Au Guet-apens

ÉPILOGUE III ET DERNIER : LA CLÉ

Quatre années ont passé, et j’ai évidemment repris le cours de ma vie, et continué à défendre des gens, avec plus ou moins de succès. Je n’ai jamais oublié cette nuit-là, je pense d’ailleurs qu’il ne le faut pas, mais j’ai fini par la digérer, et la mettre de côté – elle a au final servi à renforcer ce qui devrait être le credo de tout magistrat ou avocat qui “fait du pénal”, et à ce titre doit obligatoirement tenter de réécrire les histoires : ne jamais rien croire d’emblée, ne jamais rien tenir pour absolument vrai qui ne soit pas absolument démontré …

Je n’ai pas non plus revu Ahmed, pas de raison et, disons-le, envie moyenne … Jusqu’à ce matin-là.

Le cabinet reçoit un coup de fil d’une brigade des mineurs, l’OPJ indique à ma secrétaire qu’un certain Ahmed vient d’être placé en garde à vue, et demande que je le rencontre. Elle me répercute l’appel, et dans un premier temps je ne fais pas le lien, le nom me parle mais de façon lointaine ; et puis ça me revient – mais, du coup, je fronce les sourcils : Ahmed est détenu depuis sept ans, je suis bien placé pour le savoir, et c’est une affaire de mœurs qui concerne des enfants ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je prends l’OPJ en ligne, me présente, et lui fais part de ma perplexité.

Il me confirme que c’est bien le même Ahmed qui est en détention, et qui a été condamné il y a quelques années pour assassinat, et il m’indique que cette affaire-ci, criminelle également, est relative à ses enfants, sans vouloir m’en dire plus au téléphone. Je suis de plus en plus dérouté, mais bon, on en saura plus tout à l’heure je suppose – j’accepte ma désignation, et confirme à l’OPJ que je me mets en route immédiatement.

Je rencontre Ahmed dans le minuscule local policier, séparé de lui par un hygiaphone gênant ; il n’a pas trop changé, un peu grossi seulement, et ses cheveux commencent à grisonner ; mais c’est le même petit bonhomme au demi-sourire permanent qui entre en face de moi, manifestement content de me revoir – je suis plus mitigé.

Je lui dis que, compte tenu du passé, je ne suis pas certain que je l’assisterai dans cette procédure-là au-delà du présent entretien, on verra, et je lui demande ce qu’on fiche là, en lui indiquant que l’OPJ m’a parlé de “viols aggravés sur ses enfants”, sans me donner de détails ; je ne comprends pas, où alors ils le voient au parloir, et ..?

Il m’assure qu’il comprend mes réserves, et qu’il ne me mentira plus jamais, si je veux bien rester son avocat. Et il m’explique que je n’y suis pas du tout, et que cette affaire, c’est ça : “J’étais très seul, Maître, à l’époque que vous connaissez, avant le … Décès de ma femme. Très seul. Elle, elle ne foutait rien à la maison, elle s’était mise à boire beaucoup, elle se barrait toute la journée … J’adorais mes enfants, ça n’a pas changé, mais, je ne sais pas trop comment ça a commencé, j’ai un peu caressé la plus grande, un jour. Elle n’a rien dit, et j’ai recommencé. Les autres aussi, sauf les plus petits … Et ça a continué … Je savais que c’était mal, mais …” Et il me fait en dix minutes un récit que, par expérience, je connais bien, celui d’actes de plus en plus fréquents, et de plus en plus graves, passant très vite aux “relations complètes”, comme on dit pudiquement chez nous, ce avec quatre des six enfants, s’enfermant d’autant plus facilement dans le mutisme que la mère était absente …

Ça y était, je comprenais, j’étais idiot, bien sûr que cette affaire ne pouvait porter que sur des faits plus anciens, remontant à avant l’incarcération d’Ahmed …

Je le regardais, impressionné : ce petit bonhomme … Qui avait tellement tout caché, à tout le monde, et à moi le premier, bon sang … Je repensais, bien sûr, à la première affaire, à tous ces témoins qui avaient juré que c’était un père exemplaire ; aux services sociaux, qui suivaient la famille depuis le troisième gosse, et qui avaient dit la même chose, sans rien voir … A ma consœur de la partie civile, qui avait plaidé ce jour-là avoir entendu ces mêmes enfants, qui lui avaient dit à quel point ils aimaient leur père, à quel point il leur manquait – éternel conflit monstrueux de sentiments dans les cœurs des victimes d’inceste, particulièrement celles qui sont encore des enfants …

Une vie de dissimulations. Et une vérité judiciaire décidément aux antipodes de La Vérité. Mais, alors, au fait ..?

Il anticipa ma question suivante – je n’étais décidément pas toujours très vif …

“Maître, je vous l’ai dit, je vous dis tout, maintenant. Alors maintenant, vous comprenez ? Vous comprenez pourquoi je l’ai tuée ? Elle savait tout. Elle m’avait surpris, une fois, plusieurs mois avant, elle avait tout compris. Elle avait demandé aux enfants, ils lui avaient tout dit. Elle me faisait chanter, surtout depuis qu’elle savait que j’allais demander le divorce, c’est bien pour ça que je n’ai pas pu. Elle m’avait dit qu’elle ne dirait rien, tant que je lui foutrais la paix, qu’elle pourrait dépenser nos sous, faire ses journées comme elle voulait, s’amuser, picoler … Elle prenait presque tout, et moi, je faisais la bouffe, le ménage, je m’occupais des enfants … Des fois, elle faisait des allusions devant des voisins, ou à l’école, vous savez … “Oui, Ahmed il adore nos enfants, vraiment, je crois qu’il est plus amoureux d’eux que de moi ; des fois je suis jalouse”, vous voyez le genre … Je n’en pouvais plus. C’est comme ça que c’est arrivé, je n’avais plus le choix …”.

Il faut à tout prix, quand on est avocat et qu’on fait du pénal, trouver le moyen de conserver, en soi, quoi qu’il arrive, quelques repères phares, une sorte de réservoir à illusions, la ressource permettant de penser, à chaque affaire, à chaque révélation, que non, ça n’est pas la vraie vie ; que oui, ça n’est qu’une histoire ponctuelle parmi tant d’autres, normales et heureuses, elles ; qu’on a fait le choix, en faisant ce métier, de faire aussi une collection de ce que l’Humanité peut offrir de plus navrant, et de plus dur, des tombereaux de douleurs variées – mais que ça reste des accidents, au sens étymologique du terme – événement imprévu, imprévisible, malheur …

J’ai finalement décidé de défendre à nouveau Ahmed.

Deux ans plus tard, après une instruction facile – cette fois, tous les faits étaient reconnus, il était déclaré coupable des nombreux viols commis plusieurs années avant sur quatre de ses enfants.

La même Cour d’Assises l’a condamné à quinze ans de réclusion criminelle. Trois de moins que les réquisitions.

Ahmed m’a, à nouveau, remercié.

302 Commentaires

  1. Pingback : Quelques grains de droit | Quelques Grains

  2. Fatiha
    J'ai lu tout votre récit d'une traite et je suis absolument scotchée. Je m'attendais à une fin toute différente; l'aveu d'Ahmed, si inattendu, m'a totalement stupéfiée. Etonnamment, et en dépit de la noirceur du personnage, il semble qu'il vous ait fait cet aveu pour alléger le poids de votre désarroi, alors que vous seriez resté sans doute longtemps terriblement marqué par le poids de ce que vous auriez tenu pour une affreuse injustice, et votre impuissance à n'avoir pu l'empêcher. Etonnant criminel incestueux qui a pris son avocat en affection!
    Votre récit, écrit avec une verve remarquable et un ton d'une sincérité touchante, met le doigt sur l'extrême complexité de l'humain. Cet petit homme frêle a commis un crime horrible qu'on eût imaginé plus facilement perpétré par l'alcoolique ancien légionnaire, au passé violent. Cet homme capable d'actes terribles sur ses propres enfants n'a pas eu le coeur à dénoncer son ami décédé, alors même qu'il avait tout à y gagner.
    Drôle d'humanité, si pétri de contradictions.
    A propos, je sais que votre récit date un peu, et je ne sais si la personne qui a posé la question lit toujours ces commentaires, mais je pense savoir comment Ahmed a tué: se tenant au dessus du fossé, il a pu dominer la pauvre Geneviève et l'exécuter.
    D'ailleurs, si Roger a tenu les propos rapportés par sa femme, il n'a pas seulement assisté au crime, il s'en est fait complice. Malgré tout, Ahmed s'est senti seul coupable, ou peut être a t-il pensé qu'il devait être loyal envers celui qui l'avait soutenu contre sa femme.
    Les jurés eux, si le récit de celle qui s'est confiée à vous est à peu près vrai, auront accepté, par lâcheté et peur d'accuser un homme qu'ils pensaient innocent, pour ne pas affronter des magistrates, rompues à l'exercice de la pression psychologique. Et ces magistrates alors, si ce récit est juste, sont elles coutumières du fait ? Combien d'autres accusés (peut être innocents, eux) ont elles peut être injustement brisé l'existence?
    J'ai ressenti votre angoisse et l'extrême violence de ces moments que vous avez vécus.
    Quel avocat vous faîtes! Je suis admirative.
    Un moment fort d'humanité que vous rapportez là. Votre récit me touche, il donne à réflechir; je ne suis pas prête de l'oublier.
  3. Isabeau
    J'ai lu votre récit dans le magazine trimestriel XXI (que je conseille à tous : des reportages indépendants, sans aucune pub) ; et je découvre le blog seulement maintenant - auquel je me suis immédiatement abonnée. Du coup, j'ai commandé le livre chez mon libraire du coin ; il me faudra une semaine d'attente (toute petite ville). Et bien sûr, je suis désormais inscrite sur la page Facebook. Tout cela signifie-t-il que je suis en lice pour la présidence de votre fan-club ? Je suis néanmoins heureuse de constater que, même si c'est source de grosse frustration pour tous vos lecteurs - vous ne sacrifiez pas votre serment aux trompettes de la gloire, et les longs silences du blog ne sont que les témoins de votre temps passé à défendre les gens dans la vraie vie. C'est rassurant, finalement.
  4. Cha Boubou
    J´ai découvert votre site il y a maintenant trois semaines par ce récit (merci Rue89) et j´en suis devenue définitivement accro. Votre plume est géniale, dès que je commence une histoire je ne peux m´arrêter sans l´avoir fini ! C´est un réel plaisir de vous lire,
    Alors Un GRAND merci :)

    P.S : A quand la suite d´histoire noire ? :D

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