Dans la douleur

Lise et David n’ont que 22 ans, se sont rencontrés à 15 ans et ne se sont plus quittés depuis. Deux ans de “vraie” vie commune, un emploi stable pour chacun, ils décident donc logiquement de réaliser leur envie de fonder une famille. Lise est donc rapidement enceinte, la grossesse se déroule sans incident, ils sont heureux et préparent tranquillement l’arrivée du bébé, aidés notamment par Sybille, la soeur aînée de la jeune femme, qui est puéricultrice et explique à Lise comment pourvoir aux besoins primaires des nouveaux-nés, l’invitant même parfois à venir avec elle lorsqu’elle rend visite à certains enfants. Au neuvième mois, la chambre du bébé est prête, la valise aussi, l’itinéraire vers la maternité repéré. Le jour où les premières contractions surviennent, David prévient tout le monde, Sybille, qui vit dans la même rue, vient embrasser sa jeune soeur, et ils se mettent en route pour la maternité.

Mais même en ayant tenté de tout prévoir, difficile de se préparer à un accouchement et à une naissance sans en avoir jamais vécu, n’est-ce pas ?

Le jeune couple est bien pris en charge à son arrivée, rien à dire de ce côté-là. Ils notent quand même une certaine agitation des professionnels, pas mal de monde qui court partout, apprennent à la volée qu’il y a plusieurs accouchements en même temps mais que ce n’est pas bien grave, ça se passe toujours comme ça, de toute façon. On les emmène dans une pièce un peu à l’écart de l’effervescence des salles de travail, et une sage-femme très gentille vient examiner Lise et les rassurer tous les deux. Elle a bien compris que les hôpitaux, le sang, les cris, les aiguilles, les odeurs chimiques bizarres, ce n’était pas trop la tasse de thé de David. De Lise non plus d’ailleurs, mais elle n’a pas vraiment le loisir de se préoccuper de ce qui se passe autour d’elle, concentrée sur ce qui est en train de se passer en dedans. La sage-femme leur annonce que le bébé n’arrivera pas avant plusieurs heures et qu’il faut essayer de se reposer un peu, dans la mesure du possible, pour se préparer aux efforts qu’il va falloir faire plus tard.

Quelques heures plus tard, on transfère Lise en salle de travail. Elle a déjà prévenu depuis longtemps (c’est inscrit dans son dossier) qu’elle voulait accoucher de façon “naturelle”, sans péridurale. Les risques d’accident, l’injection de produits bizarres, tout ça ne lui a jamais rien dit qui vaille, et elle ne voit pas pourquoi elle aurait besoin de ça alors que sa mère a pu mettre au monde cinq enfants sans ce genre de coup de pouce. Elle se sait dure à la douleur, Lise. D’ailleurs, les contractions, elle ne les trouve pas si insupportables que ça. A se demander pourquoi tout le monde en fait tout un cirque ?

Mais sur la table de travail, Lise commence à trouver le temps long. Elle n’a pas vraiment de notion du temps en ces moments, mais il lui semble quand même que ça s’éternise. Elle fatigue, elle voit bien que David essaye de faire bonne figure mais qu’il a hâte que tout ça se termine et qu’ils puissent se poser un peu au calme, avec leur bébé qui n’en finit pas d’arriver.

Une nouvelle sage-femme remplace la précédente, enfin, ils pensent que c’est une sage-femme, mais c’est difficile de les distinguer les uns des autres, tous ces gens en tenue d’hôpital. Elle leur annonce que la naissance (enfin !) est proche et qu’il va falloir se mettre à pousser. Mais au bout de … pas mal de temps, difficile là encore pour eux d’évaluer ça dans ce contexte, elle trouve que les efforts de Lise, malgré sa bonne volonté, ne sont pas suffisants, qu’elle est trop fatiguée par les contractions et la durée du travail. Elle leur dit que le bassin est étroit, leur annonce qu’il va falloir utiliser une ventouse. A peine le temps pour le jeune couple d’échanger un regard, un peu inquiet, et on met déjà en place le matériel tandis qu’ils essayent de ne pas penser à des termes scientifiques vaguement inquiétants dont ils avaient bien espéré qu’ils resteraient pour eux cantonnés aux livres de préparation à l’accouchement – genre pinces, forceps, et ventouse, donc.

Lise a beau être dure au mal, elle commence réellement à souffrir, là. David essaye de la réconforter comme il peut, et de ne pas trop regarder vers les accoucheuses (elles sont deux, maintenant) à qui il trouve un air assez soucieux. Il ne peut tout de même s’empêcher de se retourner lorsqu’il entend un bruit métallique, comme si l’un des instruments était tombé à terre, mais reporte vite toute son attention sur Lise qui hurle et pleure à présent. Ça se bouscule, il entend bien les efforts des professionnelles qui ont l’air de lutter contre le ventre de sa femme, puis tout se passe très vite : le bébé est là, il entend son premier cri, c’est une fille, et on l’emmène laver et habiller sa petite Zoé tout en annonçant à Lise que son périnée s’est déchiré et qu’il va falloir recoudre. Lise est tellement hagarde qu’elle ne répond rien et laisse officier une troisième dame, qui lui donne quelques explications sur cette déchirure, sur ce qu’elle est en train de faire et les soins qu’il faudra apporter à la plaie recousue, dans les jours qui viennent.

Pendant ce temps, David procède aux premiers soins du bébé, guidé par une sage-femme, et remarque une petite plaie au front de sa fille. La sage-femme lui indique qu’elle s’est produite lors de l’usage de la ventouse, mais qu’il n’y a là rien de grave. Le père tout neuf et Zoé peuvent donc aller attendre Lise dans sa chambre.

Le séjour à la maternité se déroule plutôt agréablement pour Lise, qui fait connaissance avec sa fille et met en pratique tous les conseils de maternage donnés lors des leçons de préparation à la naissance, mais aussi par Sybille. Zoé pleure beaucoup, surtout quand elle tente de la coucher dans son berceau. Alors elle l’endort en la tenant contre elle, la tête contre son cou, et la fillette s’apaise et s’endort deux petites heures. Les deux familles défilent pour rencontrer l’enfant, David passe l’essentiel des journées auprès d’elle. La venue au monde mouvementée de Zoé et la douleur sont déjà presque oubliées.

De retour chez eux, la vie à trois se met en place autour de ce bébé dont tous les proches évoquent en souriant le côté déjà capricieux : elle ne veut jamais rester couchée, exige de dormir dans les bras de l’un ou l’autre de ses parents, pleure beaucoup, “on dirait Lise à l’époque” dit même souvent sa grand-mère maternelle, “il ne faut pas la laisser tout diriger, il faut la coucher et la laisser pleurer, sinon vous ne vous en sortirez jamais” ! Oui mais voilà, Lise est incapable de laisser pleurer sa fille, et David encore moins. Ils préfèrent encore être esclaves de cette petite créature exigeante plutôt que la laisser hurler seule dans sa chambre, ce qui au demeurant les empêcherait tout autant de dormir. Autant accepter de la laisser dormir dans leurs bras, il sera bien temps plus tard de faire changer les choses. Et quand ils sont trop épuisés, ils confient Zoé à Sybille pour deux ou trois heures : la jeune tante, qui passe les voir chaque jour, ne demande pas mieux que leur rendre service.

Leur bonheur tranquille est de courte durée. Deux semaines et demie après la sortie de la maternité, Zoé se met à vomir fréquemment de façon inexplicable, tandis que ses pleurs cessent brusquement. Elle ne réagit plus aux sollicitations, semble se refermer sur elle-même. Au deuxième jour, à la suite d’une énième crise de vomissements, Lise et David décident de l’emmener aux urgences, où on leur annoncera rapidement son transfert vers l’hôpital de GrandeVille.

***

Ça ne fait que deux semaines que je suis juge des enfants, et ça ne se passe pas trop mal. Je ne peux même pas prétendre avoir eu à gérer d’audiences particulièrement difficiles pour l’instant. Je m’installe donc tranquillement dans ces nouvelles fonctions. Un matin, mon substitut des mineurs débarque dans mon bureau, une nouvelle requête en assistance éducative en mains.

“Je te l’apporte tout de suite pour ne pas que ça traîne. J’ai été saisi par l’hôpital de GrandeVille à propos d’un nouveau-né qu’ils viennent de récupérer à même pas un mois. Ils pensent qu’elle a été secouée. J’ouvre une info chez Stéphanie aujourd’hui en violences volontaires aggravées, on verra si on doit faire évoluer la qualification plus tard, s’il y a des séquelles permanentes ou autre chose.

– Tu as pris une OPP pour la petite ?

– Non, et à mon avis tu as le temps d’audiencer normalement, parce qu’elle est dans un sale état. Pour tout te dire, d’après le médecin que j’ai eu au téléphone, elle ne va pas forcément t’occuper bien longtemps, ils craignent qu’elle ne survive pas. Ou mal, avec de grosses séquelles, quoi.”

Je jette un œil aux quelques éléments joints à la requête, qui comprennent notamment un premier certificat médical éloquent :

“Enfant né à terme par voie basse, extraction assistée par une ventouse. Période néonatale sans incident, bonne prise de poids, sortie à J5, allaitement mixte 7 fois par jour. Trois semaines après sa sortie, les parents se présentent aux urgences en raison de vomissements persistants pendant deux jours et d’une modification de l’attitude générale de l’enfant depuis quatre jours : la fillette est habituellement très nerveuse et sujette à des pleurs fréquents mais se montre désormais apathique. Lors de son admission, le tableau clinique correspond à une symptomatologie d’hypertension intra-crânienne. La fontanelle est bombée. L’état de conscience de l’enfant est perturbé, le contact oculaire très fugitif. Au scanner, on note une augmentation des espaces péri-cérébraux, de multiples hémorragies sous-durales et sous-corticales frontales à droite et à gauche. Une hémorragie rétinienne diffuse est visible à droite au fond d’oeil. Admise en service de neurochirurgie, Zoé s’est vu poser une dérivation sous-durale externe avant d’être transférée en réanimation pédiatrique. Cette dérivation externe sera maintenue jusqu’à éclaircissement et fluidification du liquide céphalo-rachidien, ce qui permettra de procéder à une deuxième intervention neurochirurgicale pour mettre en place une dérivation sous-duro-péritonéale.L’importance des lésions constatées laisse prévoir qu’un sevrage définitif de ce mécanisme de dérivation ne pourra pas être envisagé, le risque d’hydrocéphalie séquellaire étant considérable. Le pronostic à long terme est difficile à établir à ce jour, dans la mesure où des séquelles neurologiques sévères sont très probables.

L’association de l’ensemble des lésions constatées nous fait suspecter un mécanisme physiopathologique comparable à celui qui peut être relevé chez les enfants victimes de secouements.”

Tout cela ne sent effectivement pas très bon. Je convoque aussitôt les parents, dans le délai normal de dix jours, en dispensant le bébé de comparaître au vu de son état de santé.

Quelques jours plus tard, coup de théâtre, par le biais de mon parquetier : Zoé est sortante dans les 48 heures. Il faut la placer immédiatement pour empêcher, eh bien, son retour dans le milieu où elle a manifestement subi des secousses, tout simplement.

“Mais tu ne m’avais pas dit qu’elle était dans un état tel qu’elle risquait d’être hospitalisée pendant des semaines, voire des mois ?

– Je ne me l’explique pas plus que toi, et je ne suis pas sûr que les médecins se l’expliquent davantage. Toujours est-il que la petite va mieux, que le système qu’ils ont mis en place a bien fonctionné, même mieux que ce qu’ils espéraient, et qu’ils n’ont pas de raison de ne pas la laisser repartir avec ses parents demain si tu ne la places pas.”

Bon. Deux pages d’écriture et un fax plus tard, Zoé est placée par mes soins auprès de l’Aide sociale à l’enfance, qui a la tâche délicate d’annoncer aux parents que leur petite fille ne va pas rentrer à la maison avec eux. Heureusement, l’audience est imminente, ce qui va au moins me permettre de ne pas les laisser trop longtemps dans l’incertitude.

***

Je déteste déjà cette audience, notamment parce que ma décision est, sauf nouvel élément majeur dont je n’aurais pas été informée, déjà prise : comment envisager de remettre à ses parents cette fillette qu’ils ont, ou que l’un d’entre eux a, probablement secouée ?

Lise et David se présentent dans mon bureau plus inquiets que vindicatifs. Ils ont manifestement beaucoup pleuré au cours des derniers jours, et pleurent encore, en s’en excusant. Les quatre grands-parents de Zoé, la tante Sybille et le frère de David sont venus les soutenir et les attendent en salle d’attente.

Je leur explique dans quelles conditions j’ai été saisie de la situation de leur fille, en mentionnant tous les éléments médicaux, l’ouverture d’information judiciaire par le Parquet, les suspicions de secouement. La représentante de l’ASE m’informe que l’état général de Zoé s’est considérablement amélioré au cours des derniers jours, son pronostic vital n’étant plus engagé. Mieux : on lui a retiré la dérivation externe, sans que la pose de dérivation interne ne soit finalement jugée nécessaire.

Quand je donne la parole aux parents, ils reconnaissent évidemment les problèmes de santé de leur fille qu’ils ont eux-mêmes signalés, après tout, me disent leur conviction qu’ils trouvent leur origine dans les circonstances mouvementées de sa naissance. Ils ne s’indignent pas lorsque j’évoque le syndrome du bébé secoué, m’expliquant qu’on leur en a parlé, à GrandeVille, que certains n’ont pas spécialement pris de gants pour leur dire en face qu’ils avaient maltraité leur enfant. Ils contestent bien sûr avoir jamais brutalisé Zoé, mais comprennent l’enquête, l’ouverture d’info, ma saisine. Je leur annonce donc, aussi clairement et rapidement que possible, que Zoé va rester placée tant que l’origine des lésions constatées par les médecins n’aura pas été établie. Ils pleurent de nouveau, et c’est normal, mais ne me posent qu’une seule question :

“Ça veut dire que vous aussi, Mme le juge, vous pensez que nous avons fait du mal à notre fille, volontairement ?..

– Je ne sais pas si vous lui avez fait du mal, mais je ne peux pas être certaine aujourd’hui que vous ne lui en avez pas fait. Et tant que je n’aurai pas davantage d’informations, je ne peux pas prendre le risque de la laisser seule avec vous.”

Ils baissent la tête, disent qu’ils comprennent. Moi qui m’étais toujours figuré qu’une annonce de placement d’un enfant, surtout lorsqu’il est aussi jeune, rendait nécessairement les parents fous furieux de douleur … Leur avocat fait des bonds sur son siège, affirme qu’il n’y a pas assez d’éléments dans le dossier pour ordonner un placement. Pas eux.

Maintenant que le pire est passé, je dois discuter avec eux des modalités de rencontre avec leur enfant pour les quatre mois à venir, puisque telle sera la durée initiale de ce placement. Ils sursautent presque lorsque je leur parle de rencontres, s’étant probablement déjà imaginé que je leur interdirais de voir Zoé jusqu’à la prochaine audience.

A ce stade, j’estime que je ne peux pas laisser Zoé avec ses parents hors la présence d’un tiers, les risques de mauvais traitements ne pouvant être écartés. Je ne peux pas non plus éjecter complètement ces parents de la vie de leur fille, qui est en train de construire ses liens d’attachement avec eux et a besoin de les voir le plus fréquemment possible – et d’autant plus s’ils ne l’ont jamais maltraitée. Mais par ailleurs, mon service de placement ne peut pas prendre en charge des visites quotidiennes de plusieurs heures, pour d’évidentes questions de moyens …

Comme je la sais présente en salle d’attente, je vais chercher la sœur de Lise et l’entends séparément, lui expliquant que je souhaiterais que sa nièce bénéficie des plus larges temps de rencontre avec ses parents et que je pourrais envisager, après évaluation de l’ASE des conditions d’accueil chez elle (que j’imagine globalement favorables, eu égard à sa profession), que ces visites se déroulent à son domicile et sous sa responsabilité. Sybille accepte immédiatement, me jure qu’il n’y aura aucun problème, qu’elle ne les laissera jamais seuls avec Zoé et qu’elle pourra assurer ces accueils aussi longtemps qu’il le faudra, dans l’intérêt de sa nièce et de sa sœur. Je lui indique également qu’à mes yeux, il existe une possibilité, certes faible, qu’elle soit elle-même responsable des lésions relevées chez Zoé puisqu’elle la rencontrait quotidiennement et la prenait régulièrement seule en charge. Elle sursaute, mais ne flanche pas. Elle me répète que Zoé ne rencontrera jamais de difficultés chez elle, elle s’y engage.

Je rappelle tout le monde dans mon bureau, leur explique l’orientation que je souhaite prendre en termes de droits de visite parentaux. Je demande à l’ASE d’évaluer sous deux semaines les conditions d’accueil de Zoé au domicile de sa tante et de mettre en œuvre, dans l’intervalle, trois rencontres hebdomadaires intégralement médiatisées entre Zoé et ses parents1 .

J’informe le Parquet et ma collègue juge d’instruction de ma décision. Celle-ci m’apprend qu’elle a d’ores et déjà désigné un expert aux fins de déterminer l’origine des lésions observées chez l’enfant et qu’elle attend son rapport sous deux mois.

Je reçois dans la semaine l’évaluation favorable de l’ASE concernant d’éventuels accueils de Zoé chez sa tante, sur des fins de semaine : Sybille est en effet mère de trois jeunes enfants elle-même, et il paraît difficile pour elle d’assurer un accueil à temps plein de sa nièce en-dehors des week-ends. Mais si on lui fait confiance, elle veut bien s’en charger chaque week-end, sans difficulté.

Je décide donc par ordonnance2 d’accorder à Lise et David un droit de visite chaque week-end au domicile de Sybille, sous la surveillance constante et la responsabilité de celle-ci. Ce n’est pas entièrement dépourvu de risque, mais cela me paraît constituer la moins mauvaise solution pour parvenir à un équilibre entre la protection de l’enfant et son droit à une vie familiale la plus normale possible. Les visites en semaine seront réduites à deux, rythme supportable pour l’ASE.

Avant même que ma décision ne soit notifiée aux parents, je reçois la première lettre de Lise, qui ne cessera pas de m’écrire tout au long du placement de sa fille. Rien d’agressif, vraiment : elle m’explique qu’elle comprend ma décision, qu’elle ne m’en veut absolument pas parce qu’elle sait que je n’avais pas le choix, qu’elle espère que le cauchemar prendra fin le plus vite possible, et qu’en attendant, elle ne sait pas trop à qui d’autre elle pourrait se confier, tous ses proches étant particulièrement abattus par les événements, David le premier. Elle me dit sa hâte de revoir sa fille qui est maintenant sortie de l’hôpital et installée chez une assistante familiale qu’elle trouve “vraiment très bien, une dame qui s’en occupe parfaitement et est très gentille avec moi, qui ne m’agresse pas comme si c’était moi qui avais fait du mal à Zoé, qui me donne tous les jours de ses nouvelles au téléphone”. Elle s’excuse enfin du dérangement qu’elle me cause, et me dit de ne surtout pas hésiter à lui dire d’arrêter de m’écrire si ça m’ennuie, mais que dans le cas contraire, ça lui ferait du bien de pouvoir continuer.

Et elle continuera pendant quatre mois : une à deux lettres par semaine, qui me tiendront au courant de l’évolution de Zoé, du bonheur de la voir régulièrement, d’être rassurés sur son état de santé qui s’améliore de jour en jour pour rapidement devenir parfaitement normal. Lise m’envoie des photos, m’informe de l’organisation de l’examen dans le cadre de l’expertise, de son audition par les services de police. Chaque courrier se conclut de façon identique ou presque : elle espère ne pas m’avoir dérangée avec tout ça, mais elle est tellement contente d’évoquer sa fille avec quelqu’un qui la connaît bien et qui se préoccupe d’elle …

Non, ça ne me dérange pas. Je trouve intéressant au contraire d’avoir très régulièrement des informations sur l’évolution de Zoé par quelqu’un d’autre que l’ASE, même si la démarche de Lise m’a au départ intriguée : se confier de préférence à la personne responsable de la mise entre parenthèses de votre vie familiale, c’est plutôt curieux, non ?

Deux mois et demi après mon audience, le rapport d’expertise parvient au cabinet d’instruction, qui confirme l’existence de lésions compatibles avec des secouements du bébé. A peine en ai-je été informée par le Parquet que me parvient une nouvelle lettre de Lise : abattement, tristesse, déception, appréhension à l’idée de ne pas pouvoir reprendre Zoé auprès d’elle à l’issue de la prochaine audience, peur d’une éventuelle mise en examen et de conséquences pénales alors qu’ils sont innocents … Je peux comprendre.

J’apprends à l’occasion d’une discussion informelle avec mon substitut et la juge d’instruction que cette dernière a l’intention de désigner deux autres experts dans le cadre de l’information judiciaire qui concerne Zoé. Elle souhaite en effet obtenir davantage d’éléments concernant les éventuelles séquelles de l’accouchement mouvementé sur l’état de santé de la fillette, eu égard aux éléments donnés par les parents lors de leur audition. Le premier expert n’a quasiment pas évoqué la question. Mais les experts nouvellement désignés sont parisiens, débordés, et le délai de remise du rapport risque d’être long, elle s’y attend …

Les délais d’instruction peuvent bien être longs, mais en ce qui me concerne, le placement de Zoé arrive bientôt à échéance. Toutes mes évaluations concernant les visites chez la tante, le travail éducatif, l’attachement parents-enfant sont positives, voire très positives. Aucun élément de danger hormis les risques de nouvelles maltraitances. A supposer qu’il y ait eu maltraitance, bien entendu. Ce qui ne pourra être établi avec certitude avant plusieurs mois, au moins.

Lise et David sont bizarrement bien plus tendus en se présentant à cette audience qu’ils ne l’étaient lors de notre première rencontre. Moi aussi d’ailleurs : pas question de décision pliée d’avance ce jour-là. Le service de placement ne peut que me rappeler ce qui figurait déjà dans ses rapports : les parents ont toujours parfaitement coopéré avec eux, n’ont jamais tenté de contourner les limites que j’avais fixées, leur profond attachement à leur fille est indéniable. Je le vois moi-même au demeurant, puisque je découvre Zoé lors de cette audience : un beau bébé souriant qui gazouille dans les bras de sa mère, sans autre anomalie que deux minuscules cicatrices sur le crâne, et des parents qui la regardent comme la huitième merveille du monde. Mais une merveille fragile : ils ont visiblement peur de l’abîmer ou de la casser. Le service me dit à ce propos que c’est une attitude qui a été observée lors de chacune de leurs rencontres avec Zoé : la peur de mal faire, de lui faire mal, de nombreuses demandes de conseils ou d’approbation alors que tous leurs gestes sont appropriés.

L’éducatrice est un peu mal à l’aise lorsque je lui demande la position de son service quant au maintien éventuel du placement : elle estime qu’il n’y a aucun élément de danger chez ces parents, hormis l’instruction en cours.

Lorsque je reprends la parole, je vois Lise et David retenir leur souffle. Je leur explique que je ne sais toujours pas à ce jour pourquoi leur fille s’est retrouvée à l’hôpital dans un état grave il y a quelques mois, et que si je voulais protéger ce bébé en jouant la sécurité à 100 %, je n’aurais pas d’autre moyen que de renouveler son placement. Mais aussi que je ne suis pas chargée que de sa sécurité physique par rapport aux faits qui font l’objet de l’instruction, mais aussi de son intérêt en général, ce qui comprend le droit de cette enfant à vivre une vie familiale normale. Que c’est pour cela que je vais mettre fin à son placement dès aujourd’hui, et la leur remettre avec tous avertissements d’usage concernant son évolution et, bien sûr, la nécessité de la préserver de tout événement susceptible d’entraîner une nouvelle dégradation de son état de santé. J’indique que je vais ordonner au bénéfice de Zoé une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert afin d’accompagner ce retour à domicile et de veiller à sa bonne évolution, et juste au moment où je pensais que Lise et David ne m’écoutaient déjà plus à force de s’étreindre en pleurant, elle relève la tête et me dit “vous savez, on vous aurait demandé l’aide d’un éducateur de toute façon si vous ne l’aviez pas ordonnée. On a tellement peur de mal faire avec elle … Même si on la voyait tous les week-ends, on ne vivait pas ensemble, et je crois que ça va être un peu difficile de se retrouver tout seuls, tous les trois, ce soir …”.

Huit mois d’AEMO plus tard, je revois Lise, David et Zoé, qui circule à quatre pattes dans mon bureau en poussant des cris joyeux. Lise a continué de m’envoyer quelques courriers, “pour donner des nouvelles et montrer que ça va bien”, de façon plus espacée qu’auparavant. Ils appréhendent encore l’issue de l’instruction, toujours pas achevée, mais ce souci est bien secondaire. Ils se préoccupent surtout de bien s’occuper de Zoé, de s’acquitter régulièrement de son suivi médical et de rattraper le temps perdu pendant les quatre mois de placement. Le service éducatif estime qu’il n’y a plus lieu d’intervenir dans cette famille, que l’enfant grandit bien et que les parents n’ont plus besoin d’aucune aide, mais simplement d’être rassurés sur le fait “qu’ils fassent tout bien” et sont d’ailleurs un peu inquiets à l’idée de la mainlevée de la mesure éducative qui est préconisée.

Un an après les avoir rencontrés, je mets fin à tout suivi éducatif pour Zoé. Je ne sais toujours pas ce qu’elle a subi au cours de son premier mois de vie, mais je suis à peu près convaincue qu’elle n’a rien à craindre auprès de ses parents. Je serais très étonnée aussi qu’ils soient renvoyés devant le Tribunal correctionnel en fin d’information judiciaire : d’une part parce que le second rapport d’expertise a été moins affirmatif sur l’existence du syndrome de bébé secoué, d’autre part parce que même en jugeant avérés les secouements, je ne suis pas certaine que l’on puisse en déterminer l’auteur avec certitude.

A ne jamais te revoir donc, Zoé, et une belle vie à toi.

 

  1. C’est à dire en présence d’un tiers, éducateur ou travailleuse familiale. []
  2. Autrement dit, sans organiser de nouvelle audience. []

49 Commentaires

  1. hilbert
    C'est horrible pour nous aussi.
    Sans avoir fait subir quoique ce soit à notre fils celui ci a ete placé des sa naissance.
    Sans comprendre nous subissons le manque et l'injustice.
    Nous sommes tristes et notre bébé qui a besoin de notre Amour aussi.
    Aidez nous
    Merci
    SoS
  2. diot
    Bonsoir,

    Je viens de lire ce récit et je suis tout à fait émue car je traverse la même chose en ce moment. Avec mon conjoint on est accusé d'avoir secoué notre fils de 2 mois. Il est placé en pouponnière depuis 2 mois et l'affaire n'avance pas c'est horrible.
  3. Tiger
    Je ne découvre votre blog que maintenant (mais qu'est ce que je foutais?!). Vos récits sont magnifiques et il m'est impossible d'en décrocher; d'ailleurs je ne crois pas avoir autant pleuré depuis la mort de la maman de Bambi.

    Je n'aurai qu'un mot: merci.
  4. tof
    Ce blog va bientôt pouvoir titrer "tweeter m'a tuer", et c'est bien dommage, car il vaut bien mieux que toutes ces %§#!! de réseaux soi-disant sociaux. 7 articles en attente ?? C'est encore plus cruel de nous le faire savoir...

    signé un fervent lecteur qui s'étiole

Fin des commentaires


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