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Helter Skelter

“When I get to the bottom I go back to the top of the slide,

Where I stop and I turn and I go for a ride

Till I get to the bottom and I see you again …”

 

Je suis toujours heureuse d’avoir de futurs collègues comme stagiaires, et d’autant plus lorsque le DCS1 me les affecte juste avant l’été, ou en toute fin d’année. Tu vas être avec moi ces deux semaines de décembre, en assistance éducative seulement, et c’est une excellente période pour ça : le stock de demandes de modifications de droits de visite parentaux ou de mainlevées de placements est en plein renouvellement.

Je sens bien que ça te chagrine de ne pas faire de pénal pendant ce stage ; je sais que c’est ton truc. Dès le premier jour, tu m’as annoncé que dans l’idéal, tu aimerais décrocher un premier poste au Parquet ou à l’instruction, voire à l’application des peines, à la rigueur … La vocation de juge des enfants, le cortège quotidien des justiciables malheureux, miséreux ou caractériels, les gamins à qui on ne sait pas trop quoi dire, les parents à qui on ne sait plus que dire, les éducateurs, les assistantes sociales, les visites de foyers, les réunions avec les services éducatifs … Très peu pour toi, tu me l’as dit avec franchise.

Wow, on dirait moi il y a … quelques années seulement.

La vocation de JE, je ne l’ai jamais eue. Certains ne passent ce concours que pour devenir JE, d’autres se font happer en cours de formation, d’autres encore s’y résolvent pour des raisons géographiques (et ils ont tort, crois-moi : exercer ce type de fonctions à contrecoeur, c’est le meilleur moyen de déprimer chaque soir). Certains collègues n’exerceront jamais d’autres fonctions – et pour être très honnête, ils m’angoissent souvent, les “JE éternels”. Alors que moi, lorsqu’à l’issue de la scolarité à l’ENM, on m’a dit que j’étais sans doute faite pour être parquetière ou JE, j’ai hoché la tête d’un air aimable en répondant que j’y réfléchirais, bien sûr, que je ne privilégiais aucune option, qu’il faudrait que je découvre tout ça en stage juridictionnel, pour de vrai, avant d’arrêter mon choix, tout en pensant “non mais et puis quoi encore ?! Les enfants, pfff, on verra quand je serai vieille, et encore. Je serai substitut, un point c’est tout.”

Pas de révélation lumineuse, pas de voix angéliques m’appelant au secours des enfants en danger non plus pendant mon stage. Ma JE référente m’a dit “d’y penser, quand même, parce qu’il n’y a pas que le Parquet dans la vie, hein”, j’ai hoché la tête, air aimable, je vais y réfléchir, bien sûr. J’ai pris un poste au Parquet, je l’ai adoré du premier au dernier jour, mais à un moment donné, j’ai eu envie de changer d’air. Comme toi peut-être, lorsque tu voudras faire une pause dans la chasse aux méchants.

Toujours pas de vocation au moment de cocher les petites cases dans le catalogue des choix de postes possibles : j’ai demandé toutes les fonctions ou presque, spécialisées ou non. Et un beau jour, on m’a annoncé que je serais JE. J’ai trouvé ça bien, sans plus, en me disant que je changerais de nouveau lorsque j’en aurais fait le tour. Aujourd’hui, je ne demande toujours pas de mutation : je ne sais même pas si j’en aurai un jour fait le tour. Le boulot de JE, c’est un tour de montagnes russes permanent, tu vas voir.2

En deux semaines, tu verras du beau et du moche, des situations qui s’améliorent ou se dégradent, du pas terrible qui devient un peu moins pire, du moyen qui fait subitement passer tous les voyants au rouge. Je n’ai même pas à ouvrir mon agenda pour te l’annoncer : c’est toujours comme ça. La période pré-Noël étant riche en audiences (et le collègue substitut des mineurs nous ayant bien aidés sur ce plan, vu le nombre d’OPP3 prises au cours des derniers jours), tu vas rencontrer du monde, pendant ces deux semaines. Allez, on se lance.

D’abord Laurie, que j’ai découverte à 15 ans, enceinte de son deuxième enfant. Le premier, Benjamin, avait été placé, et elle n’avait quasiment plus entretenu de contacts avec lui dès sa sortie de la maternité. Elle revenait d’une période d’errance de plusieurs mois, qui lui avait permis d’échapper “à tous ceux qui voulaient la forcer à avorter”, particulièrement sa mère. Placée lorsqu’on lui a remis la main dessus, elle a choisi d’accoucher sous X du deuxième afin qu’il puisse être adopté. On avait discuté de ce choix à l’époque, et elle m’avait paru assez lucide : “je n’ai déjà pas été capable de m’occuper de Ben, je n’ai rien en main, ça fait longtemps que je ne suis plus allée à l’école. Il va bien falloir que je fasse quelque chose de ma vie, mais ce ne serait pas honnête de ma part de lui demander d’attendre que je m’en sorte alors qu’il pourrait avoir une famille dès sa naissance.” Laurie est désormais majeure, et je ne la suis plus, mais Benjamin est toujours placé. Elle a réussi à reconstruire un lien fort avec lui, ils se voient fréquemment, et je serais étonnée qu’on n’envisage pas une mainlevée du placement dans l’année, Laurie ayant décroché son premier emploi stable.

Un décollage en douceur pour toi sur ce nouveau stage, donc. La douceur, tu l’as oubliée en rencontrant ensuite Hélène, l’une des “VIP” de mon cabinet. A 12 ans, elle était entièrement déscolarisée, “parce que l’école ça fait chier”, passait ses journées à traîner dans les rues avec qui voulait bien de sa compagnie ou à délinquer à l’occasion, rentrait le soir chez l’un ou l’autre de ses parents en leur aboyant dessus lorsque le service du dîner n’allait pas assez vite à son goût. J’ai ordonné son placement, elle a joué les terreurs au foyer, insultant les éducs, volant les affaires des autres jeunes, fuguant le reste du temps avec la complicité de ses parents, d’ailleurs, qui peuvent la cacher des semaines entières à leur domicile avant de saturer sous le flot presque continu d’injures et d’appeler l’ASE au secours. Elle semble s’être un peu assagie depuis la réception de sa convocation à l’audience “de recadrage” d’aujourd’hui. Reste qu’au niveau scolaire, plus aucun établissement ne veut d’elle, que son intelligence (avérée) est en friche et que tu l’as vue fort déçue de ne pas obtenir la fin de son placement malgré ses efforts de séduction et d’amabilité tout au long de l’audience. Tu n’as pas pu non plus ne pas entendre le “toi va te faire enculer, CONNARD !!!” hurlé à son père à la sortie de mon bureau.

Pour notre première audience tenue à la suite d’une OPP du Parquet, je suis d’accord avec toi : c’était moins tendu que je ne m’y attendais. On nous annonçait une mère isolée hystérique, trois tentatives de suicide au compteur, encline au chantage à ce titre, d’ailleurs (“Si vous essayez de m’enlever Jennifer, je me fous par la fenêtre, je vous préviens !”). Le suivi médical de la petite, âgée d’un an, révélait au cours des derniers mois un retard de développement général, des crises de colère ou de vomissements inexplicables, de fréquents refus de s’alimenter – tous symptômes qui ont disparu du jour au lendemain, dès son hospitalisation. Les pédopsychiatres, diserts pour une fois, nous ont communiqué plusieurs rapports expliquant que le lien entre Jennifer et sa mère était très défaillant, voire pathologique. J’avais dans l’idée de faire état auprès d’elle de tous ces éléments avec le maximum de diplomatie, mais elle m’a surprise, et toi aussi, je pense, en nous disant doucement d’entrée de jeu : “Vous savez, je crois que le problème vient de moi, parce que je … ne sais pas comment être sa mère. Je regarde les autres mères, à l’hôpital ou dehors, qui jouent avec leurs enfants, qui leur parlent. Moi, je n’ai aucune idée de comment faire ça. Et je vais être complètement honnête avec vous, je pense qu’en fait, je n’en ai jamais eu envie. Est-ce que vous pensez que je pourrai y arriver un jour ?” L’éducatrice de l’ASE lui a répondu que ça irait si elle nous faisait confiance, que c’étaient des choses qui s’apprenaient. Je le crois aussi.

Tiens, une audience un peu particulière : je convoque normalement parents, enfants et éducateurs dans le même créneau horaire, mais pour Johnny et Elena, c’est impossible. Leur père est un délinquant multirécidiviste (infractions à la législation sur les stupéfiants, entr’autres – et il consomme manifestement autant qu’il trafique), très logorrhéique, tandis que leur mère, profondément alcoolique, habite depuis longtemps un monde parallèle si l’on s’en tient au discours délirant qu’elle adopte en permanence. Johnny ne conserve comme souvenir de leur vie commune que celui d’avoir été brûlé par de l’eau bouillante renversée par sa mère, qui l’avait ensuite emmené dans un bar où elle l’avait laissé aux bons soins du patron (à charge pour lui d’alerter les secours) tandis qu’elle rentrait boire chez elle. Johnny avait 4 ans à l’époque, et ne se rappelle pas le tableau de négligences lourdes (hygiène, soins, stimulation, affection) qui avaient justifié son placement immédiat, puis celui de sa soeur dès sa naissance. Les deux enfants éprouvent une peur panique à la seule évocation de leurs parents depuis leur dernière rencontre : ils se sont en effet présentés ivres morts, braillards et menaçants, dans les locaux de l’ASE afin d’exercer leur droit de visite trimestriel, en compagnie d’un ami dans le même état. Apercevant Johnny et Elena qui arrivaient au service, ils les ont coursés dans les couloirs en hurlant qu’ils allaient les récupérer, maintenant, que ça avait trop duré. La police appelée en renfort a évidemment mis un terme à cette scène désastreuse.

Je les ai convoqués non pas pour renouveler le placement de leurs enfants (reconduit tous les deux ans depuis le jugement initial), mais pour reprendre ces faits avec eux et leur annoncer mon intention de suspendre intégralement leur droit de visite. Johnny et Elena, convoqués un autre jour pour ne pas être forcés de croiser leurs parents, m’expliquent que suite aux derniers faits, ils n’ont plus la moindre intention de revoir leurs parents, me supplient de ne pas les y obliger et me demandent de leur lire un courrier qu’ils me remettent (“si on le leur envoie, ils ne le liront jamais eux-mêmes, on le sait bien”). Leur mère, entendant les mots très durs de ses enfants (“Papa, Maman, on vous appelle comme ça une dernière fois, il faut bien que vous compreniez qu’on vous HAIT, et que c’est logique puisque vous n’avez jamais été nos vrais parents, et que vous ne nous avez jamais fait que du mal”), commentera simplement d’un air ravi “Ah, c’est bien comme lettre, vous voyez qu’ils m’aiment puisqu’ils m’écrivent ! Et la dernière visite, elle s’est passée nickel, on s’est dit qu’on s’aimait, comme d’habitude.” Je leur ai expliqué que je considérais qu’à ce jour (depuis longtemps en réalité, d’ailleurs), leurs visites faisaient davantage de mal que de bien à leurs enfants et que sauf demande de la part de Johnny ou d’Elena ou changement notable de la situation, il n’y en aurait plus. Le père a manifesté un peu de mauvaise humeur, tellement peu que ça semblait plutôt être pour la forme. La mère a juste dit “ah, d’accord”, avant de partir.

On va se remonter le moral, toi et moi, avec l’audience suivante : une fratrie difficile au départ, cinq enfants, plusieurs pères, tous absents, une mère débordée au passé douloureux, des gamins qui commençaient, voilà quatre ans, à se montrer agressifs les uns envers les autres et insupportables au quotidien (sauf à l’école : ils ont toujours été des élèves brillants et sages). Une première rencontre avec le JE houleuse d’après les notes d’audience de l’époque, placement envisagé, mère hurlante et menaçante, enfants déboussolés. Finalement, c’est une mesure d’AEMO4 qui avait été ordonnée, puis reconduite. On les revoit aujourd’hui avant même l’échéance de mesure fixée par le dernier jugement : la situation familiale s’est vraiment améliorée, ils se sont tous engagés dans une thérapie familiale qui a porté ses fruits (“On passe tous notre temps à pleurer, mais c’est bizarre, ça nous fait du bien”), et il ne demeure plus aucune difficulté éducative que nous puissions aider à résoudre. Donc on lève la mesure, on annonce la clôture du dossier, et il faut bien avouer que voir cette mère étreindre ses enfants, puis les éducateurs (et tu as bien cru qu’on allait y avoir droit nous aussi, n’est-ce pas ?) en remerciant tout le monde pour le travail accompli et en affirmant qu’à réception du jugement, “il sera encadré dans le salon, celui-là !”, ça fait plaisir, non ?

Tiens, un lapin. C’est rare.

Les convocations ont bien été délivrées, la semaine précédente, mais personne ne s’est présenté à l’audience. La requête du Procureur mentionne deux enfants scolarisés en maternelle, de graves carences éducatives, des parents intellectuellement très limités, des notions d’hygiène tellement peu acquises que les institutrices ou ATSEM effectuent parfois à la sauvette dans les sanitaires de l’école la toilette de Maëva et Elodie, qui portent les mêmes vêtements (et sous-vêtements) sales plusieurs jours d’affilée. Je (on) n’hésite pas longtemps à rédiger un jugement de placement et à envoyer la cavalerie de l’ASE récupérer les petites.

Le mineur suivant ne viendra pas non plus. Je l’ai dispensé de comparaître, et ne l’ai même jamais vu. Il a été placé dès sa naissance, concomitante au décès de sa mère. Mal oxygéné, Julien est resté polyhandicapé tandis que son père … eh bien, devenait plus ou moins fou de douleur, ce que l’on peut bien comprendre. Il a fini par remonter, lentement, une partie de la pente et accepter de revoir l’enfant qui avait tué son épouse. Enfant aveugle, muet, qui souffre d’une débilité profonde et ne communique que par certaines formes de contact limitées (il rejette violemment les autres), avec un nombre restreint de personnes, dont ses deux éducateurs qui accompagnent deux fois par mois le père de Julien auprès de lui, pour tenter de les rapprocher l’un de l’autre. Depuis dix ans.

Renouvellement de placement pour deux ans, bien sûr, avec reconduction à l’identique des droits de visite.

Une situation délicate se présente, dans la pire configuration à mes yeux : Léon, six mois, a subi des violences considérables ayant entraîné son hospitalisation, puis son placement par le Procureur en même temps que l’ouverture d’une information judiciaire auprès du juge d’instruction. Sa mère n’a que 18 ans et a été mise en examen la semaine dernière pour violences volontaires aggravées. Non, sa situation ne m’émeut pas particulièrement, a priori. La première nécessité est évidemment de protéger l’enfant. Les enquêtes pénales au long cours ont en revanche tendance à geler tout le travail éducatif que je peux envisager, et à transformer les éducateurs en agents de contrôle judiciaire jusqu’à l’issue de la procédure pénale. On fera avec.

Mais tu sais, on n’est jamais au bout de ses surprises, dans ce métier. Je ne m’attendais pas à voir arriver une mère qui a l’air d’avoir 13 ans, et m’annonce d’emblée : “Je sais bien que vous allez placer Léon, c’est normal. Ce n’est pas moi qui l’ai frappé, mais je ne veux pas dénoncer celui qui … la personne qui l’a frappé, je veux dire. Et je sais bien que ça prouve ça aussi que je suis une mauvaise mère, que même si je ne suis pas violente avec lui, je ne suis pas capable de le protéger correctement. Et de toutes façons … attendez, vous allez l’envoyer à mes parents, votre jugement ? Ou les entendre tout à l’heure ? Parce qu’ils m’ont accompagnée, là …

– Non, bien sûr que non.

– Alors je pense qu’il faut que je vous dise … Je ne suis pas sa mère, en fait. Enfin, je l’ai fait, bien sûr, mais je n’ai jamais réussi à me sentir comme sa mère. Je n’ai jamais voulu sa naissance, il est arrivé comme ça [elle pleure], quand il est né, j’ai juste été soulagée qu’il soit enfin sorti et je crois qu’il vaudrait mieux pour lui que je le laisse partir pour de bon, dans une famille. Non, pas une famille d’accueil, qu’il ait vraiment une famille qui l’adopte, loin de moi. Moi, en fait, je l’ai toujours plus ou moins considéré comme un petit frère plutôt que comme mon fils. Je n’arrive pas à l’aimer. Depuis sa naissance, tous les jours, je me dis qu’il vaudrait mieux le faire adopter. Je l’aurais fait, et j’aurais même avorté si mes parents ne m’avaient pas incitée à le garder. Donnez-le à une famille, je les laisserai tranquilles, je ne veux même pas de droits de visite, il ne faut pas le perturber …”

Dix minutes plus tard, elle aura confirmé les soupçons que n’importe qui aurait eu dès ses premières phrases : si elle n’a jamais désiré sa grossesse, c’est parce que celle-ci est survenue à la suite d’un viol commis par un proche de ses parents. Je lui explique qu’elle a le temps de peser le pour et le contre, de formaliser une déclaration d’abandon ou au contraire, de lui rendre visite et de construire ce qui peut l’être. L’enfant est placé pour un an, après tout.

Je crois qu’on a tous besoin de souffler un peu après ce genre d’entretien, non ? Ce ne sera pas pour tout de suite : l’audience suivante concerne un couple de jeune parents psychiatriquement … compliqués. Il a des tendances psychotiques, elle est tellement limitée qu’elle n’a jamais réalisé qu’elle était enceinte, y compris en salle de travail. Angélina a été placée dès son premier souffle, dans l’indifférence générale ou presque : son père n’était alors pas présent ni joignable, et sa mère a quitté l’hôpital quelques heures plus tard, avec ses propres parents. J’ai confié à un psychiatre l’expertise de chacun des parents, et ses conclusions sont sans appel : leurs compétences éducatives sont inexistantes, leurs graves carences psychiques et/ou intellectuelles ne leur permettraient pas d’éviter de mettre en danger leur enfant, et au demeurant la grossesse et la naissance n’ont eu aucun sens pour eux. Même si j’appréhendais beaucoup cette audience et les éléments que j’avais à leur transmettre, elle se déroule plutôt correctement : seul le père s’est présenté, la mère étant actuellement hospitalisée sous contrainte au CHS … Il a pris acte de l’avis de l’expert, n’a littéralement rien dit, s’est levé et a quitté le tribunal.

L’adolescent de 16 ans qui débarque dans mon bureau en refusant la main que je lui tends (“Oh, on peut bien se faire la bise, M’dame le juge, depuis le temps !”) et en me sautant au cou (enfin, en me “descendant” au cou, puisqu’il mesure largement plus d’1,80 m), c’est Nathan. Il est beau, souriant, sympa, et il obtient les meilleurs résultats de sa classe de 1ère. Et pourtant, il y a quatre ans, le divorce de ses parents était tellement sanglant que Nathan, qui avait dû être placé pour être extrait du conflit familial, passait ses soirées à faire et refaire ses devoirs de façon maniaque, jusqu’à la perfection absolue, et ses week-ends dans l’un ou l’autre des domiciles parentaux à se balancer jusqu’à ce que sa famille d’accueil le récupère.

On n’en est pas encore là pour Eliott, que j’ai dû placer en urgence il y a quelques mois à la demande de ses parents et des éducateurs qui le suivaient en AEMO : à 14 ans, interne en établissement spécialisé, il était devenu de plus en plus agressif sur les temps de week-end, jusqu’à décrocher le fusil de chasse paternel du mur et poursuivre ses jeunes frères en hurlant qu’il allait leur faire la peau. Je sais, on ne dirait pas à le voir comme ça, tout timide et souriant. Mais comme tu as pu le constater, six mois plus tard, ses parents sont encore sous le choc et refusent de le reprendre auprès d’eux, y compris pour quelques heures. Renouvellement de placement, donc. Forcément.

J’entends la voix d’Océane qui, toujours polie et souriante, annonce sa présence au secrétariat. Tu tiques lorsque tu me vois la tutoyer. Je la connais bien, depuis le temps : lors de notre première rencontre, elle était encore mineure et placée depuis plus de dix ans (père alcoolique et violent, mère alcoolique et dépressive, un tableau malheureusement assez courant). Elle a finalement mis son placement en échec, à quelques temps de sa majorité, pour partir vivre avec l’homme dont elle portait l’enfant. Elle a vécu sa grossesse de façon particulièrement chaotique, suivant “son homme” de logement de copains en squatts, tâtant de l’alcool à fortes doses, du cannabis, de l’ecstasy, quasiment dépourvue de suivi médical, probablement violentée à l’occasion, pour finalement revenir (brièvement) chez ses parents et donner naissance à Louna. Elle a dans un premier temps accepté d’être accueillie en structure mère-enfant afin d’assurer sa sécurité et celle de la fillette, tout en apprenant à en devenir la mère. Mais au bout de quelques semaines, “son homme” a reparu et elle a tout lâché, le centre parental, Louna, ses parents, pour le suivre de nouveau. Elle essaye actuellement tant bien que mal d’assurer deux visites par mois dans les locaux de l’ASE, mais rate souvent les rendez-vous, soit qu’elle les oublie, soit que “son homme” la punisse en ne l’emmenant pas au service et en lui confisquant son argent (“t’as pas voulu aller faire les courses, tu verras pas ta fille”), soit enfin qu’elle ne veuille pas se présenter devant sa fille les yeux ornés de coquards. Les éducs lui trouvent une mine épouvantable en ce moment, et je suis du même avis : Océane, qui n’a jamais été bien épaisse, même enceinte, a dû perdre 10 kg et le tiers de ses cheveux depuis notre dernière entrevue il y a quelques mois, elle est livide et sale. Le Procureur assiste à l’audience d’aujourd’hui, ainsi qu’un représentant des services du Conseil général, et nous lui expliquons longuement dans quel cadre nous la voyons : une mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial a été sollicitée à son égard, afin que les allocations familiales auxquelles Louna ouvre droit soient directement perçues et gérées par un organisme spécialisé qui veillera à leur utilisation dans l’intérêt de l’enfant. Océane n’est jamais contrariante, elle dit toujours oui à tout, sourit toujours d’un air égaré. Ce serait mieux que j’ordonne ça, reconnaît-elle, car ça empêchera l’Homme (lorsqu’elle parle de lui, il est majuscule) de lui prendre son argent et elle sera sûre que ça profitera à Louna.

“Océane … Je ne t’ai jamais vue comme ça, tu es triste, tu as l’air malade, tu n’as pas l’air de manger à ta faim. Ca ne va pas bien en ce moment, n’est-ce pas ?

– Non, pas trop, c’est vrai. Mais c’est la vie, c’est pas toujours facile.

– Dis-nous la vérité, il te frappe, n’est-ce pas ? Le Procureur t’entend, là, et il peut le poursuivre pour ça, tu sais.

– Oui, c’est vrai, il me tape souvent. Presque tous les jours, mais pas toujours. Et je ne veux pas qu’il y ait d’enquête, je ne veux pas porter plainte parce que c’est mon homme et que je l’aime. Et on ne porte pas plainte contre quelqu’un qu’on aime, c’est comme ça.”

Je ne sais pas si Océane est au courant de la procédure de mise sous tutelle que sa mère a décidé d’initier. Je pense que oui.

Dernier jour de cette première semaine, qui commence avec une mainlevée de placement pour les enfants d’un tout jeune couple qui revient de tellement loin, qui a franchi tellement d’obstacles et qui a pourtant réussi à créer une si belle famille que je leur consacrerai nécessairement un prochain billet. Quand on les voit sourire, on ne peut pas s’empêcher de faire de même. Ils disent évidemment que récupérer leurs enfants aujourd’hui, c’est le plus beau cadeau de Noël de leur vie, et quand tu sais ce qu’a été leur vie, tu n’hésites pas à les croire, mais si ça fait cliché. Quatre rayons de soleil, ça fait du bien, de temps à autre.

Encore une audience strictement dissociée (je crois que tu auras assisté en 15 jours à l’intégralité de celles que j’aurai prévues sur le trimestre entier, cher collègue) : les enfants et leurs bouclettes un jour, leur mère et son discours haineux le lendemain. Non seulement ça n’a plus aucun sens de les recevoir simultanément, mais ce serait à mon avis nuisible à leur équilibre psychique. Je vois chaque semaine des mères indifférentes, des mères dépassées, des mères peu ou pas compétentes sur le plan éducatif, mais des mères qui expriment un tel dégoût et une telle horreur à l’égard de leur progéniture, je n’en ai rencontré qu’une, je crois.

Ils sont pourtant bien mignons, Thomas et Rémi, deux jumeaux de 4 ans, lorsqu’ils déboulent en courant depuis la salle d’attente et se jettent au cou de tout le monde en distribuant les bisous (le greffier, toi, moi, on y a tous droit) avant de se lancer dans un babil à haut débit et en stéréo autour de leur éducatrice. Toniques, rieurs, bavards, ils réussissent à raconter l’intégralité ou presque de leur vie en 10 minutes chrono, en quinconce et sans un temps mort. Leur hypersociabilité5 a toujours existé : placés en pouponnière dès leur naissance, ils ont très tôt été habitués à voir passer du monde au quotidien. Leur mère avait évoqué un accouchement sous X avant qu’ils ne viennent au monde, pour finalement se raviser, les reconnaître, mais demander à ce qu’ils soient pris en charge par l’ASE, exprimant l’idée de les faire adopter, pour finalement maintenir un lien (objectivement assez distendu), devenir subitement très présente, très attentionnée envers eux, obtenir la mainlevée de leur placement, emménager dans mon ressort … et m’obliger à les placer de nouveau, six mois plus tard, couverts d’hématomes relevés par les services de PMI et la crèche. L’enquête du Procureur n’avait pas conclu à des violences caractérisées à leur encontre mais plutôt à un mode de vie (ne qualifions pas cela d’éducation) exclusivement constitué de négligence extrême : en gros, on leur fournissait le gîte et le couvert, on les lavait régulièrement, et c’était à peu près tout en termes d’investissement maternel.

Ils rigolent cette année en nous racontant leurs exploits en classe ou chez leur assistante familiale, mais l’année dernière, avec leur mère dans la salle d’attente, ils n’avaient pas desserré la mâchoire, arqués et figés sur leurs chaises, leurs grands yeux bleus emplis de larmes. Le temps d’audience consacré à leur mère avait tourné court : “Vous les avez placés, hein ? Eh bien parfait, gardez-les, j’en ai rien à foutre !”, avait-elle craché sans même s’asseoir avant de claquer la porte de mon bureau et de repartir sans un regard pour les deux petits recroquevillés contre leur “tata”. Cette année, ils savent qu’ils ne la croiseront même pas. Dès que j’essaye d’évoquer leur mère (qui constitue leur seule famille), ils n’ont même pas besoin de se concerter pour détourner en même temps la conversation.

Madame Mère ne nous décevra pas le lendemain : bon, cette fois-ci, elle s’assied et grogne un vague bonjour. Une minute plus tard, lorsque j’aurai abordé l’absence totale de liens entre ses enfants et elle au cours de l’année écoulée, elle me regarde bien en face et rugit : “Et alors ? JE LES AIME PAS, de toute façon ! C’est pas obligé que je sache ? Alors vous n’avez qu’à essayer de les faire adopter, et bon courage pour ça, parce que qui voudra de ces deux ASSASSINS, hein ?”. Ah oui, c’est mentionné dans le rapport. Jointe par téléphone quelques semaines avant l’audience par l’ASE, afin d’être informée de la proposition qu’ils allaient me faire de renouveler le placement pour deux ans sans droits de visite, elle leur a expliqué qu’elle s’en moquait car quelques jours avant le départ des petits, elle avait retrouvé morts plusieurs chatons de sa nouvelle portée. C’était forcément un coup à eux, ils passaient leur temps à fouiller partout et à essayer de faire des conneries. Ils avaient sûrement étranglé les chatons comme ça, rien que par plaisir. A 3 ans.

Je n’ai plus qu’une question pour elle, en réalité : pourquoi ne pas avoir régularisé de procédure d’abandon à leur égard ? Regard méprisant vers l’éducatrice : “Ils n’ont qu’à se démerder. Moi, j’ai assez donné pour eux, mais puisqu’ils ne m’aiment pas, je ne les aime pas non plus, et je ne lèverai plus le petit doigt pour les arranger, voilà !”.

Je crois qu’on en a assez vu. Du rire des petits la veille à l’agressivité folle de leur génitrice, on a eu un concentré de “rollercoaster” en deux temps.

Deux semaines, c’est finalement peu pour apprendre à aimer le boulot de JE, parce que tu en rates nécessairement le meilleur, ce qui en fait tout l’intérêt selon moi : partir d’une situation nécessairement pas terrible, essayer de prendre les bonnes décisions et la voir évoluer (le plus souvent, mais on n’affiche évidemment pas un taux de réussite à 100 %, hélas) dans le bon sens. Parfois à tout petits pas, comme ce garçon de 10 ans bourré de neuroleptiques au point d’être complètement incontinent, qui sanglote durant toute l’audience en gémissant qu’il n’arrive pas à comprendre ce que je lui dis à cause des médicaments, qui ne pleurera plus et se tiendra droit, l’année suivante. Parfois de façon plus rapide, lorsqu’un père que tu as menacé à la première audience de placer ses enfants s’il ne soignait pas son alcoolisme revient huit mois plus tard avec des analyses nickel, en disant que cette première rencontre avec un juge lui a fait l’effet d’un coup de poing (salutaire) en pleine figure.

Tu ne resteras pas suffisamment longtemps avec moi pour apprendre que Maëva et Elodie ont été trouvées en compagnie de leur mère dans une maison dont le sol était invisible sous la boue, la crasse, les mètres cubes de journaux et de vêtements mélangés entassés dans toutes les pièces. Que les éducateurs ont même aperçu des cadavres d’animaux dans une chambre et un cellier. Que le placement a été exécuté en l’absence du père, qui a depuis placardé sur plusieurs vitres des affiches selon lesquelles “le tribunal lui a volé ses enfants”.

Mais on a encore un petit bout de chemin à faire la semaine prochaine, quelques audiences difficiles qui s’annoncent, l’une après l’OPP que tu m’as vue prendre pour Gwenaëlle, qui vient de dénoncer diverses formes de maltraitance que son père aurait commises, l’autre pour ce couple tellement incontrôlable qu’elle a tenté lorsque j’ai annoncé le placement de son fils de se trancher les veines dans mon bureau et à qui je vais devoir répéter qu’ils souffrent selon moi de pathologies psychiatriques qu’ils doivent traiter avant que je ne puisse envisager le retour de l’enfant auprès d’eux, une autre encore pour une adolescente qui semble absolument infecte et dont les parents sont apparemment parvenus au bout du rouleau …

Alors, ça te dit de refaire un tour de montagnes russes avec moi ?

 

  1. Directeur de centre de stage : le magistrat qui, au sein de chaque tribunal, organise l’ensemble des stages, quel que soit le cadre dans lequel ils se déroulent. []
  2. Et si tu ne vois pas après cette habile transition le rapport entre le titre du billet et son contenu, je te saquerai lors de ton évaluation, cher futur collègue. Oui, je suis injuste, mais je fais ce que je veux. []
  3. Ordonnances de placement provisoire []
  4. Assistance éducative en milieu ouvert []
  5. Oui, je néologise toujours si je veux. []