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Abogado

Il m’arrive désormais de lire Courrier International.

Ce sans rapport aucun avec ce dont je vous parlais rapidement ici, évidemment, il se trouve juste que j’ai une petite crise existentielle1, aux termes de laquelle j’ai décidé de mettre un terme à  la honte qui me poursuit depuis le CE1 de ne pouvoir situer aucune ville sur une carte de France en dehors de la mienne, et subséquemment aucun pays sur une carte du Monde – lire ce journal n’autorise pas que ce type d’incurie perdure.

Bref, je suis ainsi tombé sur cet article qui parle du Guatemala, pays dont jusque là  je n’aurais pas juré qu’il existât encore, c’est d’ailleurs un peu le sujet de l’article, son existence…

Et qui parle, aussi, surtout, d’un avocat assassiné.

J’ai ainsi découvert que, dans l’ignorance totale des médias2, un pays dit civilisé ne l’est en fait apparemment pas, et semble vivre actuellement dans la peur, la violence, la corruption, et tout ce qui d’une part, fait singulièrement aimer, décidément, la liberté dans laquelle nous avons, nous, la chance de nous mouvoir (quoi qu’il y ait à  dire de la façon dont elle se contorsionne parfois…), d’autre part, fait que l’on parle habituellement en pareil cas de république bananière et plus encore de dictature, au point parfois d’y déclencher des guerres; et de troisième part, sidère, tout simplement, seulement parce que nous sommes au XXIéme siècle, et que nous avons tous lu, mais dans les livres d’Histoire, parlant forcément de sombres temps anciens, les comportements humains décrits dans ce texte, qui renvoient forcément à  des modèles de sociétés que l’on penserait révolus -comme si la nature humaine changeait en un siècle ou deux, incommensurable imbécile ignare que je demeure, à  l’échelle de l’Evolution, c’est une plaisanterie…

La description en est lapidaire : une élite riche, une classe moyenne encore inexistante, fruit probable, elle, malgré tout, de l’évolution du monde et de sa relative3 internationalisation, et des pauvres, plein, très pauvres, la masse, le peuple.

L’élite n’y joue apparemment pas l’un de ses premiers rôles, la garantie de la sécurité du peuple, et ce passage de l’article est tellement saisissant qu’il ne requiert aucun commentaire :

“Pour la seule année 2008, 6 300 meurtres ont été commis au Guatemala, dont 98 % n’ont toujours pas été élucidés. La police ne fait pas d’enquête, le ministère public n’accuse personne, les tribunaux n’instruisent aucun procès et ne rendent aucun verdict.”

Violence de rue incontrôlée, et corollaire logique et même consubstantiel, mafias et délinquants au pouvoir, tant au sein du pouvoir en place (le Parti de l’Espérance, ça ne s’invente pas), que dans les autres formations politiques, avec en prime les narcotrafiquants, un Président, pourtant élu, et un gouvernement, soupçonnés, parfois convaincus, des pires corruptions et tractations mafieuses en tous genres, des “régions entières” du pays échappant à  tout contrôle et où les vendeurs de stups’ se baladent armés comme chez eux…

J’ai pris un sévère coup de poing dans le ventre, je l’avoue, mon insondable naïveté ne m’avertit jamais que ce genre de situation se trouve sur mon paillasson, à  l’angle de ma rue, au coin du monde…

Je m’arrête là  de mes considérations géopolitiques, il y a des limites à  ce qu’un domaine dont on ignore tout peut autoriser de commentaires.

Mais là  où je me suis littéralement fait casser la gueule, c’est avec ce constat pourtant simple, n’est-ce pas, que, dans CE pays, il y a des avocats. Des confrères…

Mon confrère Rodrigo Rosenberg était avocat au Guatemala, et avait, à  la suite apparemment de l’assassinat de siens clients, engagé une guerre -et peut-être la menait-il depuis longtemps, je ne sais pas- contre tout ce qui vient d’être décrit, et appelé à  libérer son pays…

Je ne risque rien, moi, à  être avocat en France, je m’écoute, j’engage des émotions et de l’énergie, je crois à  une certain nombre de valeurs et d’équilibres, je dénonce quand il le faut tout ce que j’estime ne pas aller, tout ce qui me semble injuste… Et je suis libre de tout, à  commencer par l’être de mes mots, je ne prends pas le moindre risque, si ce n’est disciplinaire parfois, à  pratiquer mon métier…

Lui risquait sa vie.

L’a donnée.

Regardez cet homme, qui sera assassiné trois jours après avoir enregistré cette vidéo, dont les propos commencent par :

“Bonjour, je m’appelle Rodrigo Rosenberg Marzano, et si vous regardez et écoutez cette vidéo, c’est parce que j’ai été assassiné par le Président du Guatemala, Alvaro Colom, avec l’aide de…”

Regardez ce film, en pensant fort à  lui, cet homme, mon confrère, la dignité avec laquelle il l’enregistrait, la peur qui devait être la sienne, l’espoir peut-être aussi, agrandissez n’importe quelle image pour scruter son visage…

Il sourit, plusieurs fois !

Imaginons ensemble le contexte, il attaque, il dénonce, il sait donc qu’il est devenu une cible, il a peur, forcément, mais il pense aussi qu’en tout cas sa mort ne peut pas être anonyme, ne peut pas ne servir à  rien…

Je suppose qu’il a rédigé son discours dans la fièvre, je suppose qu’il s’est habillé en tremblant, a choisi un costume dans lequel il se sentait crédible, son préféré, je suppose qu’il a pensé à  sa mort, mais qu’évidemment il espérait la vie; il a tout enregistré en une seule fois, avec au bout nécessairement la sensation de n’avoir pas assez dit, mais dans un format sans doute conçu comme pouvant être facilement diffusé, et puis, aussi, il a dû se résoudre à  confier la diffusion de son clip à  quelqu’un de confiance, en lui disant peut-être ce qu’il contenait, peut-être pas…

Je côtoie, forcément, des hommes qui ont peur, et je vous garantis que la peur possède une odeur, reconnaissable entre toutes, et totalement répugnante, et en premier lieu pour celui dont elle suinte -alors, penser que l’on va mourir, et violemment mourir…

Et trouver la dignité et l’incroyable courage d’en faire quelque chose.

Et la force de la réaliser, et parfois d’en sourire, encore une fois, un sourire avec un coin de la bouche qui reste bas, m’a-t-il semblé, qui tremblote sous le poids de ce qu’il sait, lui, de la mauvaiseté du monde…

Quelle que soit sa cause, quelle qu’en soit la justesse, les justifications… Quel respect j’éprouve à  cet instant pour cet homme !

Les avocats ont parfois fait les Révolutions, pas très loin, ont souvent4 élaboré des textes magnifiques, édifiés ou contribué à  édifier des lois, se sont battus pour la liberté et contre bien des formes d’oppression…

Un exemple entre mille, que je connais bien pour l’avoir disséqué en DEA : l’énorme, l’incroyable plaidoirie d’un certain Gambetta, jeune avocat de trente ans peu connu, défendant le journaliste Delescluze face aux magistrats… De L’Empire :

“- Ah ! Ce n’est donc pas assez que d’avoir chassé les républicains de la République ! Vous voudriez encore les chasser de la nature humaine ! Delescluze, en effet, a ce que vous appelez, vous autres, un long casier judiciaire; moi je dis que c’est à  son honneur […] Quand nous venons devant vous, magistrats, et que nous vous disons l’illégalité de ce régime, vous nous devez aide et protection ! Le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande expiation nationale, au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ! [S’adressant à  l’Avocat Impérial:] Ah ! Vous levez les épaules ?

– Mais, ce n’est plus de la plaidoirie…

– Sachez-le, je ne redoute pas plus vos dédains que vos menaces ! En terminant, vous avez dit : “Nous aviserons !” Comment ! Avocat Impérial, magistrat, Homme de Loi, vous osez dire : “Nous prendrons des mesures” ? Et quelles mesures ? Ne sont-ce pas là  des menaces ? Eh bien écoutez, c’est mon dernier mot : vous pouvez nous frapper, mais vous ne pourrez jamais ni nous déshonorer, ni nous abattre !”

Procès perdu… République gagnée.

Aujourd’hui, en France, les politiques qui l’ont été, avocats, l’oublient bien souvent, et ceux-là  ne se battent plus guère à  mon sens actuellement que pour élaborer des textes illisibles n’édifiant que des bouts de lois qui ne servent qu’à  combattre l’enjeu politique du moment…

Salut, Confrère Rosenberg, d’une autre race, salut, Avocat. Tu as apparemment convaincu, en filmant et diffusant cette ultime et terrible plaidoirie, la jeunesse de ton pays d’essayer de se sauver de lui; tu auras peut-être réussi à  déclencher une véritable révolution…

Je suis,

Ton très respectueusement dévoué.

  1. assez injustement qualifiée de “crise de la quarantaine”, puisque j’en aurai quarante-deux, dans quelques temps encore, et que, surtout, je possède un âge mental bloqué sur dix-sept ans environ… []
  2. ou était-ce la mienne..? []
  3. Quand je vous dis que je n’avais jamais entendu parler du Guatemala, c’est en partie inexact, mais enfin c’est tout de même très vrai… []
  4. Enfin, c’était avant, parce que là … Même MAM, bon sang, a le diplôme… []