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Tî à  Mô

Mon excellent confrère1 Tî m’a écrit à  chaud, hier soir, tout nimbé de joie et baignant dans une gloire récente, qui font plaisir à  lire, au retour d’une audience où il est parvenu à  faire péter2 une procédure qui s’annonçait bien lourde pour les six personnes qu’elle concernait…

Ça valait largement que l’histoire soit dite ici, d’autant que, je l’avoue avec l’humilité qui me caractérise, je ne suis pas certain que j’aurais, personnellement, trouvé la faille, à  sa place…

Une toute petite introduction vulgarisante s’impose, avant de laisser Maître Tî nous narrer la chose, afin qu’à  l’instar de la frite, vous en savouriez tout le sel…

Mais auparavant, et pour tous ceux pour qui ce statut s’apparente à  une défense de mauvaise qualité, je veux souligner un point : cet avocat là  était commis d’office…

Un mot3 préalable de droit, à  ma manière inimitable, c’est à  dire en français standard : lorsque les faits commis par des personnes s’apparentent à  certaines infractions, limitativement énumérées par la loi, comme notamment le trafic de produits stupéfiants (j’ai bien dit trafic, par opposition à  la simple détention ou la simple revente),le régime applicable à  l’enquête préliminaire les concernant est dérogatoire du droit commun, et notamment leur garde à  vue, dont la durée légale peut atteindre quatre jours4 .

Toute personne soupçonnée d’une infraction peut, à  l’issue de sa garde à  vue, être emmenée au tribunal pour être présentée au Parquet, qui comme chacun sait dispose de l’opportunité des poursuites, et peut donc décider du sort qui lui sera réservé : remise en liberté avec convocation pour une audience future, avec ou pas contrôle judiciaire, remise en liberté avec les excuses de la République car c’était une erreur5, ouverture d’une instruction et présentation immédiate de la personne  au juge pour mise en examen, ou bien, comme c’est de plus en plus souvent le cas, malheureusement, comparution immédiate6 .

Cette comparution immédiate peut être décidée pour tout le monde, mais, comme vous l’allez voir, le caractère dérogatoire de la procédure, particulièrement lourde, applicable notamment au trafic de stups’, fait que quelques (maigres) garanties supplémentaires sont accordées en compensation à  la personne soupçonnée, dans ce cas. En principe…

Si une comparution immédiate est décidée par le procureur, comme le nom l’indique, la personne comparaît immédiatement devant le tribunal, et n’y a que deux choix : être jugée tout de suite, ou bien après un délai de quelques jours pour préparer sa défense, délai pendant lequel elle risque fort d’être en attendant placée en détention7 .

Là -dessus, si l’avocat, la plupart du temps commis d’office et de permanence ce jour là , détecte une nullité de procédure, que ce soit dans ce cadre là  où pour n’importe quelle audience, il doit : rédiger des conclusions en ce sens, les faire viser par le greffe; s’il est poli, en remettre une copie au procureur et à  l’éventuelle partie civile8, et bien sûr au tribunal.

Attention, les moyens qui y sont contenus doivent impérativement être soulevés in limine litis, ce qui signifie, je le dis pour tous ceux qui ne parlent pas couramment le latin, “aux frontières du litige”, ce qui veut dire avant qu’on ne commence à  débattre de l’affaire : le président va vérifier l’identité du prévenu, et rappeler les chefs de poursuites, et… Stop : au-delà , si l’avocat le laisse commencer à  exposer les faits, c’est terminé, les moyens de nullité ne sont plus recevables ! (

Concrètement, la plupart des magistrats, saisis de conclusions qui leur ont été préalablement remises, donnent la parole à  l’avocat à  ce moment là , pour y soutenir sa nullité9 ; mais j’ai vu des présidents “oublier” les conclusions, en face d’une jeune avocate, inexpérimentée, qui n’osait pas l’interrompre… Et qui, tentant de soulever l’argument lorsqu’on lui donnait la parole, à  la fin, se voyait objecter, avec un sourire fielleux mais faussement compassé, que c’était trop tard…

Bref, avant tout débat, donc, l’avocat plaide la nullité, le parquet dit que pas du tout, tout est valide, et le tribunal statue sur cette éventuelle cause d’invalidation de la procédure. Or, dernier point qu’il fallait préciser10 : dans 90% des cas, le tribunal décide alors de “joindre l’incident au fond”, c’est à  dire de ne pas statuer immédiatement sur la nullité, mais d’évoquer d’abord normalement intégralement le dossier, et de statuer ensuite sur le tout, dans le cadre de son délibéré normal : sur la nullité d’abord, et sur le fond ensuite s’il n’annule pas tout.

Ce n’est pas tout à  fait une décision “libre” du tribunal, d’ailleurs, cette jonction de l’incident : contrairement à  ce que beaucoup de confrères pensent, l’article 459 du Code de Procédure Pénale lui en fait l’obligation, en principe, sauf “décision immédiate commandée par l’ordre public” : je crois bien que l’exception de nullité soulevée par ce diable de Tî entrait dans ce cadre, justement…11

Voilà , c’était “les petits rappels de droit du vendredi”, j’espère que vous avez tout compris, révisez ce week-end, interro prochainement…

Voici, maintenant que vous êtes les rois de la procédure pénale, en exclusivité mondiale, la belle histoire de Maître Tî.

Il est des jours où le métier d’avocat est un bonheur absolu. C’est le cas aujourd’hui.

Une comparution immédiate était prévue, pour des faits de trafic de stupéfiants.

Six personnes devaient comparaître, après 3 jours de garde à  vue, en application des dispositions dérogatoires au droit commun, permettant de prolonger cette mesure attentatoire aux libertés jusqu’à  quatre jours.

Commis d’office, je me rends au parquet en fin de matinée pour consulter la procédure. Une copie à  ma disposition, j’étudie les pièces, les auditions, les perquisitions, le déroulement de la garde à  vue

J’ai toutefois une petite idée derrière la tête puisque j’ai découvert récemment (sur un blog concurrent, je suis parfois infidèle) qu’en matière de criminalité organisée, lorsqu’il est fait application des dispositions dérogatoires au droit commun, l’avocat doit être présent lors de la présentation du gardé à  vue devant le Procureur de la République. A ce moment, il doit recueillir les observations du mis en cause, ainsi que celles de son avocat, avant de décider de l’orientation de la procédure, comparution immédiate, comparution par procès-verbal, ou ouverture d’une information judiciaire.

C’est ce qu’on appelle le déferrement. Il s’agit d’une pratique qui n’est jamais mise en œuvre dans mon Tribunal, nonobstant le nombre important de comparutions immédiates pour trafic de stupéfiants12

J’attends donc avec impatience le déferrement (où je ne suis pas convoqué), et demande communication du procès verbal d’interpellation concernant mes deux clients, qui est l’acte qui saisit le Tribunal.

Bien évidemment, il n’est pas fait mention de la demande d’assistance par un avocat lors de cette présentation devant le Procureur. Il y a donc nullité de cet acte de poursuite.

Il me reste donc à  convaincre mes clients d’accepter d’être jugé aujourd’hui (chose facile), mes confrères de soutenir avec moi cette nullité (sans problème), et le Tribunal de me suivre (là , par contre)

Je rédige donc des conclusions soutenant la nullité. L’audience arrive, je remets les conclusions au Parquet, puis au Président.

Le substitut en charge du dossier demande une suspension d’audience, afin de préparer sa défense (ça fait bizarre d’écrire ça). Une heure et demie plus tard, l’audience reprend.

Après l’interrogatoire des prévenus, le parquet me remet des conclusions, par lesquelles il s’oppose évidemment à  ma demande. Je prends la parole, et plaide, faisant état des dispositions de l’article 706-106 du code de procédure pénale, indiquant que l’avocat doit nécessairement être présent lors du déferrement, et que le non respect de cette obligation porte nécessairement atteinte aux droits de la défense, puisque le prévenu ne peut demander au parquet une orientation différente de la procédure.

Le parquet répond en précisant que les avocats avaient été prévenus, et que s’ils n’étaient pas là  lors de la présentation, c’était de leur faute (c’est vrai que je m’imaginais bien en train de forcer le passage pour rentrer dans le bureau du substitut !).

Le Tribunal, au lieu de joindre l’incident au fond, comme il le fait bien souvent, décide de se retirer délibérer sur la seule nullité.

S’ensuit une attente d’une demi-heure, au milieu des gendarmes qui n’étaient pas forcément contents de voir leur procédure aboutir à  une éventuelle libération de leurs “clients”.

Retour du Tribunal : nullité du procès verbal d’interpellation du Procureur, et par conséquent de la saisine du Tribunal, renvoi du parquet à  mieux se pourvoir.

Les 6 prévenus exultent, évidemment, puisqu’au lieu de passer la nuit en maison d’arrêt, ils vont rentrer chez eux.

Et moi Bien sûr, je suis le roi du monde, champion olympique, ou quoi que ce soit, et je reçois les félicitations des uns et des autres.

Alors, évidemment, on peut discuter du bien fondé de cette défense qui met en avant le non respect des règles de procédure (mais si ces règles existent, ce n’est pas pour rien), mais sincèrement, dans ces cas-là …

Avocat, c’est vraiment le pied !!!

  1. comme on dit dans notre milieu de coincés, mais là  vous allez voir que l’expression est bien utilisée []
  2. comme on dit également dans notre milieu pas si coincé que ça finalement… []
  3. Mais un mot d’avocat : un très long explicatif juridique, donc, accrochez-vous ! []
  4. Et croyez-moi, en quatre jours de garde-à -vue, n’importe quel truc en acier trempé est transformable en plastique fondu, toutes les études américaines les prouvent, mais c’est un autre sujet []
  5. Non, là , je plaisante… []
  6. Et de plus en plus n’importe comment et n’importe quels faits, alors même que cette procédure, très dérogatoire du droit (et du bons sens) commun et attentatoire aux droits de la défense, puisqu’elle permet de juger un homme épuisé par sa garde à  vue, sans dossier réel de personnalité hormis le casier et l’enquête effectuée par le CIP de permanence, le tout souvent en deux heures chrono, entretien avec le client inclus, que cette procédure, donc, était initialement conçue comme exceptionnelle, et d’ailleurs au départ limitée à  certains infractions… Aujourd’hui, on y juge des viols correctionnalisés, des homicides involontaires, on y inflige des peines parfois extrêmement lourdes, encore récemment sept années de détention, en deux heures tout compris !!! Faire du chiffre, avoir du rendement, juger de suite, voilà  ce qui préside à  cette mauvaise farce désormais… Seule contrepartie : la procédure, construite à  la hâte, est souvent fragile, nid à  erreurs liées à  a rapidité, et vous savez quoi : c’est bien fait ! Et on voudrait que j’applaudisse au fait que le Parquet soit désormais le seul et unique tenancier de toutes les procédures, y compris criminelles ??? Législateur, tu vas te calmer, maintenant, oui ??? []
  7. ce qui vous vous en doutez l’aide beaucoup à  préparer ladite défense, en communiquant notamment des justificatifs à  son avocat, c’est très facile depuis la prison… D’où le choix très souvent fait d’accepter d’être jugé de suite ! []
  8. je plaisante, il faut le faire même quand on est impoli, ça s’appelle le respect du contradictoire. Quoi, le parquet doit-il en retour dire à  l’avocat ce qu’il va soutenir ? Ah, non, ce n’est pas prévu, ça… Le contradictoire est à  sens unique, rassurez-vous, les délinquants, même non encore déclarés tels, n’ont pas tous les droits, quand-même, ces voyous ! []
  9. enfin, je veux dire, pas la sienne, celle qu’il soulève []
  10. in limine litis, moi aussi []
  11. Je suis jaloux, ça m’énerve, mais je n’y peux rien..! []
  12. Ce qui, de la part du Parquet, dont le métier est tout de même de poursuivre, est assez énorme, voyez le texte applicable ci-dessous, on ne peut pourtant pas se tromper… []