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Parquet flottant…

Vous le savez, on l’attendait, c’est tombé tout à  l’heure : l’arrêt de Grande Chambre Medvedyev et autres contre France est tombé ce matin -et je vous livre à  chaud une analyse rapide personnelle, qui est en réalité qu’il n’y a pas grand chose à  en tirer juridiquement sur la base des moyens qui y étaient débattus eux-mêmes, mais que paradoxalement, ce n’est qu’à  “son occasion”, pour ainsi dire, que la Cour rappelle ce qui me semblerait devoir constituer une légitime évidence dans un grand Etat de droit comme l’est la France.

Qu’est-ce que ça raconte, au vu au moins de ce communiqué de presse -et vive de toute façon la CEDH rien que pour le fait de communiquer sur ses décisions et en temps réel, déjà  ?

Des trucs rigolos, et qui, paradoxalement donc, ne tiennent pas à  la condamnation de la France, mais bien à  sa mise hors de cause partielle.

Des marins sont sur un cargo, soupçonné de transporter de la drogue. La France l’intercepte, sur ordre du parquet, et les marins précités sont présentés treize jours plus tard à  un juge d’instruction, qui les place en détention provisoire.

A noter que six d’entre eux seront finalement innocentés, je dis ça je dis rien.

Tous, quoi qu’il en soit, avaient cependant saisi la CEDH, sur deux fondements :

– article 5 § 1, “illégalité de leur privation de liberté (en) alléguant que les autorités françaises n’étaient pas compétentes à  ce titre.”

– article 5 § 3 : “délai s’étant écoulé avant leur présentation à  un « magistrat habilité par la loi à  exercer des fonctions judiciaires » au sens de cette disposition”.

Ils ont gagné en première instance, uniquement sur le premier fondement, la Cour ayant estimé qu’ils n’avaient pas été privés de leur liberté selon les voies légales, mais pas sur le second, la Cour ayant estimé que des circonstances exceptionnelles avaient, seules, généré le délai invoqué (délais de retour du bateau).

Appel de la France, et décision de ce jour de la Grande Chambre, avec confirmation de la condamnation de la France sur le premier moyen (en gros, pas de texte ni de circonstances spéciales permettant la privation de liberté entreprise, seul l’arraisonnement du bateau étant légal), ce dont très sincèrement on se fiche, même si on est content pour eux.

Mais surtout, confirmation également de la seconde partie de la décision initiale, avec rejet du second moyen -et c’est là  que ça devient rigolo.

En effet, la Cour, d’abord, “rappelle que l’article 5 figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que trois grands principes ressortent de sa jurisprudence: une interprétation étroite des exceptions, la régularité de la détention, la rapidité des contrôles juridictionnels, qui doivent être automatiques et effectués par un magistrat présentant des garanties d’indépendance à  l’égard de l’exécutif et des parties et ayant la possibilité d’ordonner la mise en liberté après avoir examiné le bien fondé de la détention.

Si la Cour a déjà  admis que les infractions terroristes placent les autorités devant des problèmes particuliers, cela ne signifie pas qu’elles aient carte blanche pour placer des suspects en garde à  vue en dehors de tout contrôle effectif. Il en va de même pour la lutte contre le trafic de stupéfiants en haute mer.

En l’espèce, la présentation des requérants à  des juges d’instruction, lesquels peuvent assurément être qualifiés de « juge ou autre magistrat habilité par la loi à  exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5 § 3, est intervenue treize jours après leur arrestation en haute mer (la Cour regrette que le Gouvernement n’ait apporté des informations étayées concernant la présentation à  ces juges d’instruction que devant la Grande Chambre).

Au moment de son interception, le Winner se trouvait au large des îles du Cap Vert et donc loin des côtes françaises. Rien n’indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment de son état de délabrement avancé et des conditions météorologiques qui ne permettaient pas une navigation plus rapide. En présence de ces « circonstances tout à  fait exceptionnelles », il était matériellement impossible de présenter les requérants plus tôt aux juges d’instruction, sachant que cette présentation est finalement intervenue huit à  neuf heures après leur arrivée, ce qui représente un délai compatible avec les exigences de l’article 5 § 3.

La Cour conclut donc, par neuf voix contre huit, à  la non violation de l’article 5 § 3″

Ah, oui, au fait, Article 5 § 3 : ” Toute personne arrêtée ou détenue […] doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à  exercer des fonctions judiciaires, et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure.”

Ce qui importe, c’est que, si la Cour retient ici que des circonstances spéciales, assimilables à  un cas de force majeure, ont, et elles seules, interdit que les requérants soient présentés rapidement à  un tel juge, c’est à  dire un juge d’instruction, qui est assurément le “juge” du texte précité, elle en profite, à  nouveau, pour réaffirmer avec une force certaine l’un des grands principes dégagés par sa jurisprudence en la matière :

ce “juge ou autre magistrat habilité par la loi”, seul habilité, notamment, à  priver durablement les gens de liberté, doit “présenter des garanties d’indépendance à  l’égard de l’exécutif et des parties”.

Ça vous semble logique ? Oui, à  n’importe quel juriste ou légaliste aussi.

Mais pas au gouvernement français lorsqu’il propose, comme actuellement, justement la suppression du juge d’instruction, dont la Grande Chambre vient de rappeler que lui est bien le “juge” de l’article 5 § 3, pour le remplacer par un procureur… Dont elle rappelle, à  l’évidence et sauf à  refuser de lire, que lui ne peut pas en être un.

Parce qu’un juge d’instruction, en France, actuellement, c’est un magistrat indépendant de tout pouvoir, et qui ne poursuit pas, directement en tout cas, l’une des “parties”, mais est en principe objectif, donc à  la fois indépendant des parties et de l’exécutif.

Et que le procureur est un magistrat, actuellement comme dans la réforme souhaitée, qui est soumis à  l’exécutif, qui est son supérieur hiérarchique légal, et qui, qui plus est, poursuit, très largement actuellement, et bientôt exclusivement, l’une des parties, celle qui est soupçonnée, et n’en est donc pas indépendant de celle-ci : il la veut ! Et ne peut donc, sauf à  tomber sur la tête, à  la fois la poursuivre, et juger du bien ou mal fondé de sa garde à  vue, qu’il ordonne ou surveille, actuellement comme dans le projet, et a fortiori, comme dans le projet désormais, être à  la fois la partie poursuivante initiale, puis celle qui instruira l’affaire, puis celle qui la fera juger, puis celle qui se retrouvera à  nouveau  à  l’audience pour la poursuivre et en demander la condamnation.

Ce que dit la Cour, selon moi, même si elle le fait moins nettement qu’en première instance, c’est d’une part, que nos gardes à  vue sont illégales, et continueront à  l’être si la réforme envisagée est adoptée ; et d’autre part, que cette réforme contribuera à  faire s’éloigner un peu plus nos procédures des vrais “juges”, en les confiant de plus en plus à  des personnes qui “ne sont pas des autorités judiciaires indépendantes”.

Notez qu’on le savait déjà .

Notre Gardienne1  des Sceaux a d’ailleurs immédiatement pris acte de cette décision, si, si, le communiqué instantané le dit : pris acte de la condamnation, regretté à  mi-mots que les circonstances n’aient pas validé les interpellations, mais bon on fera avec, et pour le surplus… Rien : tout baigne, pas de mise en cause du statut du parquet français, “certains” peuvent se la fermer.

Elle a, formellement, raison.

La Cour vient souligner que c’est un juge indépendant qui doit décider de la détention -je soutiens de ce fait que nos gardes à  vue passées et à  venir sont nulles, puisque ce n’est pas le cas, en tout cas pas “immédiatement”.

Mais en France, pour la détention elle-même, et ça continuera à  être le cas si la réforme passe, c’est bien un juge qui décide du placement puis du maintien en détention (actuellement Juge d’Instruction, JLD ou Chambre de l’Instruction, bientôt JEL, TEL, CEL, et tout ce qui rime avec …EL).

Donc, sous réserve de ce que j’affirme sur la garde à  vue, comme un petit insolent, elle a raison.

Mais stricto sensu seulement, désolé -et c’est tout l’intérêt de ces attendus de principes de la Cour.

Parce que la cour dit aussi que le procureur n’est pas une autorité judiciaire indépendante, et je soutiens qu’elle ne l’est ni de l’Exécutif, ni “des parties”, et que le projet de réforme en fait pourtant la première autorité judiciaire de France, les “juges”, les vrais, étant relégués à  des rôles de contrôle en aval, ou d’arbitres, ou, enfin, de juges qui jugeront -mais ne le feront plus désormais que sur la base d’une enquête beaucoup trop librement menée par le parquet, tout puissant et disposant de tous les moyens d’investigation de la République, quand la Défense… N’aura à  peu de chose près que ses mots.

Elle permet plus que jamais d’affirmer que la réforme envisagée, loin d’être l’avancée progressiste présentée, constitue en réalité une régression vers l’arbitraire et le déséquilibre des forces en présence, une véritable rupture de l’égalité des armes, et donne, sinon tous pouvoirs, du moins l’essentiel des pouvoirs, à  une personne qui statutairement ne devrait pas pouvoir les détenir.

Dix fois plus schizophrène, soit dit en passant, que le juge d’instruction auquel il est tant fait ce grief…

En fait, cet arrêt, tout simplement, vient rappeler à  la France, en peu de mots très simples…

Ce qu’est un juge.

Une autorité judiciaire indépendante du pouvoir et des parties.

Comme un avocat, quoi -mais en juge.

C’est pourquoi, “de plus fort”, comme on dit chez nous, il continue à  me sembler évident que la réforme dev(r)ait, pour être conforme aux grands principes rappelés à  cette occasion, et pour la garantie de la seule Justice qui soit, totalement indépendante, non pas supprimer le juge d’instruction, mais supprimer le procureur, ne laisser que des juges, et placer, au contraire, l’un de ces juges derrière chacun des barreaux de chaque détention, fût-ce ceux d’une garde à  vue -et peut-être d’ailleurs d’abord derrière ceux-là .

  1. Vous savez peut-être que je déteste les féminisations laideronnes, justement, des mots, qui rendent autant hommage à  la femme que le rictus au sourire, mais Sous Toutes Réserves m’a demandé de le préciser expressément, des fois qu’on croirait que j’ai basculé dans la mocheté, donc je ! []