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Aziz peut-il être libre ?

Ils ne se connaissent pas, mais vont se rencontrer ce jour-là  d’autant plus vite et facilement qu’ils ont le même âge, la trentaine, vivent tous les deux dans la précarité la plus extrême, sans travail ni domicile fixe, dormant dans la rue ou les foyers quand ça peut, et passant leur journée dehors, soit à  ne rien faire, seuls ou en compagnie de gens qui leur ressemblent, soit à  rechercher n’importe quoi qui puisse se convertir en nourriture, soit à  boire car ils ont ce point commun aussi qu’ils boivent, dès que possible, un peu pour le froid, un peu pour oublier, comme on dit, un peu juste pour boire.

Lui c’est Aziz, elle c’est Léa, ils ne s’étaient jamais vus, mais ce matin-là , au Parc Mitterrand1, c’est elle qui vient vers lui et l’aborde, a priori, leur version est commune pour cet épisode et tout le début de la journée, parce qu’Aziz dispose à  la fois d’une petite bouteille d’alcool, une des ces saloperies de mélanges déjà  faits qu’on vend dans les stations-service, tellement frelatée qu’en boire trop fait des trous dans l’estomac, mais peu importe ; et qu’il gesticule, tout seul comme un con, assis dans l’herbe pourtant mouillée du parc, en brandissant la dernière arnaque de la Française des Jeux, un ticket de Cash, qui vaut cinq euros à  l’achat mais comme chacun sait peut rapporter bien plus au grattage, en l’occurrence le miracle du jour pour Aziz, puisque cinquante euros : il est joyeux et déjà  un peu ivre, et dans les deux cas ça se voit et ça s’entend.

Et c’est comme ça que tout va basculer.

Je ne sais pas si c’est dû à  leur relativement jeune âge, ou à  de solides complexions, mais Aziz et Léa ont aussi en commun qu’ils sont relativement beaux : elle est une jolie blonde bien faite, lui est un bel arabe au visage taillé à  la serpe et fendu d’un grand sourire aux dents parfaites, grand et mince : aucun des deux n’a de marques apparentes ni de ses conditions de vie à  la dure, ni de son alcoolisme Léa a tout de même le visage un peu plus marqué, mais à  peine. Ils sont tous les deux sales, et leurs vêtements, eux, sont minables, mais ça fait bien longtemps qu’ils se moquent totalement de ces attributs sociaux-là.

Léa aborde donc Aziz, sans aucune arrière-pensée dira-t-elle, juste parce qu’il est joyeux et a l’air sympa, et parce qu’elle est seule dans le matin naissant elle a un copain, mais elle s’est disputée avec lui deux jours plus tôt, et n’a pas refichu un pied depuis au squat’ où le couple avait trouvé refuge auparavant.

Ils discutent un peu, et Aziz, Grand Seigneur, décide que c’est un peu la fête, il a des sous tombés du ciel, et Léa est sympa : ils vont passer un bon bout de la journée ensemble.

Ils vont dans un café-tabac, convertir le précieux bout de carton, dérobé par Aziz la veille “à  l’arrache” à  un type qui venait de l’acheter, dans un autre bistrot, en espèces, se font servir deux petits verres, ou quatre, ou bien même six, en tout cas du rouge, et du pas cher ; puis ils se rendent ensemble dans une salle de sport où Aziz a ses habitudes, quand il peut et que l’envie lui prend, dans laquelle le gardien, à  l’entrée, laisse souvent les gens comme eux prendre une douche, le brave homme, en réclamant seulement deux euros en échange à  ces plus pauvres que lui.

Aziz explique à  Léa comment aller sous la douche avec ses affaires dans un sachet plastique, on n’est jamais trop prudent et il y a plus de clochards dans ces sanitaires que de sportifs, et ils y vont chacun de leur côté, et ça leur prend une bonne demi-heure2 . Ils rigolent en sortant, tant ils se sentent bien et sentent bon, et tant leurs visages se sont éclaircis, au sens propre, et les cheveux de Léa (Aziz les porte très ras) démêlés, prime de beauté supplémentaire à la propreté.

Ils se baladent ensuite dans Lille, bavardant sans cesse, et regardant les magasins dans lesquels ils ne sont pas rentrés depuis des années, dans la vie d’avant, pour Léa, qui a connu autre chose mais a fui, un mari alcoolo et violent et un boulot de caissière qui lui a fait jurer qu’elle ne travaillerait plus ; ou même jamais rentrés du tout, pour Aziz, qui est arrivé clandestinement en France autour de ses seize ans, et y vit depuis sans papiers, s’étant fait interpeller vingt fois, ayant donné toutes sortes d’identité, et ayant même parfois fait de courts séjours en prison, sans un instant avoir jamais songé à  repartir, ou à  ne pas revenir lorsqu’on a tenté de le virer sa famille, dont il ignore tout aujourd’hui, crevait la dalle au pays, il est parti parce qu’il était battu, à  l’origine, et bien sûr aussi pour le Rêve Américain Français, un travail et la liberté, très répandu chez les gamins de son bled, et un peu plus encore chez les nombreux passeurs, à  peine plus âgés.

Ils sont à  la rue, depuis, avec au début des espoirs d’autre chose, une autre vie, meilleure, puis de moins en moins, et une vision aujourd’hui de leur avenir qui ne dépasse pas souvent l’espoir d’avoir à  manger pour le prochain repas.

Ils ont faim, justement, et Aziz connaît le meilleur kébab du coin : ils s’y rendent, tu parles, et s’avalent de pantagruéliques américains gavés de  viande, de frites et de sauce Samouraï, qu’ils mangent assis à  la minuscule terrasse de l’endroit, car le soleil a lui aussi décidé qu’aujourd’hui, c’est la fête des Oubliés  – et à Lille, ça se prend…

Ils glandouillent encore, repus, toute l’après-midi, dans les rues, un bar pour y finir les sous, et dehors à  nouveau.

Le jour commence à  baisser, et Aziz connaît un squat’ à  Lille-Sud3, dans lequel dit-il il a plus ou moins établi ses quartiers, et où il a dormi récemment : est-ce que ça dirait à  Léa d’aller le voir, comme ça, pour avoir un but ?

Léa accepte elle dira qu’il avait l’air sympa, qu’ils avaient passé ensemble une bonne journée sans qu’il n’y ait jamais eu la moindre ambiguïté, elle dira même qu’à  ce stade elle l’avait averti de l’existence de son copain, même si aussi de leur brouille : elle ne pense pas à  mal ; et, comme je vous raconte cette histoire sans entretenir stupidement un faux suspense, lui confirmera plus tard que si, évidemment : lorsqu’il l’invite à  ce moment-là  “chez lui”, bien sûr qu’il a une idée derrière la tête et pas que derrière, et pas que la tête.

Donc, ils y vont ; pour ce faire, ils prennent tous deux le métro lillois, sans avoir conscience alors qu’ils y seront filmés par des caméras de surveillance, et qu’au futur dossier de l’instruction, nous disposerons de quarante secondes d’images en noir et blanc montrant un couple, attendant une rame sur le quai En se donnant la main.

Ils arrivent donc dans l’immeuble à  moitié en ruine où Aziz a posé un vague matelas et deux trois bricoles, tout au fond d’une sorte de vaste “réserve” d’un ancien magasin ; il fait noir dehors, désormais, et aucun témoin ne les remarquera spécialement.

Et à  partir de là , vous l’avez évidemment déjà  compris, les versions vont désormais totalement diverger.

Pour Léa, Aziz essaye de l’embrasser, elle refuse, il change de visage, devient méchant, la maintient, la déshabille de force et la viole, vaginalement puis analement, ayant seulement accepté de mettre un préservatif à  sa demande à  elle ; il va jusqu’à  l’éjaculation, et la laisse se rhabiller et partir, ce qu’elle fait, en larmes.

Elle repart en métro jusqu’à  son quartier habituel à  elle – en fait, celui de son foyer du moment, et téléphone à la police depuis la première cabine téléphonique pour raconter ce qui vient de lui arriver les policiers, qui viennent aussitôt l’y chercher, constateront qu’elle se trouve en état de choc.

Pour Aziz, dans sa dernière version, constante depuis, il essaye bien de l’embrasser, elle refuse dans un premier temps, puis finit par se laisser aller : ils ont les relations sexuelles précédemment décrites, mais selon lui totalement consenties, puis elle repart, point final.

A sa décharge, les policiers le retrouveront finalement sans grande difficulté, un mois très exactement plus tard, non pas au même endroit, mais dans le métro, une photographie, un peu floue mais suffisante, apparemment, ayant été extraite de la vidéosurveillance du jour des faits, et Aziz étant depuis recherché sur cette base – sagacité du policier qui ce jour-là le contrôle car il est sans titre de transport…

Or on peut penser que s’il avait un mois plus tôt commis un viol, en laissant repartir sa victime et pas mal d’indices derrière lui, on y reviendra, étant au surplus sans attaches connues à Lille ou ailleurs, il aurait pu, dans le doute quant à une plainte éventuelle, quitter le coin, et n’aurait pas forcément attendu qu’on le repère…

A sa charge, en revanche, et vous aurez remarqué que j’ai parlé de “dernière version” ci-dessus, Aziz, dans ses premières explications, va affirmer mordicus qu’il n’a eu strictement aucune relation sexuelle avec Léa, qui inventerait donc tout, sauf la journée passée ensemble, selon lui clôturée par son départ après visite du squat, après seulement un unique baiser, et rien d’autre : ça n’est que lors d’une seconde audition, et lorsqu’on lui indiquera, sans précision encore, que des examens gynécologiques et prélèvements génitaux ont été effectués sur Léa et “vont parler”, et donc sûrement permettre de l’identifier formellement, qu’il reconnaîtra la relation, mais affirmera qu’elle était consentie il indiquera avoir menti initialement par peur, tout simplement, ayant eu le réflexe de tout nier face à  de telles accusations.

Je veux être tout à  fait complet sur les données de cette triste histoire4 : à ce stade, celui de son arrestation, on est d’autant plus confiant sur sa future identification par les analyses ADN précitées, après exploitation toujours en cours, que l’on a retrouvé, dans le corps de Léa, non pas seulement ce qui est manifestement du sperme (“liquide blanchâtre”), mais… Un préservatif complet, qui y avait été abandonné, apparemment à  l’insu des deux protagonistes.

Léa sera examinée par une psychologue, qui conclura d’une part, à  l’existence d’un syndrome post-traumatique, dont elle aura toutefois l’honnêteté de dire qu’au terme d’un si rapide examen, elle ne peut pas clairement faire la part entre ce qu’elle constate de douleur qui serait due à  toute la vie antérieure de Léa, ou aux faits allégués ; et d’autre part, à  sa crédibilité mais je n’ai que très rarement, pour ne pas dire jamais, lu un rapport d’expertise psychologique de garde à  vue concluant à  la non-crédibilité de la victime.

La garde à  vue permettra, enfin, d’établir un autre fait parallèle, qui sera confirmé ultérieurement par l’instruction : Aziz est sujet à  des troubles de la personnalité, suffisamment graves, parfois, pour qu’il ait été hospitalisé d’office à  deux reprises en psychiatrie, pour de courtes durées, la dernière à  sa demande, par le passé, et que, dans le cadre de l’une des procédures relatives à  son séjour irrégulier en France précédemment diligentées contre lui sous d’autres identités, on l’ait même, une fois, reconnu pénalement irresponsable.

Apparemment, dans ces moments de crise, il n’est pas plus violent ou agressif qu’autrement, mais il entend des voix, et perd le fil de la réalité pour vivre, quelques temps, dans un autre espace.

Il va d’ailleurs survenir, dans le cadre de la procédure de garde à vue, un débat sur sa capacité pénale à  y rester, et a fortiori à  faire l’objet d’une première comparution et d’une mise en examen : un premier expert psychiatre va l’examiner en garde à  vue, et conclure, non pas qu’il est irresponsable et que son état nécessite un placement d’office, mais que “la question pourra être posée”, ce qui ne veut rien dire ; mais un second, “contre-expert” donc, dont le parquet préférera l’avis, va déclarer au contraire que s’il décrit des troubles, effectivement, ceux-ci n’abolissent pas son discernement, comme d’ailleurs tout le déroulement de la journée le confirme, et qu’il est dès lors un justiciable comme un autre que l’on va donc amener au Palais, après deux jours de garde à  vue, pour sa mise en examen, la question de son incarcération provisoire étant, évidemment, posée.

C’est là  que je rencontre Aziz pour la première fois, en fin d’après-midi d’un jour de permanence particulièrement chargée, beau grand gars totalement désemparé, très volubile mais au ton doux, qui me jure qu’il n’a rien fait de mal, et m’exprime sa peur viscérale de la prison.

Et je dois faire mon métier, et lui expliquer, moi, son avocat, en essayant pour autant de l’apaiser, qu’effectivement, le parquet demande à  ce qu’il soit placé en détention provisoire, et qu’en l’état de ce qu’on a, et surtout de ce qu’on a pas, je vois mal comment on parviendra à  la lui éviter.

Je lui explique ce qu’est l’instruction, qu’il a de la chance car le magistrat en charge de son dossier, qu’il va rencontrer dans un instant, est un juge modéré et objectif, mais aussi que la détention provisoire, dans l’attente de l’enquête que ce juge va maintenant mener, obéit à  des critères légaux, et que si son juge est tout sauf un “Justicier Avant l’Heure”5, la situation d’Aziz pose évidemment problème : il a déjà  utilisé moult identités, et ne dispose ni de la moindre adresse, pas même à  l’étranger, ni d’un métier ni de revenus, et n’a en clair aucune garantie de représentation ; les faits dénoncés sont graves, et ont troublé l’ordre public, s’ils sont vrais ; il les nie, et le risque de pression sur la victime sera nécessairement évoqué ; de même que la question de sa potentielle dangerosité, non encore clairement écartée, avec le risque de réitération qu’elle engendre. Cerise sur ce gâteau indigeste : il est en situation irrégulière en France, et le remettre en liberté serait en somme le replacer en situation d’illégalité.

En bref, je lui explique que, pour ce soir, c’est plié, et qu’il va découvrir inéluctablement dans quelques heures la douceur de l’accueil d’une Maison d’Arrêt moderne et conviviale du Nord de la France, sans que je n’y puisse rien.

Et lui me donne l’impression de comprendre, mais en même temps me répète constamment qu’il est innocent, d’une part, et que de l’autre il n’est pas bien dans sa tête, qu’il a besoin d’aide.

Et je soupire, et je lui prends les mains pour le réconforter, et je lui promets aide et assistance pour toute la procédure, et je plante mes putain d’yeux clairs dans ses yeux sombres et mouillés pour lui redire qu’aujourd’hui nous n’y pouvons rien, qu’il faut accepter, qu’il va se reposer et se faire aider, même “là -bas”, qu’on va se battre ensemble par la suite, que…

Mais en même temps, une fois de plus, j’ai le cœur blessé, et un découragement profond, et un sentiment de malaise qui ne m’a pas quitté depuis à  chaque fois que je pense à  Aziz ; parce que…

Parce que je suis un avocat raisonnable, qui sait bien que le juge n’a pas d’autre choix que de le placer en détention, dans le contexte ; mais que, bordel de merde, il se peut bien, il se peut tout à  fait, que j’aie dans mes mains à  cet instant celles, tremblantes, d’un innocent, un vrai, un gars qui n’aurait rien fait d’autre que de rencontrer une jolie fille et de finir par coucher avec elle.

Parce que, comme si souvent puisque c’est mon métier, je me mets à  la place d’Aziz, et je me demande, si c’était moi et qu’effectivement je n’avais rien fait, et étais seul, loin des miens, sans rien, quelle réaction autre j’aurais pu avoir, ce que j’aurais dit de plus ou de moins à  sa place et face à  de telles accusations, comment je me serais défendu, avec ses moyens et ses peurs – à  lui.

Et que la réponse est évidente : pareil, plus que probablement.

Oh, je sais : il est présumé innocent, et, au vu du dossier, on ne peut pas dire que cette présomption d’innocence soit formellement renversée, on peut juste avoir des doutes.

Oui, mais ces doutes ne profitent-ils pas à  l’accusé, ne doit-on pas préférer cent criminels en liberté qu’un innocent en prison ? Si, mais un autre jour, celui du jugement, lointain, dans au moins deux ans ; là , il n’est pas accusé mais va être mis en examen ; il ne sera pas condamné, mais fera l’objet d’une mesure de sûreté, la pire de toutes parce que d’évidence les autres ne suffiraient pas, la détention provisoire, la mesure de sûreté dont on meurt, en France, par dizaines, chaque année.

Allez, je le crois totalement, il est innocent, Léa est dingue, ou s’en est voulu d’avoir accepté, ou je ne sais quoi d’autre dont on se fout, on n’est pas dans sa tête et le cas s’est déjà  souvent rencontré : à  ce stade, ai-je les moyens, avant de constater que je n’ai pas ceux de m’opposer à  son incarcération, de contester sa mise en examen, d’obtenir par exemple qu’il ne soit que témoin assisté ?

Non, sincèrement non : le juge d’instruction n’est pas un juge qui juge la personne, mais qui juge s’il existe un dossier. C’est en ce sens qu’à  la fin de l’instruction, il ne dira pas, dans son ordonnance de renvoi devant la Cour d’Assises, que le mis en examen est coupable, évidemment, mais dira seulement si des charges suffisantes existent contre lui pour que la question soit débattue devant une juridiction de jugement.

Et de la même façon, aujourd’hui, là , maintenant, la seule question qui se pose à  lui est figée par le texte précité : existe-t-il à  l’encontre d’Aziz “des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’il ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à  la commission des infractions dont le juge d’instruction est saisi” ?

Les accusations, immédiates et constantes, de la supposée victime, crédible et meurtrie ; les premières dénégations totales d’Aziz ; sa personnalité et son parcours, “à  la marge” ; et même, car pour une relation sexuelle consentie c’est un peu plus étonnant qu’en cas de viol brutal, l’abandon du préservatif dans le vagin de Léa : la réponse à  cette question est évidemment oui, ça n’est pas sérieusement discutable.

Si, ça l’est : Léa ment peut-être, et dans ce cas il n’y a plus rien.

Oui, c’est vrai, mais ça on ne le saura éventuellement que plus tard, avec les auditions, des protagonistes et de ceux qui les connaissent, avec les expertises psychologiques et psychiatriques, avec une confrontation, avec

Mais pas maintenant et c’est maintenant qu’il faut décider s’il existe des charges, et décider si en attendant toutes ces vérifications, on peut ou pas laisser Aziz dehors.

Même s’il est innocent.

Même si dans ce cas, son statut n’est plus celui d’un Réprouvé qui aurait commis un acte dégueulasse et lâche, mais qu’on plaindrait quand même par ailleurs (enfin, son avocat en tout cas ), mais celui d’un Réprouvé qu’on va injustement priver de liberté, en infligeant à  un homme ce qu’on peut lui faire de pire à  part le tuer : l’incarcérer par erreur.

J’interroge beaucoup Aziz sur tout ce qui pourrait m’aider, maintenant ou plus tard mais rien ne vient, pas d’ami déclaré, aucune famille pouvant être contactée, rien.

Et j’ai de plus en plus de mal à  le regarder, de plus en plus de mal à  ne pas lui dire la Vérité vraie : non seulement il perd sa liberté tout à  l’heure, mais encore je suis déjà  certain que l’instruction n’apportera pas grand-chose, et certain aussi que je n’arriverai pas, sauf miracle, genre la victime qui fond en larmes et s’excuse d’avoir menti, ce qui arrive peu, même lorsque c’est vrai, ou une éventuelle irresponsabilité pénale à  laquelle je ne crois pas, à  le faire remettre en liberté avant son jugement, ce qui veut dire qu’il part pour un an au minimum, sans doute plus, ce qui veut dire qu’il comparaîtra, dans un délai qui à  sa place me rendrait totalement fou si j’étais innocent, et peut-être même si j’étais coupable, couvert de chaînes et avec le teint blafard des détenus de longue date, sans que j’aie pu avancer concrètement et utilement sur les éléments de sa défense, autrement qu’en le connaissant un peu mieux.

Et que ce n’est que là , devant la Cour d’Assises, et dans ces conditions, alors notamment que comme si souvent je n’aurai jamais connu mon client autrement qu’enfermé comme un bâtard de chien oublié là  par les hommes, que nous pourrons, enfin, faire valoir le Doute, et peut-être obtenir son acquittement qui, et ça rend fou, ça aussi, là  maintenant, est presque de droit : il n’existe aucune preuve, objectivement, et même quelques éléments très à  décharge, comme cette scène singulière où un gentil couple semblant amoureux se donne la main.

On toque à  la porte du minuscule local dans lequel je m’entretiens avec Aziz depuis quarante minutes, au dixième étage du Palais de Justice, désert à  cette heure pour mieux me laisser me débattre tout seul avec ces désespoirs : c’est l’escorte qui, à  la demande du juge, me demande si on “peut y aller“.

Je regarde Aziz, qui me remercie gentiment, de quoi mon dieu… Oui, on peut y aller.

Je sors, je vais voir le magistrat ; il a l’air fatigué, et un peu triste lui aussi. Je lui confirme d’un ton accablé qu’Aziz ne fera aucune déclaration aujourd’hui, “pas la peine” ; nous échangeons un regard, il me dit “oui, je comprends Je vais essayer d’aller vite, dans ce dossier “ Tout est dit, nous nous comprenons parfaitement, et je suppose que ses affres à  lui sont en large partie les miennes.

L’interrogatoire de première comparution a lieu, et mes uniques et brillantes observations, sur la mise en examen, sont les suivantes, sans aucun défi, mais parce que c’est la vérité : “Monsieur le juge, cet homme est peut-être innocent”. J’ai peut-être tort, j’ai même certainement tort, de me contenter de ça, de ne pas combattre, de ne pas essayer réellement – “on a toujours tort de renoncer”, me disait un vieil ami aujourd’hui disparu ; mais tant pis, c’est ainsi, je n’ai pas le courage de faire autrement ce jour-là , persuadé que ça ne sert à  rien, ce qui n’est pas grave, le pénaliste a l’habitude ; mais aussi, et c’est beaucoup plus rare, que ce serait indu, que je ne peux pas décemment m’opposer réellement à  cette mise en examen, en un mot qu’elle se justifie.

Entretemps, la Juge des Libertés et de la Détention, déjà  prévenue qu’elle aurait à  statuer tardivement, et revenue au Palais tout exprès, a pris une copie de la procédure : elle est prête, à  quelques lectures près, lorsque nous arrivons devant elle, une demi-heure plus tard.

Je plaide, cette fois, sur la possibilité d’innocence, mais très sincèrement je suis à  chier, le cœur n’y est pas ; elle délibère longuement, parce qu’elle motivera assez largement sa décision écrite. Pendant ce temps, j’explique à  Aziz ce qui va lui arriver concrètement, ce soir et les jours suivants, comment il aura immédiatement un entretien médical, le juge a rempli la fiche en mentionnant le risque de suicide et les précédents psychiatriques, comment je viendrai le voir, le plus régulièrement possible, comment nous essaierons de demander sa liberté, peut-être, plus tard, peut-être, si nous parvenons à  lui trouver un hébergement un foyer, bien sûr, n’hébergera pas un clandestin soupçonné de viol et qui entend des voix de temps à  autre, mais à  quoi bon le lui dire à  ce moment-là , auquel je veux tellement qu’il conserve un peu d’espoir, un but à  atteindre deux ou trois fils de vie.

La magistrate le place en détention, en indiquant qu’effectivement le dossier contient des éléments troublants, mais qu’elle ne peut pas en l’état faire autrement, même si cette mesure n’est pas forcément durable, en fonction des éléments qui arriveront au dossier au fil de l’instruction notamment, dans lequel en particulier elle dit attendre beaucoup de l’inévitable confrontation…

Fin.

Aziz s’en va entre ses deux policiers, pas fâchés que ce soit terminé car il est tard, maintenant.

Je sors du Palais avec beaucoup de tristesse, je m’assois devant, sur les marches, dans la nuit, pour prendre le temps de fumer une cigarette et de penser encore à  tout ça, parce que je m’en veux, je peux me dire cent ans qu’il n’y avait rien à  y faire, et que ce n’est pas même injuste au regard des contraintes légales, des textes en vigueur, des précautions nécessaires, de ce que vous voudrez…

C’est injuste. Forcément.

L’idée de cet homme-là  en détention, pendant que je vais rejoindre mon confort et ma famille, me fouaillerait déjà  s’il avait avoué.

Mais l’idée qu’il puisse y être sans avoir rien fait est vraiment un poids de plomb sur le cerveau, une honte de plus à  gérer, le risque d’une injustice d’autant plus pesante que personne ne me la jettera au visage : Aziz n’a pas d’ami, pas de famille, il est tout seul, et j’ai baissé les bras quand j’aurais dû être son seul soutien.

Je jette ma clope, m’auto persuade comme je peux que je ne pouvais pas faire autre chose, me jure que je me rattraperai en évitant de penser que je ne sais pas du tout comment, et m’en vais, laissant le Palais dans le silence et le noir, ce qui lui va bien ce soir-là.

Il n’y a, et il n’y aura jamais, rien de certain, dans cette affaire, dans laquelle, si aucun des deux protagonistes ne change radicalement de version, personne, jamais, en conscience, ne pourra jurer que les accusations de Léa sont vraies.

Et cet homme est en prison, et dispose de si peu de moyens d’en sortir que, trois mois plus tard, je n’ai même pas déposé de demande en ce sens.

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L’instruction avance, assez rapidement : la victime a été réentendue et maintient tout, confirmant in fine qu’elle “ne mentirait jamais sur des trucs aussi graves, et qu’elle ne voit pas pourquoi elle mentirait“, tout court et si elle a pu effectivement donner la main à  Aziz dans le métro, c’est qu’il était gentil, qu’il y avait de la tendresse et un début d’amitié entre eux, à  ce moment, rien de plus Un transport sur les lieux, au départ peu identifiables par la seule victime, a été effectué avec Aziz, qui a permis leur localisation sans problème ; une expertise psychologique de la victime a scandaleusement conclu que “ses propos reposent sur des faits réels“, j’en ai demandé une autre en disant tout le bien que je pensais du premier expert, accordée et en cours ; les expertises d’Aziz sont ordonnées, c’est plus long.

Je n’ai pas d’acte à  demander, la confrontation mise à  part, que le juge d’instruction envisage de toute façon bien sûr, mais que la victime a refusée d’avance, “morte de trouille” : nul ne peut la lui imposer, quelle que soit la réalité.

On verra les expertises à  venir, on verra la confrontation, ou pas, on verra l’audition de fond, on verra bientôt les demandes de mise en liberté, fondées sur la présomption d’innocence, évidemment mais, vous le voyez, j’écris déjà  “les demandes”, tant je suis persuadé qu’il en faudra plusieurs, et peut-être en vain jusqu’au bout.

Puis on verra l’ordonnance de renvoi, on verra, surtout et enfin, le procès.

Mais en attendant, Aziz vit en prison, où il me dit, ou d’où il m’écrit, qu’il est innocent, qu’il n’a pas violé Léa.

Il est régulièrement hospitalisé au SMPR entre deux périodes plus calmes, lorsque les “voix” se manifestent à  nouveau, toujours pas méchantes, apparemment, mais troublant sa réalité en lui faisant mal à  la tête.

Des voix que, quand je pense à  lui, je ne suis pas loin d’entendre, moi aussi.

  1. A Lille, espèce de grande étendue paysagée moderne séparant les deux gares, Lille Flandres et Lille Europe, bordée d’un côté par les abords du Vieux Lille, et des trois autres par des tours de bureaux et bretelles d’accès au périph’ ; de jour, c’est une sorte de plaine arpentée par des voyageurs pressés, qui évitent les groupes de jeunes qui y étudient, principalement la sexualité, et les groupes de SDF qui y picolent, le plus souvent avec des chiens en liberté ; de nuit, c’est un no man’s land un peu inquiétant, avec encore les derniers groupes précités, et pas mal de prostituées venus du Vieux Lille par les anciens remparts pour y faire leurs passes, plus ou moins dans les buissons []
  2. J’expliquerai plus tard à  mes enfants, lorsqu’ils râleront pour aller dans le bain, à  quelle point de l’eau chaude et un peu de savon peuvent être les ingrédients d’une fête réussie, pour certains réprouvés, et à  quel point notre chance est immense de faire couler de l’eau à  volonté simplement en tournant un robinet, quand on veut et autant qu’on veut []
  3. Quartier de Lille dit “social”, composé de beaucoup d’immeubles anciens plus ou moins abandonnés, de petites rues et ruelles, et de barres HLM d’un autre âge ; un peu aussi le fief de la délinquance lilloise, stupéfiants notamment, allez savoir pourquoi c’est en train de changer, ceci dit, petit à  petit. []
  4. Et ce détail ne manquera pas de choquer ceux qui l’ont été par ceux que je donnais dans “Noël”, raison de plus pour ne pas le taire []
  5. Catégorie de magistrats instructeurs qui inventent un huitième critère légal de détention provisoire : bien que ceux-ci soient exclusivement, comme vous le savez tous, la conservation des preuves ou indices, les risques de pression sur les témoins ou les victimes, de concertation frauduleuse avec les coauteurs, la protection de la personne, la garantie du maintien de la personne à  la disposition de la justice, la  cessation de l’infraction ou la prévention de son renouvellement, et enfin, mon préféré et de loin, en matière criminelle, la cessation du “trouble exceptionnel et persistant à  l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé”, ces magistrats-là  appliquent au mis en examen, présumé innocent, et spécialement lorsqu’il nie, ledit huitième critère, qu’on pourrait écrire ainsi :”la mise de pression sur la personne pour qu’elle avoue enfin, et de toute façon je suis juge et il est évident qu’il ment donc lui faire commencer sa future peine dès aujourd’hui n’est que justice” ; ne pensez pas que j’invente, j’en connais, tous mes confrères en connaissent, et nous les subissons lourdement, de même que l’Institution elle-même, partant, les subit []