure…

Alors oui, j’avoue que pour l’instant, je suis encore un peu debout devant ce banc, à  entendre, non, à  recevoir, cette belle décision…

A tirer les leçons de ce travail de mes confrères, de la tenue de cette audience, de ce que j’ai bien ou mal fait, à  ce même banc…

A comprendre mes faiblesses, digérer mes forces, retenir qu’ils n’ont, ni les uns ni les autres, strictement jamais renoncé ni baissé les bras, retenir que pendant tout ce cheminement vers cette dernière journée, Moustachix est demeuré soutenu par les siens, retenir la force incroyable que procure le fait de savoir que ce qu’on fait ou qu’on dit est juste, simplement juste…

Et à  me demander, à  vrai dire, au sujet de ce banc…

Comment je peux, définitivement, y rester. Debout dessus.

  1. Très petites, faut quand-même pas exagérer, on ne se doit pas grand chose, n’est-ce-pas ? []
  2. Trois avocats, le pluriel n’est pas majestatif mais si quand-même un peu… []
  3. Ah, les noms et prénoms kuniés !!! Je les mélange tous, sans jamais savoir vraiment qui a dit quoi et qui est avec qui : que du bonheur… []
  4. Excuse cependant facile dont par définition il est exclu que je me serve []
  5. Excuse moins facile mais dont, sens de l’honneur et orgueil à  la con aidant, il est tout aussi exclu que je me serve []
  6. Longs embouteillages jusque Nouméa Centre le matin, fatigue progressive aidant, ça va vite devenir le moment de vide cervical de la journée, c’est vous dire ! []
  7. Pour le principe, au moins… Le législateur a voulu que la défense questionne en dernier : il n’avait pas prévu que la partie civile en ferait autant, bien fait, mais hors de question de se laisser pilonner sans réagir, n’est-ce pas, fut-ce après une heure d’audition… Le législateur en a eu pour son argent, croyez-moi !!! []
  8. Si tu me lis, je le pense, et ne t’embête pas à  commenter : je sais parfaitement que tu me répondrais “J’ai juste fait mon boulot” ! []
  9. Encore toutes mes excuses à  la famille Moustachix, nous avons des voix trop graves pour être réellement basses, je le sais… []
  10. Si concerné par le gars du Nord que je suis ! Sa phrase, dégottée la veille par… Madame Moustachix, qui n’en finit pas de nous supporter, dans tous les sens du terme, dit en substance  (je ne retrouve pas l’original, là ): “La Justice ne craint pas d’affirmer qu’un condamné est innocent, et ne croit pas insulter les juges qui l’ont condamné en le disant” ! Opportun… []