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Dernière s-CEA-nce

(Le 38e appel du pied – dont personne ici n’ignore plus qu’il l’a grand – du Maître, qui a tendance à  diriger lesdits appels virtuels vers mon arrière-train, me pousse à  publier un texte ni émouvant, ni spécialement drôle, probablement aride et pourvu d’un titre moyen, qui n’aura pour mérite que de donner une idée à  ses lecteurs de ce à  quoi ils peuvent s’attendre s’ils se retrouvent poursuivis dans le cadre que je décris, ce qui peut arriver à  tout le monde ou presque1 . Il faudra néanmoins que j’apprenne un jour à  résister aux pressions des avocats, quand même. C’est terrible de toujours céder ainsi.)

8 h 20 : je passe récupérer Eric au greffe correctionnel, et nous descendons ensemble en salle des délibérés après un crochet par le bureau du JAP, qui a rédigé quelques rapports concernant des personnes convoquées à  mon audience dont il assure déjà  le suivi. Dix minutes plus tard, un coup d’oeil en salle d’audience nous apprend que le Parquet est à  son pupitre, que l’huissier semble en voie d’achever l’appel des présents, et que plusieurs avocats sont déjà  en place. Dernière vérification mutuelle, nos rabats2 sont réglementairement sortis, la sangle du parachute ne nous fait pas risquer le vol plané inaugural, nous pouvons lancer un coup de sonnette et entrer en scène.

La salle s’emplit immédiatement de robes noires, ce qui est un mauvais présage en termes de durée d’audience …

“L’audience du Tribunal correctionnel est ouverte, vous pouvez vous asseoir” (bien penser à  ne pas trop hurler cette phrase, même si ce n’est pas évident quand c’est le matin et qu’on fait un essai de placement de voix, Tî m’ayant obligeamment avertie qu’il était inutile qu’on entende mes ouvertures d’audience depuis les locaux de l’Ordre).

L’huissier m’apporte le premier dossier, et c’est parti. Vingt-sept dossiers sont inscrits au rôle ce matin, les deux tiers concernant des conduites de véhicules en état alcoolique (CEA), le reste se répartissant entre conduites sans permis, ou malgré suspension de celui-ci, défauts d’assurance, conduites sous l’influence de stupéfiants, blessures involontaires et infractions à  la législation sur les transports. Les dossiers des prévenus assistés d’avocats passeront en priorité, comme il est d’usage.

Le premier prévenu en est à  sa troisième CEA. Je vérifie son identité, lis la prévention, résume les circonstances du contrôle et ses déclarations, pour finir par le rappel de son casier judiciaire. Je lui demande ensuite de s’expliquer sur les faits qui lui sont reprochés. Et en suis pour mes frais : il reconnaît avoir bu (cinq “apéritifs anisés en doses maison”), conduit ensuite, se rappelle bien son interpellation, ne trouve rien à  redire concernant sa garde à  vue, mais le pourquoi du comment, que dalle.

“Monsieur, vous êtes déjà  passé deux fois devant le Tribunal pour la même infraction, vous avez été condamné contradictoirement à  deux mois de prison avec sursis, puis à  des jours-amende, votre permis a été annulé la dernière fois, et tout ça ne vous a pas fait réfléchir ?- Ben si …

– Mais pas au point de ne pas vous retrouver une troisième fois devant le Tribunal ?

– Ben non …

– Eu égard à  votre casier judiciaire, vous êtes aujourd’hui inaccessible au sursis. Savez-vous ce qui va vous arriver si je prononce à  votre encontre ne serait-ce qu’un jour d’emprisonnement ? Vous vous souvenez de ce qu’on vous a dit lors de votre premier passage devant le Tribunal sur la révocation de votre peine avec sursis ?

– …”

Personne ne souhaitant poser de questions, le substitut se lève, et s’adresse, ainsi qu’il est de coutume, à  l’ensemble des prévenus. Malgré les difficultés posées par un nez patatoïde et une voix inhabituellement nasillarde (tiens, c’est l’hiver, le rhume sévit), il informe les personnes présentes des principales peines encourues, de l’annulation automatique du permis de conduire pour les récidivistes, du nombre d’accidents de la route dus chaque année aux conducteurs pris de boisson, avant d’en venir au cas particulier de ce premier prévenu. Sans surprise, il requiert à  l’encontre de celui-ci une peine d’emprisonnement relativement importante, intégralement assortie d’un sursis avec mise à  l’épreuve, ainsi qu’une peine d’amende. L’avocat du prévenu axe sa plaidoirie sur l’inutilité d’un éventuel emprisonnement ferme (non requis, mais il est manifestement méfiant) ainsi que sur la nécessité de limiter la durée de la période pendant laquelle son client se verra interdire de repasser les épreuves du permis, dont il a professionnellement besoin.

Dans la mesure où je rends la majorité de mes décisions “sur le siège”, c’est-à -dire dans la foulée de l’examen du dossier à  l’audience et sans suspendre celle-ci3, le prévenu n° 1, après que je lui ai redonné la parole, se voit immédiatement condamner à  une peine d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à  l’épreuve (avec explications sur la signification de cette mesure, pour laquelle une convocation devant le SPIP lui est immédiatement remise) et une peine d’amende “sur le montant de laquelle vous pourrez bénéficier d’une réduction légale de 20 % si vous vous en acquittez dans un délai de trente jours”4 conformes aux réquisitions du Parquet. Je constate également l’annulation de plein droit de son permis de conduire, et lui interdis d’en repasser les épreuves durant trois mois.

Dossier suivant, celui d’une jeune femme, également récidiviste de la CEA, qui a pour sa part commis les faits que je dois juger pendant son délai de mise à  l’épreuve. S’y ajoute par surcroît aujourd’hui un délit de port d’arme de 6e catégorie (arme blanche). Après avoir évoqué les faits puis son casier judiciaire, je donne lecture des rapports du SPIP5 et du JAP la concernant, et recevrai ultérieurement pour celà  une lettre incendiaire de la mère de la prévenue, qui estime que cette lecture a porté atteinte à  mon secret professionnel et à  l’honneur de sa fille. Cette dernière me parle quant à  elle d’un alcoolisme de fond, dont elle ne parvient pas à  se débarrasser malgré les soins suivis dans le cadre de sa mise à  l’épreuve. Laurent, le parquetier aujourd’hui nasalement contrarié, requiert la même peine que celle à  laquelle elle avait déjà  été condamnée la première fois. Je prononce une peine d’emprisonnement avec mise à  l’épreuve dont le quantum et la durée s’élèvent au double des réquisitions, ce qui ne plaît pas à  l’avocate de la défense (et je la comprends, mais la peine requise m’a réellement paru très insuffisante).

Le troisième prévenu est encore une femme, assez âgée, dont je n’arriverai à  tirer que quelques mots intelligibles, car elle sanglote depuis le moment où j’ai appelé son nom et repartira de même. Elle parvient à  m’expliquer qu’elle n’arrive pas à  se contenir parce qu’elle trouve bien plus honteux de commettre une CEA pour une femme que pour un homme. Pas de récidive dans son cas, ni d’alcoolisme chronique d’après elle, mais un taux d’alcool ahurissant : 4 g dans le sang, sachant que le seuil du coma éthylique se situe aux alentours de 3 g pour la plupart d’entre nous6 . Rien d’étonnant donc à  ce qu’on l’ait retrouvée dans un fossé le jour des faits … Qu’a-t-elle bien pu ingurgiter pour tutoyer un plafond pareil ? Elle ne s’en rappelle plus, a peut-être le souvenir d’une bouteille de vodka vide, mais c’est flou … Emprisonnement avec sursis simple, “que vous n’effectuerez donc pas si vous n’êtes pas de nouveau condamnée, dans un délai de cinq ans, à  une nouvelle peine d’emprisonnement”7, amende et suspension de permis de même durée que la suspension administrative décidée par le Préfet pour elle.

On continue.

“J’avais fêté un anniversaire chez des amis, et j’avais bu un apéro et cinq ou six verres de vin, plus une coupe de champagne à  la fin, je pensais que c’était bon et que j’étais en état de conduire …

– Qu’est-ce que c’est, pour vous conduire ? Juste s’asseoir dans le siège et mettre le contact ?

– Non, je sais bien, les réflexes et tout, mais je me disais que quand on n’abuse pas, ça va encore …”

Les dossiers s’enchaînent, pas trop rapidement aujourd’hui. Pour le moment, ils sont encore tous plaidés. L’un d’entre eux nous occupe 1 h 15 durant, qui concerne un ouvrier agricole poursuivi pour blessures involontaires sur un couple de motards, qui se sont encastrés dans son attelage tracté. Il faudra étudier les photos des lieux, les témoignages des automobilistes ayant assisté à  la scène, essayer d’évaluer la vitesse de chacun suivant notamment leurs heures et lieux de départ … La condamnation du conducteur du tracteur est requise. Je mets la décision en délibéré à  un mois (et ce sera une relaxe, eu égard en particulier au point d’impact de la moto sur l’attelage, et à  la vitesse à  laquelle elle semblait circuler, qui provoquera un appel du Parquet).

Au beau milieu des explications d’un prévenu, qui après avoir bu une quinzaine de “shots” de tequila en boîte, se pensait net et en état de reprendre le volant après avoir pris la précaution de dormir deux heures, je sursaute subitement. Pas à  cause de lui, mais de moi : à  force de relire depuis des heures les mêmes préventions et les même articles de loi sur le même ton, qui semblent devenir au fil de la matinée autant de formules incantatoires, j’ai l’impression d’avoir négligé de lire à  ce jeune homme ceux qui le concernent. Je passe discrètement un petit mot à  Eric, qui m’assure que j’ai normalement lu le contenu de la convocation. Ouf. Je peux donc en revenir immédiatement au prévenu, et lui demander s’il réalise la chance qu’il a de comparaître devant moi, pour une “simple” CEA, et non devant trois de mes collègues pour homicide involontaire, sans même parler de l’éventualité de son propre décès entre la boîte et son domicile. Non sans franchise, il me répond qu’il sait bien qu’il a eu de la chance ce soir-là , qu’il y a beaucoup réfléchi depuis, et le réalisera sans doute encore mieux à  la sortie du Tribunal, mais que là , à  la minute même, il ne se sent pas si chanceux que ça, car il ne ressent pas du tout cette comparution comme une expérience agréable … Je le rassure, ce n’est pas le but de la séance.

Original : l’avocate d’un prévenu poursuivi pour CEA et feu rouge grillé m’indique que son client “ne conteste nullement la CEA, mais n’a pas le sentiment d’avoir grillé un feu rouge, et d’ailleurs, de là  où ils se trouvaient, les policiers ne pouvaient pas apercevoir la couleur du feu. Vous devrez donc le relaxer pour la contravention de non-respect du feu rouge.” Sauf que, d’une part, le procès-verbal est particulièrement précis quant aux circonstances de la fameuse grillade de feu rouge, que je passe d’autre part chaque jour devant ce feu, qui est parfaitement visible de là  où les policiers se trouvaient, et qu’enfin, le “non-sentiment d’avoir grillé ce feu” a peut-être été aidé par les 2 g d’alcool mesurés chez l’intéressé ce soir-là . Condamnation pour les deux infractions donc. Je vois bien que l’avocate ronchonne.

“En sortant de la soirée, j’ai pensé que j’étais peut-être limite, mais peut-être pas, alors j’ai tenté le coup …

– La prochaine fois, si vous voulez en être sûr, vous pourriez éventuellement acheter des éthylotests en pharmacie avant d’aller à  votre soirée, ça vous donnerait une idée de vos capacités à  prendre la route ensuite ?

– Oh, mais il paraît que ça n’est pas fiable du tout, ces trucs !

– Manifestement, votre estimation pifométrique non plus …

– Tiens, c’est vrai ! Vous avez raison !”

L’affaire suivante, si elle est simple (une CEA en récidive commise par un homme qui rentrait de l’école avec son enfant non attaché sur le siège passager), mériterait une plaidoirie, non pas d’Assises, n’exagérons rien8, mais enfin, qui consiste en autre chose que “Oui ben mon client est alcoolique mais c’est bien normal parce que sa première femme a tué leur enfant commun avant de se suicider et sa deuxième femme est morte il y a quelques mois d’une maladie rare le laissant seul avec leur fils du coup là  il déprime donc il boit enfin vous apprécierez surtout sur la nécessité d’annuler son permis”, dévidée d’une petite voix monocorde et à  toute vitesse par une avocate habituellement plutôt spécialisée en matière d’expulsions. J’indique à  l’intéressé que je n’ai aucun pouvoir d’appréciation sur l’annulation de son permis, vu son état de récidive, en essayant de lui cacher ma frustration vis-à -vis de sa défense.

La matinée se poursuit, avec un dossier qui nous arrive sur opposition à  une ordonnance pénale9 prononcée pour défaut d’assurance et plusieurs contraventions de 4e et 5e classes. J’en profite pour renseigner le prévenu sur les conséquences financières d’un accident corporel de la circulation routière commis avec un véhicule non assuré (en gros, passer sa vie active à  rembourser le Fonds de garantie qui aura indemnisé la victime avant de se retourner contre lui). Le Parquet requiert la confirmation de l’ordonnance pénale, l’avocat plaide … et mentionne en passant que “M. le Procureur aura en tout cas pris son temps pour décider de poursuivre mon client, puisque les faits datent de février 2008 et les réquisitions du Parquet d’avril 2009 !”. Ce qui me fait bondir sur le dossier, et le compulser frénétiquement, en pestant pour l’avoir mal préparé. L’avocat s’arrête donc de plaider, en indiquant sèchement préférer attendre d’avoir ma pleine attention avant de poursuivre. Je lui réponds que non seulement il l’aura sous peu, mais que je vais même lui donner matière à  plaider sur la prescription de l’action publique concernant les contraventions poursuivies, dès que le Parquet m’aura donné son avis sur la question. Les parties en présence s’accordent dans les minutes qui suivent sur cette prescription, que je constaterai donc, avant de condamner le prévenu pour le délit.

Tiens, un prévenu assisté d’un avocat qui essaye de dissimuler un sourire qui va d’une oreille à  l’autre ? Ah oui, je sais pourquoi. Son client a été interpellé, véhicule stoppé au beau milieu d’un rond-point, car pris d’une envie pressante, il avait décidé de l’assouvir exactement là , sans rouler un mètre de plus. Après quoi, les multiples verres d’alcool ingérés dans l’heure précédente aidant, il n’avait pu retrouver les clés de sa voiture. Les gendarmes arrivés fortuitement sur les lieux l’avaient donc aidé dans sa quête “et d’ailleurs c’est eux qui les ont retrouvées, mes clés, pile là  où j’avais fait pipi. En plein milieu en fait … J’ai trouvé ça très sympa de leur part d’ailleurs ! Bon, après, ils m’ont quand même fait souffler …” Gendarme, c’est un dur métier, on ne le rappellera jamais assez.

A 12 h 45, escale technique de dix minutes, afin de permettre au greffier d’aller fumer une clope, au substitut d’aller se mettre des gouttes dans le nez, et à  moi de boire un verre d’eau, car depuis plus de quatre heures que je parle sans interruption ou presque, ma bouche commence à  être pâteuse.

Nous reprenons avec un dossier d’infractions à  la législation sur les transports, contentieux technique s’il en est. Tellement qu’en préparant le dossier, je me suis dit que la relaxe pour “obscurité caractérisée de la réglementation européenne en cause” était plaidable. Le prévenu, gérant d’une société de transports poursuivi pour diverses infractions ésotériques tournant autour du poids du véhicule de transport et de celui des voitures prises en charge, plaide effectivement sa propre relaxe, mais en me démontrant que les articles de loi repris dans sa convocation ne lui sont guère applicables, puisqu’il n’effectuait pas au moment des faits de transport à  but lucratif et que le poids total de l’attelage était inférieur au poids fixé par les règlements. Son avocat reprendra évidemment ses arguments, me précisant au passage n’avoir pas réussi à  retrouver les règlements applicables sur Legifrance, et soulevant de plus l’absence de procès-verbal de pesée par les enquêteurs ayant procédé à  l’interpellation. Je mets ma décision en délibéré à  une semaine, à  l’issue de laquelle j’aurai réussi à  retrouver, via divers sites d’institutions communautaires, les cinq textes réglementaires applicables (prévoyant chacun des exceptions au précédent, et renvoyant au suivant pour le régime de ces exceptions, sinon ce n’est pas drôle), pour finalement donner raison au transporteur pour l’ensemble des motifs soulevés.

Tiens, une nullité ! Pas un mauvais avocat, bien sûr, mais une nullité de procédure soulevée par le conseil d’un prévenu, qui conteste la régularité du contrôle effectué selon lui par des APJ10 non supervisés par un OPJ11. Il soulève également au fond l’absence de caractérisation des faits de conduite en état d’ivresse manifeste et de refus de se soumettre aux vérifications tenant à  l’état alcoolique pour lesquels son client a été poursuivi : l’intéressé n’a refusé de se soumettre qu’à  l’éthylotest (le “ballon”), et non à  l’épreuve de l’éthylomètre. La procédure ne mentionnerait par ailleurs qu’un seul signe d’ivresse manifeste (une odeur de vin persistante), au demeurant non mentionné dans la convocation qui a saisi le Tribunal, alors que la Cour de cassation en exige plusieurs pour caractériser cet état. Décision en délibéré à  la fin de l’audience, aux termes de laquelle je rejetterai la nullité soulevée (il y avait bien un OPJ présent sur les lieux) mais relaxerai au fond, les arguments présentés étant pertinents.

Dix-septième et dernier dossier plaidé à  14 h 15. Fait inquiétant, il reste une vingtaine de personnes dans la salle … Essayant d’en faire abstraction, nous attaquons l’examen de la procédure concernant Monsieur L., qui comparaît pour la quatrième fois en quelques années pour CEA en récidive. Il a été interpellé endormi au volant d’un véhicule professionnel, arrêté au beau milieu d’une départementale, deux bouteilles de whisky vides dans le vide-poches. Il est assez émouvant, Monsieur L., et raconte si bien son histoire qu’il laisse peu de place à  la plaidoirie de son avocat : il y a sept ans, son fils de 30 mois est mort dans ses bras pour avoir échappé quelques minutes à  sa surveillance et sauté pendant ce laps de temps du toit d’un appentis, atterrissant la tête la première sur un tas de pierres et de ferraille rouillée. Depuis, Monsieur L. est un salarié modèle de l’entreprise qui l’emploie … onze mois de l’année du moins, car avec la régularité d’une horloge, il replonge dans l’alcool chaque mois de juin, autour de l’anniversaire de la mort du garçon, et se fait quasi immanquablement contrôler, poursuivre, et condamner. Son dernier passage devant le Tribunal correctionnel s’est soldé par un mandat de dépôt à  la barre, pratique que j’ai en horreur12, de même que Laurent, en temps normal. Ce dernier prend d’ailleurs la parole pour expliquer qu’un quantum élevé d’emprisonnement ferme assorti d’un mandat de dépôt immédiat pourrait se justifier, mais qu’il préfère requérir une peine évidemment plus longue que la dernière fois, tout en restant “aménageable”, et susceptible ainsi d’être effectuée sous le régime de la semi-liberté ou du placement sous surveillance électronique. L’avocate adhère, sans surprise, à  ces réquisitions relativement clémentes, et Monsieur L. repart libre avec sa convocation devant le JAP aux fins d’aménagement de peine. Non sans que je me dise que si, au mois de juin prochain, Monsieur L. se retrouve poursuivi pour homicide involontaire commis en état alcoolique, je vais avoir du mal à  dormir pendant longtemps … Je jette un regard à  mon parquetier, qui observe le condamné quitter la salle d’un oeil qui me semble humide, et pas seulement à  cause du rhume.

Les avocats ayant déserté la salle d’audience, restent les personnes comparaissant sans assistance. Le piège serait maintenant d’accélérer la cadence (même s’il faut bien avouer que déjà , on est soulagé de gagner le temps de plaidoirie sur les dix derniers dossiers) en oubliant que ces prévenus sont justement ceux avec lesquels il faut être le plus clair possible, histoire qu’ils ne repartent pas chez eux sans rien avoir compris au jugement de leur propre affaire.

Un homme poursuivi pour CEA en récidive s’approche. Un puissant relent d’alcool me parvient, qui me rappelle une discussion avec un ami avocat, durant laquelle celui-ci m’avait dit n’avoir commis qu’une seule fois l’erreur de demander à  son client de s’abstenir de boire avant l’audience, ce qui avait eu pour effet de le faire venir à  la barre en arborant tous les symptômes du manque … Le prévenu qui m’occupe tremble de tous ses membres, mais soutient qu’il ne boit JAMAIS d’alcool, qu’il avait simplement avalé quelques cuillères de sirop pour la toux au moment du contrôle, et qu’avec ses médicaments pour l’hypertension, celà  expliquait l’alcoolémie élevée mesurée par l’éthylomètre. Devant mon incrédulité, il s’avance à  un mètre de mon bureau, pour brandir sa main en me montrant qu’elle ne tremble pas … sauf évidemment si l’on prend en compte les bonds de 30 cm qu’elle effectue dans les airs sous mon nez (lequel est mis à  plus rude épreuve encore). Revenant aux éléments de personnalité contenus dans le dossier, je lui demande s’il se rappelle de sa première condamnation prononcée contradictoirement, deux ans auparavant, pour des faits identiques (six mois d’emprisonnement avec sursis, une amende, quatre mois de suspension du permis). Il répond qu’on lui a enlevé son permis pendant plusieurs mois et qu’il a dû payer une somme dont il ne se rappelle plus exactement le montant. J’insiste, en évoquant une peine de prison, un délai de cinq ans pendant lequel il faudrait se tenir à  carreau … non ? Il me regarde avec des yeux ronds, et rétorque que s’il avait eu de la prison, il s’en souviendrait, quand même ! Sursis avec mise à  l’épreuve comprenant obligation de soins, annulation de plein droit de son permis … Il sort de la salle en criant qu’il va faire appel. Ca arrive parfois.

Les deux dossiers suivants concernent encore une fois un récidiviste, mais pas n’importe lequel : à  six jours d’intervalle, Monsieur B. a commis ses dixième et onzième CEA, si j’en crois son casier. Typiquement le genre de dossier susceptible de faire péter une durite au parquetier de permanence, puis d’audience, et de donner lieu à  une procédure bien plus expéditive que la paire de COPJ13 qui amène Monsieur B. devant moi aujourd’hui. Je ne peux m’empêcher d’échanger un regard avec Laurent (“Vous faites passer des gens en comparution immédiate pour moins que ça, quand même ?”), qui hausse légèrement une épaule (“Parfois, ça peut passer entre les mailles du filet à  la perm …”). Quant au principal intéressé, il m’explique immédiatement que “tout ça, c’est la faute des gendarmes ! Ils se planquent derrière des buissons dès que je sors de chez moi et paf ! Ils m’arrêtent à  tous les coups ! Vous trouvez ça normal qu’ils me contrôlent tout le temps ?

– Vu les taux relevés dans l’air que vous expirez à  chaque fois, je dirais qu’ils ont raison de vous contrôler, Monsieur …

– Mais c’est pas juste, ils ont repéré ma voiturette, alors c’est facile !

– Et ce qui vous semble anormal, c’est que les gendarmes vous soupçonnent – légitimement – de conduire alcoolisé, pas le fait que vous preniez le volant après avoir bu ?

– J’étais parfaitement en état de conduire, d’ailleurs ils le savent bien, ça fait au moins cinq ans que je n’ai pas eu d’accident.

– Et vous pensez mériter une médaille pour n’avoir pas encore réussi à  tuer quelqu’un, à  commencer par vous-même ?…”

Monsieur B., qui a épuisé à  peu près tout l’arsenal dont nous disposons en matière de peines, est évidemment inaccessible au sursis et a déjà  écopé de deux sursis avec mise à  l’épreuve au cours des trois dernières années, sera condamné, conformément aux réquisitions, à  une lourde peine d’emprisonnement ferme. Sans mandat de dépôt à  la barre toutefois.

“Je suis dépressif, je n’y peux rien, je ne peux pas m’empêcher de boire …

– Monsieur, ce que le Ministère public vous reproche, ce n’est pas de boire, c’est de conduire en ayant bu.

– Oui, mais souvent, quand je déprime, je bois, et après ça me détend d’aller faire un tour en voiture …”

Le dernier dossier arrive enfin, celui d’un jeune homme qui a été contrôlé alors qu’il venait déposer plainte pour vol à  la gendarmerie, effectuant à  cette fin un magnifique créneau sur le parking d’icelle … non sans emboutir un véhicule de dotation, de plein fouet. Avec 2,8 g dans le sang, ceci expliquant probablement celà .

16 h 40, la dernière décision est rendue. Il reste pourtant une dizaine de personnes dans la salle, qui viennent se présenter : ils sont moniteurs d’auto-école débutants, et leurs employeurs les ont envoyés passer ici une partie de la journée pour parfaire leur formation (plutôt une bonne idée en soi, je trouve). Ils ont quelques questions à  nous poser … qui se résument à  une seule, en fait : “Le Procureur a dit tout à  l’heure que les récidivistes encouraient quatre ans de prison, mais vous n’avez prononcé aucune peine supérieure à  quinze mois fermes, on trouve que c’est pas beaucoup. Pour quelle raison avez-vous la main si légère ?…”

Laurent leur parle dimension sociale des décisions de justice, personnalisation et nécessité des peines, réinsertion des condamnés …

J’arrive tout juste pour ma part à  décoller ma langue de mon palais14 pour leur demander s’ils ont déjà  visité une prison, et s’ils imaginent ce que ça peut représenter d’y passer ne serait-ce qu’une journée, sans même parler de centaines de jours …

“L’audience est levée.”

  1. Surtout si l’on prend en considération le nombre de créatures assoiffées de champagne qui fréquentent ces lieux … []
  2. = cravates blanches plissées []
  3. Je sais, les avocats n’aiment pas ça, mais je prends malgré tout le temps nécessaire pour examiner les pièces fournies et réfléchir, quitte à  créer de longues minutes de silence ; et puis je ne vois pas l’intérêt d’obliger des gens qui n’ont en général posé qu’une demi-journée de congés à  attendre plusieurs heures durant la décision les concernant. []
  4. Il s’agit là  de l’une des informations que l’on doit porter à  la connaissance de chaque condamné, qui transforment à  mon avis le prononcé de la peine en une sorte de masse verbale à  la limite de l’intelligibilité, celle-ci revêtant en prime un petit aspect “marchand de tapis”, mais bon, on est bien obligé … []
  5. Service pénitentiaire d’insertion et de probation. []
  6. Enfin, d’entre vous, parce qu’en ce qui me concerne, je suppose que ce serait plus près de 0,5 g … []
  7. cf note 4 []
  8. Et surtout, ne donnons d’idées à  personne … []
  9. Procédure simplifiée aboutissant à  un jugement sans audience, sauf opposition du condamné. []
  10. Agents de police judiciaire []
  11. Officier de police judiciaire []
  12. Consistant à  ordonner l’incarcération immédiate du condamné arrivé libre au Tribunal. []
  13. Convocation par OPJ. []
  14. Mine de rien, huit heures d’audience en continu, ça dessèche. []