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A l’abandon

“Comment vas-tu en ce moment ?

– Oh, ça va bien, merci. Mes parents sont plutôt pas mal en ce moment, donc ça va. Ils sont plus gentils et plus cool maintenant, vous savez. Leurs problèmes sont … On les gère, quoi”

Léane a 16 ans lorsque je la rencontre en audience. Son frère jumeau William et elle ne se rappellent même pas une époque à laquelle ils n’étaient pas placés. Ils n’ont jamais vécu avec leurs deux plus jeunes frères, Gaspard et Théo, placés au jour de leur naissance. Leurs parents se sont rapidement révélés incapables de prendre correctement soin de leurs deux jumeaux, et leurs droits de visite à l’époque ont été progressivement limités. Chacun a dû apprivoiser l’autre. Puis, en grandissant, Léane et William ont eux-mêmes demandé à se rendre davantage au domicile parental, de plus en plus régulièrement, se sentant suffisamment forts pour affronter les “problèmes” de M. et Mme BARBIER.

Les “problèmes” en question tiennent en peu de mots : M. BARBIER est alcoolique, profondément. Les services éducatifs arrivent pourtant à travailler correctement avec, et le décrivent comme “pertinent dans ses analyses, conscient des difficultés du couple”. Ils se présentent de préférence à lui tôt le matin, avant que son discernement ne disparaisse dans les vapeurs de vinasse, voilà tout. Mme BARBIER – pardon, Mme CLERET ; ils ont divorcé il y a bien des années, imaginant (à tort) qu’ils récupéreraient plus facilement les enfants en faisant mine de diviser les “problèmes” par deux, stratagème parfaitement assumé dès lors qu’ils ont constaté son échec (“Ca paraissait être une carte à jouer”, ont-ils dit alors). Ils n’ont jamais cessé de vivre ensemble, mais avaient à l’époque été jusqu’à louer un autre domicile pour Mme, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Mme CLERET, donc, n’est pas alcoolique, ou si peu comparée à son conjoint que c’est sans importance. Son “problème” principal à elle est une forme de débilité mentale, médicalement diagnostiquée, qui a justifié son placement sous curatelle et la rend par ailleurs entièrement dépendante de M. BARBIER. Celui-ci prend chaque jour l’ensemble des décisions au sein du foyer, depuis le programme télé jusqu’à l’habillement de Mme. Attendre de Mme CLERET un mot qui ne soit pas d’abord sorti de la bouche de M. BARBIER est illusoire. Attendre qu’elle dénonce les violences conjugales qu’elle subit occasionnellement (les coquards ne mentant pas) l’est tout autant.

Les “problèmes” de leurs parents, Léane et William en sont plus que conscients. Après en avoir été effrayés au cours de leurs petite enfance, ils ont atteint le stade (fréquent chez les enfants placés) où ils ont décidé de les prendre en compte et d’en limiter, dans la mesure de leurs moyens, les conséquences. Ainsi Léane, qui prépare un CAP d’aide à la personne, passe-t-elle ses week-ends à aider sa mère à effectuer une toilette complète dont elle se doute bien qu’elle ne s’acquitte pas en semaine (coiffure et manucure comprise), à faire le ménage et à préparer les repas pour quelques jours, tandis que William aide son père à faire les courses, en tentant de réduire au maximum les quantités d’alcool embarquées dans le caddie (il repose parfois certaines bouteilles d’alcool fort en rayon, en douce, dit-il à son éducateur), et se charge de réaliser les réparations et travaux de bricolage nécessaires à l’entretien de la maison ou de la voiturette familiale.

Tous deux ne se négligent pas pour autant : leurs scolarités se déroulent sans aucune difficulté, leurs devoirs sont toujours faits en semaine (pour consacrer les temps de week-end à aider leur parents, manifestement – et aussi parce que leur assistante familiale commune est mieux à même de les aider en cas de besoin). Ce sont deux adolescents en pleine santé, souriants et polis que je rencontre ce jour-là. Le seul point qui les chagrine tient à l’attitude de Gaspard et Théo : les deux enfants, 10 et 11 ans, sont très loin d’avoir atteint comme eux le point d’acceptation des difficultés parentales et refusent tout contact non médiatisé1 avec leur famille, parents comme frère et soeur. Mais ce n’est pas grave, m’explique Léane avec un sourire lumineux, “on attendra qu’ils soient prêts à nous revoir et on sera là pour eux quand ils le voudront. C’est pas facile pour eux, ce genre de problèmes. Ils ont peur, on leur rappelle les parents en plus, c’est normal.”

Peur, le mot est plutôt faible. Gaspard et Théo sont deux très beaux garçons, qui sont eux aussi accueillis chez la même assistante familiale depuis leur naissance, une chance. Excellents élèves, joyeux et extravertis. Du moins jusqu’à ce que je leur parle, prudemment, de leurs parents et des visites mensuelles qui les mettent en présence. Le simple fait de prononcer le nom de leurs parents provoque chez eux des transformations physiques impressionnantes, notamment des tics faciaux constants, de grosses larmes qui roulent sur leurs joues sans un sanglot. Quand je leur demande comment se passent les rencontres (qui se déroulent toujours à l’ASE), ils me répondent “pas bien. Papa n’est pas très gentil, et Maman ne comprend rien à ce qu’on dit. On dirait qu’ils viennent parce qu’ils sont obligés mais qu’ils ne nous aiment pas, en fait. Nous on y va parce qu’on nous oblige, mais on a toujours peur qu’ils nous enlèvent pour nous emmener chez eux. Et si on pouvait, on ne les verrait plus jamais.”

Je ne peux pas leur jeter la pierre. Les visites à domicile ont été supprimées il y a longtemps, pour eux, mais elles ont brièvement existé. Juste le temps pour les deux petits de voir leur père ivre, hurlant sur leur mère malgré la présence de l’éducateur, aussi incapable que sa femme de tenir une conversation normale avec les enfants. Voilà le seul souvenir qu’ils en conservent aujourd’hui. Ils n’ont qu’une seule demande : que je ne les enlève pas à leur famille d’accueil et, si possible, peut-être … ne plus les obliger à voir les parents ?

Je leur explique que je ne compte pas mettre fin à leur placement, mais que je ne peux pas non plus priver leurs parents de tout droit de visite à leur égard, et qu’on va peut-être essayer de leur faire rencontrer Léane et William de temps en temps. Je les vois bien se raidir. Les éducateurs soulignent que divers troubles (du sommeil, de l’attention, alimentaires) sont observés pendant les jours qui suivent chaque visite, et que leur psychologue confirme que leur crainte d’être enlevés par leurs parents est quasiment obsessionnelle.

Je rencontre ensuite M. BARBIER et Mme CLERET, et les “problèmes” me sautent immédiatement aux yeux. Ils ont 46, 47 ans, en paraissent une bonne quinzaine de plus. Correctement habillés, ils empestent le mauvais vin dont je mettrai du temps à expulser de mon bureau les effluves, après leur départ. Le discours de M. BARBIER est fataliste : il sait bien qu’on ne lui rendra jamais ses enfants, il n’attend rien de ma décision, mais il estime qu’il a le droit de voir Gaspard et Théo comme les deux aînés, que s’il avait fait du mal à ses enfants un jour, ça se saurait, à la fin, et que Léane et William ne seraient pas si heureux de venir les voir chaque week-end si ça se passait si mal que ça, d’abord. Le discours de Mme CLERET est … quel discours ? Elle émet une forme d’écho aux propos de son époux (Lui : “On n’a jamais fait de mal à nos enfants …” ; elle : “Oui, à nos enfants !” ; lui : “On ne comprend pas pourquoi on ne peut pas les voir à la maison.” ; elle “… à la maison !”), sans élaborer davantage. Par moments, elle sursaute et promène un regard égaré autour d’elle, comme si elle se réveillait sans se rappeler où elle est ni comment elle y est arrivée.

La question du renouvellement du placement ne se pose que pour la forme. On ne débat essentiellement que des droits de visite. Ceux qui concernent Léane et William ne me posent aucune difficulté, mais j’essaye d’expliquer pourquoi je vais réduire leurs droits de visite à l’égard de Gaspard et Théo à une rencontre trimestrielle, toujours dans les locaux du service. Le visage de M. BARBIER se ferme, il refuse d’en entendre davantage, se lève, c’est toujours la même chose de toute façon avec les juges (“… avec les juges !” ponctue Mme CLERET, qui ne semble pourtant pas avoir intégré la réduction de ses droits) et puisque c’est comme ça, il s’en va et ne sait pas s’il viendra à la prochaine audience, il a des choses plus importantes que ça à penser.

Les “choses plus importantes” se présenteront au demeurant quelques mois plus tard : malgré l’âge, malgré les “problèmes”, la Nature a jugé bon de leur envoyer un cadeau inespéré sous la forme d’un petit embryon qui a réussi à s’implanter là et s’accroche vaillamment. Partant du principe que les mêmes causes entraînent souvent les mêmes effets et les mêmes carences les mêmes placements, M. BARBIER et Mme CLERET décideront de dissimuler cette grossesse aux divers services sociaux, à la curatrice, aux éducateurs de leurs enfants, espérant pouvoir donner naissance au futur bébé à l’abri des yeux inquisiteurs des malveillants qui ne manqueraient pas de réclamer son éloignement de la famille. Tout aura été prévu et organisé : dès la fin de ma prochaine audience, ils ne répondront plus à aucune demande écrite ou verbale de l’ASE, ne se rendront plus aux visites médiatisées avec Gaspard et Théo, ne recevront plus la curatrice ni l’assistante sociale de secteur. Une rupture de contact totale jusqu’à l’accouchement, auquel ils décident de procéder à la maison, sans intervention médicale ou tout simplement extérieure. Quant à Léane et William, ils leur feront jurer le secret le plus absolu à ce sujet.

Mais un grain de sable va gripper la machine : la curatrice de Mme CLERET, la croisant par hasard au supermarché après quelques mois passés à essuyer des fins de non-recevoir à chaque demande de rendez-vous, tique sur l’aspect physique “enflé” de sa majeure protégée. A dire vrai, elle ne soupçonne initialement pas une grossesse mais plutôt une pathologie non traitée, une tumeur, quelque chose comme ça. Elle en discute avec l’assistante sociale, la situation est évoquée lors de réunions de service au Conseil général, l’éventualité d’une maladie ou d’une improbable grossesse est discutée, et une visite “surprise” à domicile est organisée, à laquelle se joindra une infirmière, au cas où. La malchance, du point de vue du couple, voudra que cette visite intervienne au cours de l’un des rares moments d’absence de M. BARBIER. Mme CLERET ouvre sans méfiance sa porte aux visiteuses, l’infirmière constate au premier coup d’oeil que Mme CLERET est enceinte et bien enceinte (il s’avérera qu’elle terminait alors son septième mois de grossesse) malgré les dénégations de l’intéressée. L’infirmière parle longuement avec Mme CLERET, lui dit qu’elle estime qu’il existe un risque de pré-éclampsie2 et qu’elle se trouve donc en danger de mort, de même que son bébé. Mme CLERET se contente de nier en boucle être enceinte. L’hospitalisation est immédiatement décidée et mise en oeuvre, malgré l’opposition que M. BARBIER n’a pas manqué de manifester à son retour, puis à l’hôpital.

Les examens révèlent notamment l’existence chez le foetus d’un retard de croissance intra-utérin, ainsi que diverses complications mettant suffisamment en danger la santé de la mère pour que l’accouchement soit déclenché dans les jours qui suivent. La petite Meryl naît prématurément et est immédiatement intubée, placée en couveuse, nourrie par sonde. Mme CLERET quitte l’hôpital peu après au bras de M. BARBIER. Ils lui rendent dès lors visite une heure par quinzaine, déclinant toute participation aux soins qui leur sera proposée, refusant même de toucher cette enfant qu’ils se contentent de contempler fixement à travers la paroi de plastique.

Les éléments relatifs à la naissance de Meryl me sont communiqués quelques semaines après, à l’approche de l’audience concernant les placements des quatre aînés. Je ne suis même pas encore saisie de son cas, le Parquet estimant qu’il n’y a pas d’urgence : au vu de l’état de santé de la petite, elle n’est pas près de sortir de sa couveuse, et encore moins de l’hôpital.

Au jour de l’audience, je ne remarque aucun changement particulier chez Gaspard et Théo : l’angoisse est toujours présente, les tics aussi, mais ils m’annoncent eux-mêmes qu’ils sont davantage liés à la perspective de croiser leurs parents en salle d’attente qu’aux craintes d’enlèvement qu’ils avaient pu auparavant exprimer. De fait, ils n’ont eu aucun lien avec leurs parents depuis plusieurs mois et tiennent à souligner qu’ils s’en portent à merveille, ce que leurs éducateurs me confirment.

Léane et William, en revanche, apparaissent blêmes, anxieux, amaigris de plusieurs kilos, eux qui n’étaient déjà pas bien gros au départ … Leur scolarité se déroule toujours correctement, mais leurs enseignants les trouvent perturbés et nerveux depuis plusieurs semaines. Lorsque je leur demande de me parler d’eux, ils évoquent sur le champ leurs parents, comme d’habitude. En ce moment, les “problèmes” sont de plus en plus présents. Ils me lancent des regards inquiets, tentant de jauger si on m’a informée, ou … Je leur demande si c’est la naissance récente de Meryl qui les bouleverse à ce point. Oui, bien sûr, répondent-ils, apparemment soulagés de ne pas avoir eu à me l’apprendre, mais c’est surtout que les parents vont de moins en moins bien depuis quelque temps. Leur mère devient, si c’était possible, de moins en moins cohérente, leur décrivant la façon dont elle élèvera l’enfant à la maison dès sa sortie de l’hôpital et leur affirmant que Meryl va très bien, qu’elle a juste voir quelques docteurs supplémentaires, qu’elle prend bien ses biberons … M. BARBIER, lui, boit beaucoup, même le matin, marmonne des histoires de “dénonciation”, de “piège”. La maison est moins bien tenue, même leurs efforts d’entretien chaque week-end n’y suffisent plus, et ils voient avec inquiétude augmenter à chaque visite le nombre des bouteilles et cartons de vin qui s’empilent dans la cuisine … Mais eux ça va, je n’ai pas à m’en préoccuper, ils ont juste un coup de mou en ce moment. L’important, leur seule demande, c’est de ne pas parler du bébé à leur père, si c’est possible. “S’il sait que le juge est au courant, ça ne donnera rien de bon” me dit William. “Ils ne nous ont même pas autorisés à voir notre petite soeur à l’hôpital pour éviter qu’on vous en parle !” renchérit Léane, avec un soupçon d’indignation. Quant aux visites chez leurs parents, ils insistent pour que je n’en diminue pas la fréquence. Ils tiennent à continuer de prendre soin de leurs parents, à vérifier chaque week-end que leur état n’a pas empiré, et à les aider à surmonter cette mauvaise période.

Je compte bien, à ce moment-là, évoquer la situation de Meryl avec ses parents, bien que je ne sois pas encore saisie de sa situation : je sais très bien qu’il ne s’agit que d’une question de temps, et il est hors de question que je laisse un non-dit pareil pourrir le travail éducatif exercé par le service qui suit les quatre aînés. Je n’en aurai néanmoins pas le temps : M. BARBIER entre au pas de charge dans mon bureau, plutôt moins aviné que lors de l’audience précédente mais remonté comme une pendule, me déclare que puisque Gaspard et Théo ne veulent pas le voir, il ne veut pas les voir non plus. Puisqu’ils sont si bien en famille d’accueil, qu’ils y restent (“Oui, ils y restent !” renchérit Mme CLERET). Quant à Léane et William, qu’ils fassent comme ils le souhaitent, ils sont grands. Sans même s’être assis, le couple ressort en trombe de mon bureau. Je soupire, rappelle Gaspard et Théo, leur annonce le renouvellement de leur placement pour deux ans et la suspension des droits de visite parentaux à leur égard – ils en pleurent littéralement de joie. Léane et William sont soulagés que je ne modifie rien aux visites, et prennent acte sans surprise de la reconduction de leur placement jusqu’à leur majorité.

Deux semaines plus tard, je reçois simultanément la requête en assistance éducative me saisissant de la situation de Meryl et un rapport d’incident concernant Léane et William.

La saisine est motivée par la totale incapacité parentale à prendre en charge un nouveau-né de façon satisfaisante, comme on pouvait s’y attendre, mais également par une dégradation de l’état de santé de l’enfant : privée de liens affectifs autres que les visites bimensuelles de ses parents, avec les limites qu’elles comportent, Meryl semble réagir de moins en moins aux stimulations extérieures et perd du poids, bien que son mode d’alimentation n’ait pas été modifié. Il apparaît en conséquence urgent de lui permettre de bénéficier de la chaleur, même “professionnelle”, que pourra lui apporter une assistante familiale.

Le rapport d’incident de l’ASE m’apprend que le dernier week-end de Léane et William s’est déroulé de façon particulièrement chaotique : M. BARBIER n’a pas prononcé un mot à l’égard de ses enfants mais a bu comme un trou durant toute la journée du samedi, “que du whisky, même pas une goutte de vin, et beaucoup plus de verres que d’habitude” a précisé Léane. Le soir venu, il s’en est brutalement pris à William, l’accusant d’avoir dénoncé aux services sociaux la naissance de leur petite soeur, l’injuriant, lui intimant de “partir se faire adopter par sa famille d’accueil et lui foutre enfin la paix”. William a réagi plutôt sereinement, a annoncé qu’il allait partir faire un tour dehors le temps que tout le monde se calme. Léane, qui préparait le dîner dans la cuisine avec sa mère, s’est précipitée en entendant les éclats de voix. La voyant accourir, son père l’a saisie à la gorge et plaquée contre le mur, “salope, c’est toi qui as parlé, hein ? T’es vraiment leur pute !”. Puis il s’est mis à serrer, tout en lui cognant la tête. “J’ai vraiment cru qu’il allait me tuer, là, en 3 secondes. Je ne l’avais jamais vu comme ça.” William a bondi à son secours, arrachant sa jumelle à l’étreinte de leur père, envoyant pour la première fois de sa vie un coup de poing en pleine figure de M. BARBIER. Profitant des quelques secondes que celui-ci a mis à s’en remettre, les deux adolescents sont partis en courant, ne s’arrêtant qu’après avoir parcouru plusieurs centaines de mètres dans la neige pour appeler leur assistante familiale. Celle-ci les a trouvés sur le bord de la route, en pleurs, le garçon pieds nus …

Interrogés le lendemain par leur éducateur au sujet de ces événements, Léane et William n’ont eu que peu de mots : “C’est fini. On n’a plus de parents. Qu’ils restent seuls avec leur merde.”

Je suspends sur le champ les droits de visite du couple à l’égard des jumeaux, et me prépare à les recevoir pour en discuter, mais surtout pour évoquer la situation de Meryl. Je me doute bien que l’audience risque d’être mouvementée.

L’odeur de vinasse sature la salle d’attente quand je vais y chercher M. BARBIER et Mme CLERET. A son pas mal assuré, je me dis qu’il est plus imbibé que les autres fois. Ses vêtements sont sales, ses yeux injectés de sang. Echevelée, crasseuse, Mme CLERET semble avoir été enroulée dans un monceau de serpillères plus ou moins fluo, je le relève également.

C’est plutôt rare chez moi, mais bien que je déteste ça, ma décision est évidemment prise d’avance. Je ne peux pas pour autant me permettre de mener les débats de façon moins approfondie que d’habitude : je vais placer Meryl, bien entendu, mais il est nécessaire que je mette au clair leurs intentions quant à cette enfant. Pourquoi ne l’ont-ils pas abandonnée, merde, elle aurait besoin d’avoir une vraie famille, me dis-je en voyant Mme CLERET s’effondrer sur une chaise en regardant fixement le plafond.

“Je vous ai convoqués aujourd’hui pour évoquer la situation de votre fille Meryl. Je vais donc vous donner connaissance des éléments dont je dispose, puis je vous entendrai avant de rendre ma décision.

– Je veux rien évoquer avec vous. Vous allez la placer de toute façon.”

Bon, rien de surprenant, je m’y attendais, le ton est donné. J’entame la synthèse des multiples rapports médicaux qui constituent le dossier de Meryl : la grossesse cachée, les complications, l’accouchement prématurément provoqué, leurs rares visites et leur contenu si pauvre, la petite qui sombre peu à peu …

Mme CLERET tente péniblement de m’expliquer qu’elle s’était organisée pour faire garder sa fille par une amie assistante maternelle tous les jours. Je lui explique doucement que le problème principal n’est pas vraiment celui de son mode de garde. Il la regarde avec un mépris infini.

Arrivé à ce stade, M. BARBIER se lève en chancelant quelque peu. Mme CLERET lui lance des regards éperdus d’admiration, comme s’il allait sauver la situation. Je durcis le masque. Je crois que c’est ce qu’il cherche, en fait.

“Je refuse de discuter avec vous de tout ça. Vous savez quoi ? Je renie mon nom sur ces cinq enfants, ils ne m’ont apporté que des emmerdes. Faites-les adopter tous, je ne veux plus jamais en entendre parler !

– Asseyez-vous immédiatement et écoutez ce que j’ai à dire, ou sortez.

– Vous faites semblant de discuter de renseignements médicaux alors que c’est confidentiel et que vous … Vous n’êtes pas habilitée pour ça … Et vous n’essayez même pas de nous la donner pour voir si on peut s’en occuper.

– Oui, s’en occuper ! “

Theâtralement, M. BARBIER extirpe de la poche de son manteau son livret de famille et une liasse de papiers qui ressemblent fort à des extraits d’acte de naissance. Il jette le tout sur mon bureau.

“Vous voyez, j’avais prévu de vous le dire, puisque vous ne nous donnez pas Meryl, on n’en veut plus, aucun d’entre eux !

– Bien, la discussion devient stérile. J’ordonne le placement de Meryl pour deux ans.

– Si c’est comme ça, on n’ira pas la voir !

– Je doute que cela change quelque chose pour elle. Et vu votre positionnement, je ne vois pas l’intérêt de vous accorder des droits de visite. Vous n’aurez qu’à me faire savoir si vous changez d’avis.”

Je n’ai pas terminé ma phrase que M. BARBIER est déjà sorti, traînant à la remorque Mme CLERET qui me lance un dernier regard embrumé en marmonnant “… la garder ?”

Je referme la porte sur eux. Chacun a joué son rôle, je crois.

M. BARBIER et Mme CLERET n’ont depuis revu aucun de leurs enfants. Léane et William sont maintenant majeurs. Gaspard et Théo évoluent de la meilleure façon possible. Quant à Meryl, elle est sortie de l’hôpital à l’âge de cinq mois, a fait l’objet d’une déclaration d’abandon officielle (dernier contact à ce jour entre ses parents et le Conseil général) et devrait sous peu être adoptée.

  1. C’est-à-dire hors la présence d’un tiers, éducateur référent le plus souvent. []
  2. Etait-ce vrai ou juste un moyen d’extraire Mme CLERET de son domicile afin de la transférer en milieu hospitalier, je vous avoue que je n’en sais rien. []