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“Qu’est-ce que je fais ?”

Je sors d’un difficile cas de conscience, une fois de plus. Un de ceux qui font qu’on adore ou qu’on déteste être avocat, et qu’on se demandera très longtemps, en tout cas, si on a bien ou mal fait, ce jour-là , et même, parfois, si on a servi, ou au contraire trahi, les intérêts de son client…

Un petit rappel préalable de procédure s’impose, de façon que vous compreniez bien quelles étaient mes interrogations, quels en étaient les enjeux, et je vais y procéder en français, et non pas en “juriste”, de sorte que ce soit compréhensible même par les nombreux enfants qui me lisent -pour les adultes, c’est ici et là , notamment.

Lorsqu’une plainte dénonçant des crimes imputés à  un homme est déposée, et que l’homme a été subséquemment placé en garde à  vue pour être interrogé, le parquet, que les enquêteurs informent, a trois choix, à  l’issue de la garde à  vue : le faire libérer et ne pas donner suite, le faire libérer et faire ouvrir une instruction, et l’homme sera convoqué plus tard pour être mis en examen; ou le faire immédiatement présenter au juge d’instruction pour mise en examen tout aussi immédiate1, ce qui est très souvent le cas, vue la gravité des faits supposés -c’est ce qui va nous occuper dans un instant…

“Mis en examen”, ça signifie seulement qu’il vous est désormais reprochés officiellement les faits poursuivis, pendant que l’instruction va se poursuivre, et que vous avez donc un certain nombre de droits, notamment avocat et accès au dossier.

Ça permet aussi, en revanche, de décider que désormais, vous allez être placé en détention provisoire, ou sous contrôle judiciaire -on n’a rien pour rien.

Autant vous dire que ce n’est pas une décision légère, et qu’elle n’est pas prise comme telle, ça se passe à  l’occasion de ce qu’on appelle “la première comparution”, obligatoire dans ce cas de figure.

Il s’agit de votre première présentation devant le juge d’instruction qui va instruire votre dossier, qui se déroule en quatre temps : le juge vous dit pourquoi votre mise en examen est envisagée, puis vous entend ou pas sur ces faits, puis vous met ou pas en examen pour tout ou partie d’entre eux, puis saisit ou pas le Juge des Libertés et de la Détention pour vous envoyer ou pas au trou.

Encore deux mots d’explications sur les “ou pas” ci-dessus mentionnés, courage on a bientôt tout torché ou à  peu près : il vous entend “ou pas”, parce que la loi vous donne le choix ce jour-là  de vous taire, de faire des déclarations unilatérales, ou bien d’accepter d’être interrogé; il vous met “ou pas” en examen parce que vos explications ont pu le convaincre de ne pas le faire; et il saisit “ou pas” le JLD parce qu’il peut, seul, décider de toute autre solution que la détention provisoire : il ne le saisit que si lui souhaite cette détention, que seul le JLD peut décider2 .

Bref, en espérant que vous suivez à  peu près, cette journée là  est fondamentale, au sens propre comme au figuré, pour notre homme, qui peut s’y exprimer sur le fond en étant, pour la première fois, assisté d’un avocat3, et peut s’y voir privé de liberté pour des mois, souvent même des années, en vertu du vieil adage juridique “provisoire, mon cul”

Voilà  donc le contexte dans lequel l’avocat intervient en première comparution -si vous avez des questions n’hésitez pas, je ne vous répondrai probablement pas mais je verrai ceux qui ont tout lu.

Bref, je vais bientôt redevenir sérieux, parce que, donc, je reçois, ce riant matin-là 4 un appel du greffe du juge d’instruction de permanence de Lille : un homme, que je ne connais pas, m’a désigné pour l’assister lors de son interrogatoire de première comparution ce même jour5, dans un dossier d’inceste.

Notre homme, Marcel, sort de garde à  vue, il est neuf heures du matin, il y était depuis quarante huit heures apprendrais-je rapidement, et n’est pas de première fraicheur, évidemment, n’étant ni lavé ni rasé, et ayant été interrogé par les policiers à  quatre reprises sans avoir entre temps réussi à  dormir, premier point.

J’abandonne mes travaux, prend ma robe, du papier et mon Mont-Blanc fétiche, et me rends immédiatement au Palais, où la procédure a déjà  été amenée au magistrat par les policiers, en même temps que Marcel, qui poireaute dans les geôles de la République, qui devrait en avoir honte mais c’est une autre histoire.

Je passe le voir, me présente, me fais expliquer comment il me connait6, et lui explique que je préfère voir d’abord le dossier et le juge, puis redescendre ensuite discuter de tout ça; l’homme est en pleurs, la routine, je lui assure que je fais vite et que je reviens.

Je file chez le magistrat, qui me remet un double du dossier, lui-même étant en train de découvrir la procédure originale, et qui m’apprend ce qui est une bonne nouvelle dans l’immédiat : le parquet ne requiert pas de détention, mais un placement sous contrôle judiciaire strict.

C’est une double bonne nouvelle, pour le client d’abord, évidemment, et pour moi ensuite, en termes d’horaires, ensuite, l’absence de débat devant le JLD raccourcissant singulièrement mon temps d’intervention, et me laissant espérer que je parviendrais quand-même à  planter quelques clous tout à  l’heure… Bonne nouvelle de courte durée : le magistrat m’indique qu’il n’est pas certain du tout de suivre les réquisitions, et qu’il saisira peut-être quand-même le JLD, vus les faits et “le regard que votre Marcel porte sur les faits”7, comme il en a effectivement le droit…

Je grommelle un truc comme “bon d’accord merci”, car il m’arrive d’être idiot, et je lis la procédure; une première fois rapidement pour vérifier les éventuelles nullités de procédure, et là  je n’en découvre aucune; et une seconde à  fond.

Marcel fait l’objet d’une plainte de sa femme, dont il est en cours de divorce, qui indique avoir recueilli les confidences de leur fille de treize ans, selon lesquelles il la viole quotidiennement depuis qu’elle a, comme ses deux frères jumeaux, préféré rester avec lui, un an auparavant, à  leur séparation.

L’enfant est entendue, et confirme, avec tous les détails lourds que vous pourrez imaginer. Il est par ailleurs établi au dossier qu’elle a été déflorée dans des délais et avec des “traces” compatibles avec ses dires, et qu’elle va assez mal -c’est son attitude qui a amené la mère à  s’interroger lors des droits de visite.

Les jumeaux n’y croient pas, mais confirment que le père dort avec sa fille, et qu’il l’adore et la couvre de cadeaux.

L’assistante sociale qui suit la famille avait noté un “climat incestueux”, qu’elle n’avait cependant pas jugé devoir signaler.

Marcel est entendu, avec les pressions que l’on imaginera, non moins de trois fois d’ailleurs, et nie formellement, concédant adorer sa fille mais rien de mal, avoir en règle générale “la main leste” mais pas avec elle, et ne comprendre ni ces accusations, sauf complot de la mère, ni le mal-être de sa fille…

Mal-être qu’un psychologue confirme, en soulignant par ailleurs la crédibilité de l’enfant.

Je vais écrire quelque chose de choquant, mais de compréhensible pour tous les praticiens de cette matière : la routine… La triste routine de ces pauvres dossiers pourtant dramatiques, desquels des constantes universelles, notamment dans les “explications”, si l’on peut appeler ça comme ça, des suspects, se retrouvent à  chaque fois, -et dans lesquels les souffrances respectives sont patentes, souvent, mais souvent rejetées par l’un(e) sur l’autre, quelle que soit la vérité…

Et aussi, faut-il le souligner, des dossiers où d’évidents cumuls d’indices existent -mais pas l’once d’une véritable preuve. Et qui pourtant, après lecture, puent la culpabilité de l’auteur supposé, même s’il faut apprendre à  se méfier de cette odeur parfois trompeuse. Bon.

Je redescends dans les geôles rencontrer, réellement cette fois, et tout le temps qu’il faudra, Marcel, qui évidemment, et quoi qu’il ait fait ou pas, se chie dessus de trouille -et le juge m’a confirmé qu’après lecture du dossier, il saisirait effectivement le JLD, estimant que la place de Marcel est en détention provisoire, principalement à  cause du risque des pressions qu’il pourrait souhaiter exercer sur sa fille s’il était libéré, dans le but évident qu’elle revienne sur ses accusations…

Mon devoir d’avocat, à  ce stade, est à  la fois simple et compliqué : il me faut expliquer à  Marcel, qui n’y comprend rien, est crevé, bouleversé, et  a peur, tout ce que je viens de vous expliquer à  vous en quelques lignes, mais qui lui le concerne directement, et trouver un langage simple pour le faire, il est peu éduqué, pour tout dire peu évolué, même, assez fruste; c’est le côté -relativement- simple, même si, comme énormément de personnes, Marcel a du mal à  comprendre que ce jour ne marque que le début d’une longue instruction, qu’on ne l’y juge pas, mais que sans le juger, on va peut-être quand-même l’embastiller, ce qui me dira-t-il lui a d’ailleurs été garanti pas les policiers, “puisqu’il s’obstine à  nier” …

Mais, surtout, il me faut, ensuite, lui assurer qu’il va, dans les heures qui suivent, faire les “bons” choix -et ça, ce n’est pas seulement compliqué, c’est terriblement difficile, parce que les bons choix… Je ne les connais pas, en tout cas pas certainement; et que, bien sûr, c’est à  lui qu’ils vont s’appliquer, pas à  moi.

Parce que ce jour-là , comme à  chaque fois, vous l’avez compris, notre intervention se situe à  deux stades, dont les urgences sont différentes, mais pas la gravité : détention ou pas, et positionnement de défense sur le fond.

Et qu’évidemment, quoi qu’on en dise théoriquement (la détention provisoire repose sur des critères objectifs, en principe, et externes au fond de l’affaire), les deux sont très étroitement et intimement liés.

Et que, au bout d’une heure d’entretien, et après m’être assuré qu’il a bien compris tout ce qui se joue, et la façon dont les choses vont se dérouler,  que donc il fallait choisir de parler ou pas, et si oui sous quelle forme, mais également pour quoi dire, et que le juge envisage de demander sa détention, notamment parce qu’il nie et risque donc de vouloir influencer sa gamine, Marcel me pose la question que plein d’autres autres suspects se sont posée avant lui, celle qui, maintenant, renferme mes devoirs, mais aussi les limites de mon métier d’avocat, celle à  laquelle je n’ai forcément pas de réponse tranchée et univoque, simplement parce que je suis à  ses côtés, mais non pas à  sa place :

“Qu’est ce que je fais, Maître ?”

Certains, beaucoup, le savent, et n’ont aucune intention de confier à  l’avocat le soin de le leur dire. Mais souvent aussi, si. Et putain, je ne peux être sûr de rien, pour une décision qui au final ne peut lui appartenir qu’à  lui, et à  lui seul.

Parce que sa question, c’est parler ou pas, mais c’est surtout : pour quoi dire -et ce qu’il dira, s’il prend la parole, c’est à  la fois la base de sa future défense, et l’un des éléments pouvant entraîner son incarcération ou pas, dans quelques heures…

Selon moi, garder le silence ce jour-là  est assez délicat, souvent, sauf cas “plié d’avance” (un homme arrêté pile en train de manger un cadavre va très probablement être incarcéré, pas trop la peine de faire autre chose que de se taire, pour l’instant…), ou dossier très complexe et lourd, disons plus d’un tome bien pesé, qu’il est illusoire de prétendre déjà  maîtriser : ça a beau être un droit, c’est souvent ressenti comme un refus d’obstacle, une attitude forcément un peu à  charge…

A l’inverse, accepter de répondre aux questions, l’homme étant crevé et l’enjeu colossal, doit, toujours selon moi, être strictement réservé à  un unique cas de figure : l’innocent, celui qui n’a rien à  cacher, et n’a peur d’aucune question, même épuisé, même en ne connaissant pas bien un dossier que l’avocat, qui ne le connait guère, lui non plus, vient de lui faire découvrir.

Ceci ne veut pas dire que tous les innocents doivent faire ce choix8,mais qu’il ne peut être fait que par un innocent. Même un coupable qui se reconnait tel, dans un dossier déjà  verrouillé, n’a que rarement intérêt à  accepter les questions, et que l’on acte ses réponses maladroites ou peu étayées.

Bref, j’aime en général mieux la déclaration spontanée : on ne dit que ce qu’on a envie de dire, on la prépare avec son avocat, elle est brève et peu angoissante, en principe, et pour autant elle fige la position de la personne -c’est la raison même de l’importance de son contenu.

J’explique ceci à  Marcel, et il est d’accord, terrorisé de toute façon à  l’idée de devoir encore répondre à  des questions, comme terrorisé, bien sûr, à  l’idée de découvrir la prison…

Et maintenant, Marcel, les yeux dans les yeux, parce que je suis payé pour t’aider, et non pas pour te laisser faire ce qui te ferait plaisir sans réagir, maintenant, qu’est-ce qu’on dit ?

Le débat de conscience, de consciences, qui a lieu maintenant, va encore nous occuper jusqu’à  midi trente (au grand déplaisir du juge qui nous attend, mais il n’avait qu’à  pas vouloir enfermer Marcel, non ?)…

D’abord, ça va vous paraître singulier, mais j’essaye de m’assurer avant tout que Marcel est… Coupable. Je connais des avocats qui ne se posent pas la question de la culpabilité, parce qu’ils estiment qu’elle ne les regarde pas, qu’on n’est pas le préjuge de notre client; mais j’essaye souvent, moi, sous le couvert absolu du secret, évidemment, de savoir, pour une raison principale : je veux savoir ce qui risque de nous tomber dessus par la suite, en termes de preuves, je veux savoir, aussi, si je dois aider à  confondre l’éventuelle fausse accusatrice, ou au contraire ne pas m’y aventurer -Marcel aura droit, comme tous mes clients dans ce domaine, à  mon laïus sur le fait qu’il est hors de question pour moi d’agresser, verbalement ou par demandes d’actes futures, une fillette, sauf si elle ment réellement…

Et ce domaine est très particulier : je veux savoir aussi si l’homme mesure bien ce que c’est que de nier, s’il sera capable, par la suite, de traiter sa fille de menteuse en confrontation sans se suicider le soir-même, vous comprenez ?

Parce que, comme c’est si souvent paradoxalement le cas, Marcel, quoi qu’il lui ait fait réellement, sa fille, il l’aime, ça c’est une évidence, déjà  présente dans tout le dossier, et qu’il me dit à  nouveau en pleurant…

Le rapport de confiance qui s’établit, ou pas, à  cet instant, est d’une force incroyable : Marcel ne me connait pas, il ne connaît rien à  la procédure, il vient de résister aux assauts croisés de deux flics de la brigade des mineurs, pendant deux jours, et il pense, comme beaucoup, lesquels n’ont sans doute pas toujours tort, c’est ce qui rend les choses difficiles, que nier, c’est garder une chance de ne pas être condamné un jour; et que son avocat le défendra mieux s’il le croit innocent…

Et pourtant, assez  vite finalement, il craque, et me dit la vérité : sa petite dit vrai, il est amoureux d’elle, il l’a fait.

J’aimerais vous dire que c’est venu quand je lui ai dit qu’il y serait confronté, qu’elle aurait mal de s’entendre traiter de menteuse, si elle disait vrai, que s’il l’aimait réellement, comme je le croyais, elle s’en tirerait mieux et plus vite si au moins son père validait ses accusations : c’est vrai, ça a compté, mais pas seulement. Pour lui expliquer pourquoi je me faisais plus flic que les flics, je lui ai dit aussi que je voulais savoir pour le prémunir d’éventuelles futures découvertes, qui le trahiraient et feraient de lui non plus seulement un violeur incestueux, mais encore un menteur sans remords se foutant de ses juges et de sa gamine, qui serait encore moins audible lorsqu’il dirait qu’il l’aime, de ce fait… “Et si par exemple, on a l’idée de ramasser les culottes de votre fille, et d’y rechercher des traces de sperme ou d’ADN, Marcel ? Vous pouvez me jurer qu’on n’en trouvera pas ?” Marcel ne m’a pas juré, non…

Qu’on me comprenne : j’ai juste besoin de savoir, dans son propre intérêt à  lui, c’est tout, je me fous de savoir s’il l’a réellement fait ou pas, sur le fond, je le défendrai dans les deux cas avec la même conscience -juste pas de la même façon.  Et pour commencer, ce n’est pas parce qu’il me livre la vérité qu’il sera tenu de le faire aussi auprès du juge, ce sera exclusivement son choix à  lui… Et j’ai ce rôle, que je pense à  cet instant devoir être le mien, en horreur.

Lui pleure, à  nouveau, il s’effondre, le rempart de dénégations maigrichonnes qu’il avait édifié, par trouille, s’écroule, on sèche ses larmes, il m’explique et se déverse, là , maintenant, il est sincère, et douloureux, là  oui, il pense, parce qu’il peut enfin le faire, à  sa fille, et au mal qu’il lui a fait…

Mais c’est de lui qu’on parle maintenant, c’est son sort à  lui qui se joue, alors il faut décider, cette fameuse déclaration spontanée :  aveux, ou dénégations confirmées ?

Vous allez sans doute être surpris de mes cogitations, mais le fait est que nous ne sommes pas à  cet instant sur les bancs de la Fac’, et que les grands principes de droit sont loin, parce que je dois être pragmatique pour lui apporter un conseil efficace, enfin je le pense…

Si le dossier reste à  peu près ce qu’il est, au final, Marcel peut bénéficier d’un non-lieu, ou d’un acquittement, c’est vrai, je le lui dis. Il y a eu Outreau, la parole de l’enfant n’est plus sacrée, il n’y a pas de preuve absolue, une politique pénale à  Lille dans ce domaine disons, souvent prudente, qu’on s’en félicite ou pas… Oui, nier peut à  terme le sauver.

Pourtant, les chances me semblent minces, je le lui dis : il y a beaucoup d’indices périphériques, déjà , dans le dossier, outre évidemment les déclarations de l’enfant, dont rien n’explique qu’elle les fasse, son très jeune âge encore moins. Elle est dans un sale état, même lui le sait. Il y a les constatations médico-légales (“nécessairement déflorée par un sexe d’adulte, les rapports sont très récents et très fréquents”), à  mon avis on démontrera rapidement, enquête de proximité oblige, que son pseudo petit copain de vingt-cinq ans n’existe que dans les pauvres explications de Marcel; on va entendre ses copines, certaines ont déjà  dit qu’elle avait changé depuis quelques mois, réentendre l’assistante sociale, on va expertiser les cerveaux de ces deux êtres humains, si simples et humains qu’ils ne pourront pas cacher grand’chose, on va rechercher des traces, des témoins, recouper des emplois du temps…

Et puis, il va avoir du mal à  nier, du mal, partant, à  affirmer que sa fille ment, surtout face à  elle -il n’a au fond que trop conscience de lui avoir déjà  fait très mal, et n’a au fond de lui aucune envie de lui en faire encore -je le lui dis…

Pour moi, d’une part ce dossier le verra jugé un jour, on ne le croira pas -et aux assises et après audition de cette petite fille, on ne le croira définitivement plus; et d’autre part il ne sera pas capable de mentir tout ce temps, et aux assises encore moins -il me dis d’ailleurs espérer le pardon de sa fille, un jour, et je le regarde en lui demandant si affirmer qu’elle ment ou lui dire qu’elle dit vrai lui semblent deux moyens équivalents d’arriver à  son pardon…

Non, Marcel, je ne suis pas certain d’avoir raison. Je le pense, c’est tout, personne ne peut savoir encore. Ce que je sais, en revanche, c’est que si on ne le croit pas, le jugement sera d’autant plus dur qu’il aura, en plus, menti, ça c’est un fait…

Et puis il y a aujourd’hui, aussi, et la peur absolue de Marcel de partir en détention, et de perdre son travail, “tout ce qui me reste, là “

“De toute façon, je vais dormir à  Loos, non, Maître ?”

Re-débat, dans l’immédiat tout aussi important que le premier : non, c’est loin d’être certain : il va y avoir un débat devant le Juge des Libertés, je la connais, nous avons de la chance, c’est quelqu’un qui ne suit pas nécessairement le juge, qui décide par elle-même, bref, un véritable magistrat, qui appliquera les textes, et ne placera Marcel en détention provisoire que si réellement, elle estime ne pas pouvoir faire autrement…

Et le juge me l’a dit, lui ne la saisira que pour deux motifs légaux : gravité des faits9 et risques de pressions sur l’enfant.

Le premier, j’en fais mon affaire, dans les termes de la petite note ci-dessus; pour le second, évidemment, c’est autre chose, le risque existe, il peut être pris en compte par le JLD, ou pas, je ne sais pas…

En revanche, en cas d’aveux, il disparaît, évidemment, Marcel le sait, c’est notamment pour cette raison que toute cette discussion a lieu, évidemment -sinon, il disposait d’une voie médiane, dire qu’il devait réfléchir, qu’il était fatigué, et s’expliquerait plus tard, ce qui voulait tout et rien dire, ne fermait la porte ni aux dénégations, ni aux aveux, et lui laissait le temps de la réflexion… Oui, mais non : c’est aujourd’hui que ça se joue, à  cause de cette saloperie de risque de détention.

Si Marcel continue à  nier, je ne suis pas certain qu’il aille en prison, il y a juste un argument pertinent à  combattre -j’en suis d’autant moins certain que le parquet ne le demande pas, ce qui est rare, nous ne serons devant le JLD que par le souhait du seul juge d’instruction.

S’il avoue, je pense sincèrement que ses chances s’améliorent, puisque le seul véritable argument du juge s’effondre : plus de risques de pression sur une victime dont on reconnaît la réalité, évidemment.

Mais je ne peux pas non plus le certifier à  Marcel, évidemment : même en cas d’aveux, il peut très bien être incarcéré.

Et à  ce stade s’ajoute pour moi la haine viscérale que j’éprouve pour la détention provisoire, et tout court d’ailleurs, en matière d’inceste, ne sachant que trop bien ce qui l’attend derrière les portes en fer, ce pointeur dont l’affaire est dans le journal et a fait l’objet d’un bref communiqué du parquet10

Et on se regarde, et il est paumé -je le suis bien, moi qui ne risque rien, et dont les émotions demeurent raisonnables, au contraire des siennes qui le submergent et le vident depuis deux jours…

Il s’offre un baroud d’honneur : “Mais si j’avoue, alors à  quoi vous servez ?”

J’aimerais m’emporter, à  cet instant où la fatigue monte, et où il fait peser sur mes épaules à  moi un choix qui ne devrait pas être le mien : “Mais espèce de connard, je sers à  ce que ce soit plus simple pour toi et ta fille, je cherche à  ce que d’une enquête visant à  laminer ta pauvre absence de version et à  stigmatiser ta profonde lâcheté, on passe à  une enquête qui cherchera à  comprendre, à  analyser, peut-être t’aidera à  commencer à  cheminer ! Je cherche aussi, mais ça te dépasse,à  te faire passer de quinze à  huit ans, aux assises, dans deux longues années au moins, parce que tu auras su évoluer et avouer, et non pas continuer à  te foutre de tes juges et les amener à  te considérer comme froid et sans remords, donc sans conscience, donc dangereux ! Je cherche même à  t’autoriser toit-même a encore un peu aimer ta fille, comme un père, comme tu me dis que tu le veux !!!”.

Je ne le fais pas, évidemment, je lui explique tout ça beaucoup plus doucement, parce qu’il est tout seul, qu’il pue, qu’il a peur, et qu’assumer de tels faits est la chose la plus lourde du monde -quand nous avons parfois tant de mal à  assumer, nous, un simple mensonge ou un mot de trop…

Je ne le fais pas, non plus, parce que… Je ne sais pas si j’ai raison. Je ne le sais toujours pas en écrivant ces lignes.

Il cède, à  présent, mais pas à  lui, à  moi : “Maître, vous êtes de mon côté ? Bon, décidez, je vous suis…”.

Je m’offre un baroud d’honneur : “Non, hors de question, c’est votre vie, c’est votre décision. Vous en savez autant que moi, maintenant : décidez, il faut qu’on y aille, là  : vous décidez.”

C’est pour l’avoir dit, naturellement : la décision sera évidemment la mienne, en fait. Il va avouer 11 .

Marcel a fait une déclaration spontanée en début d’après-midi devant le juge d’instruction, je lui avais proposé de dire d’emblée qu’il reconnaissait, que sa fille n’avait pas menti, et que lui mentait devant les policiers par peur, pure et simple, et il l’a fait, très ému et épuisé, mais de façon très sincère, et en disant pas mal de chose, somme toute, sur cette relation tordue qui l’avait -mal- uni à  sa fille; la digue s’ouvrait.

Le juge a tout de même saisi le JLD : devant celui-ci, la question des aveux a joué, évidemment, et l’avocat que je suis a appuyé dessus de tout son poids, tandis d’ailleurs que le parquet, cet être protéiforme mais sensé être unique, capable de requérir à  l’écrit et face à  un inceste niant les faits un contrôle judiciaire, puis à  l’oral devant le même type qui avoue de dire n’être finalement pas sûr (!), “s’en rapportait”, expression signifiant qu’il s’en remettait à  la sagesse du JLD, mais ne requérait plus rien.

Marcel a été remis en liberté, avec un solide contrôle judiciaire, lui interdisant notamment tout contact avec ses enfants, évidemment -et de mon côté, je dois à  la vérité de dire qu’après le débat, je suis presque sûr que le JLD ne l’aurait pas placé en détention, même sans aveux. Presque…

Pour lui je suis Dieu.

Pour l’instant, jusqu’aux futures auditions de fond, puis, surtout, jusqu’au futur procès –dont à  présent on est certains qu’il aura lieu, et évidemment jusqu’à  la future peine…

“Dieu” est sorti du Palais laminé, la robe en boule sous le bras, son pantalon de travail couvert de plâtre, son cerveau idem. Sale.

C’était il y a plusieurs jours déjà , mais je n’arrive pas à  assumer mon rôle de ce jour-là , ni ce qu’il faut finalement bien appeler mes choix.

Je demeure persuadé que le boulot d’avocat ne consiste pas à  faire ce que dit le client, mais à  dire au client ce qu’en tout cas, il ne peut pas faire, dans son seul intérêt, comme nier lorsque des preuves formelles sont au dossier, comme récemment aux assises ce père qui avait fait un enfant à  sa fille, enfant dont les tests ADN prouvaient la paternité…

Mais là … Je ne sais pas12 .

Ne me dites surtout rien au sujet de la morale de cette histoire : elle n’en a pas, ou en tout cas n’a rien à  faire ici -je ne serai par exemple jamais d’accord avec le traitement judiciaire qui sera à  terme celui de Marcel, jamais, quoi qu’il ait fait.

Alors, j’espère ne pas avoir trahi ses intérêts -et je n’en suis pas sûr, et c’est une vraie douleur, un putain de questionnement lancinant.

Et au-delà ,  j’espère au moins… Être resté avocat.

  1. en matière de crime, l’instruction est, pour l’instant encore, obligatoire, heureusement. []
  2. lequel en revanche peut effectivement la décider, mais peut aussi refuser, évidemment, sinon où serait l’intérêt, suivez un peu ! Et s’il refuse, il peut vous assujettir à  un contrôle judiciaire, à  la place -la loi fait de cette solution le principe, et de la détention l’exception, mais ça vous connaissez par cœur, j’espère, on le plaide tout le temps ! []
  3. Ce qui signifie que ses déclarations compteront double : il a accès au dossier via son avocat, qui le conseille, il ne pourra pas dire plus tard qu’il était seul et sous pression, contrairement à  la garde à  vue… []
  4. où je devais d’ailleurs faire des travaux au cabinet sans avoir pour une fois ni audience, ni rendez-vous, et m’étais habillé en conséquence, donc dégueulasse, futal de chantier couvert de plâtre et de peinture, grosses godasses itou et pas rasé, c’est toujours dans ces cas-là  que ça arrive… []
  5. ce qui prouve son bon goût, et surtout qu’une relation commune avait dû lui parler de moi précédemment []
  6. il est toujours bon de savoir, pour remercier et pour jauger du sérieux de la personne dont il se recommande, histoire de jauger aussi les risques que l’on a de ne jamais se faire payer, ensuite, l’idéaliste devant, à  l’instar du vénal, ne jamais perdre de vue que l’idéalisme, comme la vénalité, ça creuse, et qu’il faut donc bouffer ! []
  7. Formule de juge signifiant : “il conteste” … []
  8. Sinon les juges de Lille qui me connaissent vont croire mes clients coupables quand ils ne le feront pas ! []
  9. Ça s’appelle le trouble à  l’ordre public, une véritable saloperie, d’ailleurs supprimée pour les délits, présupposé honteux de la réalité des faits et de la culpabilité de la personne accusée, et que de toute façon on pourrait viser à  chaque fois : toute infraction trouble l’ordre public, c’est même un de ses éléments constitutifs ! On a eu beau juger que c’est le maintien en liberté qui doit troubler l’ordre public, et non pas l’infraction elle-même, on y revient encore sans cesse… Avec une hiérarchisation subtile dans les gravités d’infraction, alors que je ne suis pas certain que ce viol incestueux trouble plus l’ordre public que la vente d’héroïne à  des tas de gamins paumés, par exemple… Bref. []
  10. Pour une raison spécifique précise que je ne peux pas indiquer ici, je le mentionne seulement pour que vous sachiez que dans un dossier “normal” de ce type, ces “communications” sont rares []
  11. Et 1 : quand on vous dit que la détention provisoire n’est pas un moyen de pression et n’a rien à  voir avec le fond, mais repose sur des critères objectifs, faites moi plaisir, riez; et 2 : quand vous entendez les objections des politiques et des policiers sur la présence de l’avocat aux côtés de son client en garde à  vue, notamment dans les affaires de mœurs, car il pourrait être un obstacle à  la vérité, faites moi plaisir : riez plus fort encore… []
  12. Et je connais des avocats qui me mépriseraient pour le rôle que j’ai eu ce jour-là . []