- Maître Mô - https://maitremo.fr -

Instinct maternel ?

Nous entrons tous les trois dans la salle d’audience, elle est déjà  là . Nous adresse un grand sourire, un peu intimidé, mais en nous regardant droit dans les yeux.

Je vois son avocate réprimer une grimace en nous voyant nous installer. Elle doit penser qu’elle a hérité d’une mauvaise composition, le Tribunal par lequel sa cliente sera jugée aujourd’hui en comparution immédiate étant constitué de trois juges par ailleurs parents d’enfants en bas âge. C’est d’ailleurs également le cas de la substitut qui soutiendra l’accusation.

La présidente vérifie l’identité de Jennifer, qui ressemble à  une adolescente, fluette, minuscule, mais a en réalité 25 ans. Qui a deux enfants, et va devoir répondre de violences habituelles commises sur la plus jeune d’entre eux, âgée de six mois, ainsi que de privation de soins. Elle est d’accord pour être jugée aujourd’hui, ne veut pas de délai, “aime autant en finir tout de suite”.

On lui demande tout d’abord de nous parler d’elle-même, ce qu’elle fait de bonne grâce pour nous décrire, sourire hésitant aux lèvres et regard candide, une authentique vie de merde : elle n’a pas connu son père, qui a laissé tomber sa mère plusieurs mois avant sa naissance, et n’a jamais souhaité connaître leur enfant-accident. A dix ans, elle était régulièrement battue par sa mère, ne se rappelle d’ailleurs pas l’avoir vraiment aimée, encore moins avoir été aimée d’elle. Il lui semble avoir toujours attendu le moment où elle pourrait la quitter, et dès qu’elle en a eu l’occasion, à  peine sortie de l’enfance, elle est partie vivre avec un garçon plus vieux qu’elle, puis un autre, puis la rue, les petits vols pour manger, les squats, la chienne qu’elle avait prise avec elle pour se protéger. Les arnaques pour soutirer quelques euros aux personnes âgées qui se laissent avoir plus facilement que les autres. Le sentiment de ne pouvoir faire autrement, aucun employeur ne pouvant vouloir d’elle, sans compétence aucune, sans formation, même pas le bac. La découverte de l’héroïne, prévisible.

La rencontre avec Kevin, toxico comme elle, l’a tirée de la rue. Ils sont tombés amoureux, suffisamment pour ne jamais se quitter, arrêter l’héro (plus ou moins), se marier et faire très vite un enfant, Styvie, désiré, dorloté, “la plus belle chose de sa vie”. Kevin la bat, occasionnellement, ou plus souvent lorsqu’il a un coup dans le nez, mais elle ne lui en veut pas. Elle n’a jamais déposé plainte contre lui, et même lorsque les coups portaient plus fort que d’habitude, avait tendance à  se soigner à  la maison plutôt qu’aller chercher les ennuis à  l’hôpital. Ils avaient justement réussi à  trouver une maison, presque un taudis, mais le leur, et à  y vivre tant bien que mal, essentiellement des allocs, du peu que la famille de Kevin leur donnait parfois pour les aider, de jobs occasionnels et des coups de main des copains qui dormaient fréquemment chez eux pour quelques jours ou quelques semaines. Jennifer avait même commencé à  se demander si elle ne pourrait pas obtenir une formation par le biais de l’AFPA ou autre, afin de travailler, enfin.

Et puis un jour, la catastrophe.

Styvie n’a que trois mois lorsque Jennifer tombe de nouveau enceinte. Elle ne s’en aperçoit que trop tard pour avorter, et se retrouve sans autre choix que de poursuivre cette grossesse non désirée, survenue elle ne sait trop comment ni quand – elle a ses règles trop rarement pour compter les jours, n’a de toute façon pas envie de se faire suivre. La seule chose qui l’intéresse, c’est de s’occuper de son fils et de son mari, pas de cette nouvelle vie à  venir. Elle traverse donc sa grossesse davantage qu’elle ne la vit, attendant essentiellement d’être débarrassée de ce fardeau.

Elle accouche d’un minuscule bébé d’à  peine plus de deux kilos, Samantha, et signe presque immédiatement une décharge pour quitter la maternité moins de 24 heures après la naissance, sans sa fille. “Le bébé, je n’avais pas envie de m’en occuper, il y avait plein de médecins pour ça, alors que mon mari et mon fils étaient tout seuls à  la maison. Je ne peux pas me passer d’eux.”

Bizarrement, ce comportement maternel pour le moins atypique n’alerte pas suffisamment ceux qui en sont témoins pour les inciter à  signaler les faits au Parquet.  Les jeunes parents récupèrent leur fille, une semaine après sa naissance. Une assistante sociale sera désignée pour suivre le bébé dans le cadre de la PMI, si j’ai bien compris, mais l’enfant n’apparaîtra pas en danger avant son sixième mois. Au mois de février, une puéricultrice rend visite au couple et remarque quelques traces suspectes sur le visage et le cou du bébé, ainsi qu’une hygiène défaillante – ce dernier point concernant l’ensemble de la maisonnée. Elle relève également la prise de poids insuffisante de l’enfant, qui ne pèse pas quatre kilos. Elle prévient qu’une de ses collègues repassera dans la semaine, et quitte les lieux.

Quelques jours plus tard, la seconde puéricultrice signale après son passage ce qui lui a semblé être un hématome sur l’oreille de Samantha, et les services sociaux emmènent l’enfant à  l’hôpital, avec l’accord du jeune couple, afin qu’un pédiatre réalise un check-up complet. Le médecin découvre une quinzaine d’hématomes répartis sur tout le corps, de multiples rougeurs et griffures, ainsi que plusieurs traces de brûlures de cigarette. Il remarque que l’enfant, malgré son très jeune âge, semble paniquée lorsqu’on l’approche, se débat et tremble au moindre contact.

Kevin et Jennifer sont placés en garde à  vue, et elle reconnaît immédiatement … tout. Les gendarmes sont les premiers à  remarquer la candeur et l’honnêteté avec lesquelles cette presque jeune fille leur raconte le calvaire traversé par son bébé durant ses six premiers mois de vie.

Depuis son arrivée au foyer de ses parents, Samantha passait ses nuits seule dans une chambre assez éloignée, tandis que son frère aîné dormait avec ses parents et la chienne que Jennifer avait gardée depuis ses années dans la rue. Détail sordide parmi des centaines d’autres : cette chambre était la seule à  ne pas être chauffée, les autres pièces disposant de radiateurs électriques, “mais elle, elle avait ses couvertures, quoi, donc on se disait que ça suffisait”.

“Pourquoi avoir laissé votre nourrisson dormir seul dans sa chambre alors que tout le reste de la famille dormait dans la même pièce ?

– Parce que Styvie, je l’aime, c’est mon fils, il faut toujours que je sache qu’il va bien et qu’il est près de moi. Comme ça, s’il lui arrive quelque chose, un cauchemar ou qu’il est malade, je suis là .

– Et votre fille, vous ne vous en inquiétiez pas ? Vous n’aviez pas peur qu’il lui arrive quelque chose et de ne pas l’entendre, en pleine nuit ?

– Non, Madame. Elle allait toujours bien. Elle n’a pas vraiment été malade, depuis qu’elle est née.

– Si elle avait crié la nuit, vous l’auriez entendue ?

– Je crois … Mais de toute façon, Samantha n’a jamais vraiment crié la nuit, elle faisait déjà  ses nuits à  l’hôpital.

– Comment le savez-vous, puisque vous êtes tout de suite sortie de l’hôpital ?

– Ils me l’avaient dit quand on l’a reprise … Et puis j’ai bien vu qu’elle faisait de grosses nuits, dès qu’elle est arrivée à  la maison.

– Vous préférez Styvie, ou bien vous aimez vos deux enfants de la même façon ?

– Je préfère Styvie, Madame, je vous le dis clairement. Lui je l’ai voulu, c’est mon fils, et je l’aimerai toujours. Samantha … C’est un accident, voilà . C’est pour ça que je n’avais pas envie de la garder près de moi.”

Sur question de ma part, Jennifer indique que Samantha réclamait environ quatre ou cinq biberons par jour, le premier à  9 heures, le dernier à  23 heures. Elle précise d’elle-même, comme d’ailleurs devant les enquêteurs, que n’ayant jamais eu plaisir à  nourrir son bébé ni à  la serrer contre elle, elle avait dès le premier mois pris coutume, pour le dernier repas du soir surtout, de lui “planter le biberon dans la bouche, en le calant avec une peluche, ou avec le bord du lit, ou une couverture” et de retourner se coucher. Elle nous assure qu’en général, Samantha se débrouillait pour boire ce dont elle avait besoin, et que de toute façon, elle avait peu d’appétit.

La vie s’est ainsi poursuivie pour Kevin, Jennifer, Styvie et Samantha, la dernière grandissant comme elle le peut, aux bons non-soins de sa mère en journée, pendant que Kevin effectue des missions d’intérim ou joue sur console avec ses potes, et bénéficiant tout de même des câlins de son père le soir. Kevin est le seul à  s’amuser avec sa fille (“Lui, il en était fou, de sa fille” nous dit Jennifer), à  la bercer, et à  la nourrir lorsqu’il y pense. Il dira aux gendarmes qu’il n’aurait jamais imaginé que Jennifer ne prenne pas soin de la petite comme elle l’avait fait pour Styvie.

Cependant, Kevin ne baigne jamais Samantha, ni ne la change. Ce sont des tâches qui ne lui plaisent pas trop, et qu’il estime incomber, après tout, à  son épouse au foyer plutôt qu’à  lui. C’est en tout cas ainsi qu’il explique ne pas avoir vu les marques.

Lorsqu’on demande à  Jennifer d’où viennent les multiples traces de violences découvertes sur le corps de son bébé, elle explique très simplement qu’un beau jour, énervée d’entendre Samantha pleurer et crier, elle est allée la voir dans sa chambre, furieuse, et l’a giflée. La petite fille s’est arrêtée, ou en tout cas a baissé d’un ton, tandis que sa mère y trouvait … une sorte de soulagement, elle ne sait pas trop de quoi …

A compter de ce jour, Jennifer reconnaît n’avoir pratiquement pas passé une journée sans frapper sa fille. Violemment.

“Parce qu’elle pleurait ?

– Oh non, pas forcément. Quand je la changeais, je la griffais, je la tapais. Des fois, j’y allais exprès, je faisais semblant d’aller voir comment elle allait, et je la frappais au ventre, dans le dos, je la pinçais … Et après, j’étais mieux. Mais je faisais toujours attention de ne pas la frapper au visage, parce que je me disais bien que Kevin allait me battre s’il s’en apercevait.

– Et l’assistante, sociale, la puéricultrice ? Vous ne vous doutiez pas qu’elles s’apercevraient que cette enfant était maltraitée ?

– Ben non Madame, je n’y ai pas pensé.”

Et de fait, jamais Jennifer n’a empêché les services sociaux d’accéder à  son enfant, ni n’a tenté de leur cacher ses conditions d'”éducation”. Entre deux visites (peu fréquentes, il faut l’avouer), les coups reprenaient, subrepticement.

“Quel genre de coups ?

– Ca dépendait des fois, des coups de poing des fois, dans le ventre … Le plus souvent, je la pinçais, ça c’était tous les jours. Elle pleurait un peu, mais au bout d’un certain temps, plus beaucoup.

– Vous l’avez brûlée avec des cigarettes ?

– NON ! Ca, je ne l’ai jamais fait !

– Comment expliquez-vous alors ces petites cicatrices rondes, si caractéristiques ?

– Je n’en sais rien, mais je ne l’ai jamais brûlée, je l’ai dit aux gendarmes. Ca doit être sa peau qui s’est irritée, elle a toujours des boutons et des infections, les bébés c’est comme ça, de toute façon …

– Pourquoi faisiez-vous ça ?

– Au début, c’était quand elle m’énervait, et puis petit à  petit, c’était tout simplement quand j’étais énervée, ça me calmait. Et puis des fois, vers la fin, je me suis mise à  revoir ma mère à  moi, quand elle me frappait, j’avais l’impression de l’entendre qui m’encourageait, qui me disait : “Vas-y, elle l’a bien cherché, elle le mérite, tu as le droit, tu es sa mère !” et je ne pouvais plus m’arrêter … Pourtant, je savais bien que ce n’était pas vrai, qu’on ne doit pas faire ça à  un bébé normalement, mais je ne pouvais pas m’en empêcher.

– Vous avez déjà  fait du mal à  Styvie comme vous en avez fait à  Samantha ?

– NON ! C’est mon fils, je l’aime, et lui, je ne lui ferai jamais de mal.

– Mais Samantha, c’est votre fille ?

– (haussement d’épaule) Oui.

– Et qu’est-ce que vous pensez de ce que vous lui avez fait ?

– C’est horrible, je le sais … Mais je ne pouvais pas m’en empêcher, même si je savais que c’était pas bien, et pas juste, et que j’allais bien me faire attraper un jour …

– Pourquoi lui avoir fait du mal à  elle, et pas à  lui ?

– Madame, je l’ai toujours dit, ils sont tous les deux mes enfants, mais je le préfère lui, largement. Et je ne pourrai jamais le faire souffrir, lui. D’ailleurs, un jour, il m’a vue en train de frapper sa soeur, et je l’ai vu qui me voyait, planté là  avec de grands yeux, et quand j’ai réalisé ce qu’il devait penser de moi, je me suis arrêtée tout de suite et je n’ai plus touché à  Samantha de la journée.”

Styvie a bien entendu été examiné, à  son tour, par un médecin, qui n’a relevé aucune trace de quelque violence que ce soit. Son état de santé est normal, son niveau d’éveil aussi.

Intrigué, au cours de sa garde à  vue, par la franchise de Jennifer quant aux faits gravissimes qu’elle reconnaissait, le parquetier de permanence a ordonné une expertise psychiatrique avant son défèrement. L’expert a relevé divers troubles du comportement, comme on pouvait s’y attendre, ainsi qu’une grande confiance en autrui, qui la pousse à  s’exprimer avec cette candeur pour le moins désarmante, sans qu’il semble lui venir à  l’esprit de dissimuler une partie des faits pour apparaître sous un jour plus favorable. Il l’a jugée entièrement responsable de ses actes.

Son casier judiciaire est vierge de toute condamnation. Et les vols dont elle nous a parlé tout à  l’heure ? “Je ne me suis jamais fait prendre” nous dit-elle simplement.

Les deux enfants ont fait l’objet d’une ordonnance de placement provisoire dès le placement en garde à  vue de leurs parents, et seront suivis désormais par un juge des enfants. Cela inquiète un peu Jennifer, qui nous demande, lorsqu’on lui donne une dernière fois la parole, quand elle pourra revoir Styvie, et s’il va retourner vivre bientôt avec son père, qui est dans la salle. La présidente lui répond que ce n’est pas forcément à  l’ordre du jour, que le juge des enfants va devoir travailler avec Kevin pour voir si le petit garçon peut retourner en toute sécurité vivre auprès de lui, et qu’il est possible, eu égard à  la décision que nous allons prendre, qu’elle ne revoie pas son fils avant plusieurs mois.

De grosses larmes tombent sans bruit des yeux de Jennifer.

L’avocate du Conseil général, qui a été nommé administrateur ad hoc de Samantha, plaide très brièvement, rappelant, bien évidemment, la souffrance quotidienne qu’a vécue l’enfant durant les six premiers mois de sa vie. Elle demande un renvoi sur intérêts civils avec désignation d’un expert aux fins de déterminer l’ensemble des préjudices subis par le bébé des mains de sa mère.

Le Parquet prend ensuite la parole, rappelle chaque fait, chaque coup, chaque biberon abandonné à  portée de ce bébé de deux mois sans que l’on se préoccupe de savoir s’il le finit, s’il ne s’est pas étranglé en déglutissant mal, chaque hématome relevé par le pédiatre. L’hygiène désastreuse, les chairs du cou rongées par une mycose, les traces qui ne peuvent correspondre qu’à  des brûlures de cigarette, la maigreur. La peur d’être touchée, d’être approchée, même. Le fait qu’au cours de trois jours ayant séparé son examen médical du défèrement de sa mère, Samantha a grossi de 300 grammes, démontrant ainsi son état de malnutrition antérieur.

La gorge nouée, le Parquet requiert quatre ans d’emprisonnement avec mandat de dépôt.

Son avocate défend ensuite Jennifer, axant sa plaidoirie sur la pauvre vie qui a été la sienne jusqu’à  sa rencontre avec Kevin, son jeune âge, sa panique lors de la grossesse non désirée, son absence totale de repères éducatifs, les violences qu’elle a elle-même subies de sa mère et n’a fait que reproduire.

La parole est enfin donnée à  Jennifer, qui nous demande, avec un sourire plein d’espoir, de ne pas l’empêcher trop longtemps de voir son fils et son mari “même si je sais bien que vous allez me mettre en prison, c’est normal vu ce que j’ai fait, il faut que je paye.”

A l’issue du délibéré, elle est condamnée à  une peine de quatre ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis assorti d’une mise à  l’épreuve pendant trois ans, comprenant notamment une obligation de soins, le tout avec mandat de dépôt.

Jennifer ouvre de grands yeux pleins de larmes, hoche la tête, nous dit “Je comprends, merci”, sourit une dernière fois et quitte la salle entre trois gendarmes, envoyant au passage un baiser à  son mari.

[EDIT : je viens d’avoir des nouvelles de Samantha, qui va bien, et voit son père deux fois par mois. Par ailleurs, je ne l’ai mentionné qu’en commentaire et non dans le texte, mais le Tribunal a prononcé à  l’encontre de Jennifer la déchéance de son autorité parentale sur Samantha.]