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Nous sommes le vendredi 3 septembre 2010, date à  laquelle non seulement ma ville, Lille, se transforme provisoirement et pour trois jours en un monumental souk, rempli de camions dégueulant de marchandises en tous genres, de petits et de gros vendeurs, et de gens, de toutes catégories sociales et de tous coins de France et d’ailleurs, pour ce qui s’appelle la Braderie de Lille, énorme bordel organisé auquel on vient dans quatre buts exclusivement : boire, manger des moules, acheter, ou vendre ; mais encore, date à  laquelle la Justice de mon pays se transforme, provisoirement j’espère, pour au maximum le week-end, en un autre monumental souk, rempli de poids-lourds de la République vomissant également leurs marchandises en tous genres, de petites et de grosses énormités, et de commentateurs, venant des quatre coins de France, pour ce qui s’appelle un Grand N’importe-quoi Judiciaire, énorme bordel pas du tout organisé duquel on se mêle dans un unique but : faire savoir qu’on ne sait rien, et le clamer très fort.

Je veux parler du placement sous contrôle judiciaire d’un homme soupçonné d’être pour quelque chose dans un dossier de braquage qui a particulièrement mal tourné, et particulièrement fait parler de lui au plan médiatique, puisqu’une fusillade s’en est suivie, que l’un des auteurs y a trouvé la mort, et que des émeutes subséquentes ont eu lieu ensuite – et je ne veux pas vous parler des émeutes physiques, mais bien de l’émeute prétendument intellectuelle que cette décision déclenche aujourd’hui…

Les auteurs étaient deux, et c’est le complice supposé de la personne décédée qui vient d’être arrêté, mis en examen, puis remis en liberté, cette décision judiciaire, objet d’un d’appel, étant au moment même où je tape compulsivement ces quelques lignes, commentée avec indignation par n’importe qui, n’importe comment, et en violation de la loi.

Nous sommes le vendredi 3 septembre 2010, dans un état de droit qui possède des règles, autrement dénommées lois, codifiées selon la matière sur laquelle elles portent, par exemple la procédure pénale, laquelle encadre assez précisément les cas dans lesquels il est possible de placer une personne mise en examen en détention provisoire – et tous ces gens s’en moquent – et mériteraient vraiment des poursuites sur le fondement du texte précité : police, ministres, parquet, les gens, tous1 .

Il s’agit pourtant de règles que n’importe quel praticien du droit pénal connaît par cœur, non seulement parce qu’elle constituent l’un des fondamentaux de l’instruction judiciaire, mais encore parce que, pour certains de ces praticiens, je pense ici aux avocats, ces mêmes règles sont, d’habitude, si souvent torturées pour leur revenir en pleine tête que même avec beaucoup d’efforts, le plus nul d’entre eux ne pourrait les ignorer.

En droit positif français, donc, celui-là  même que certains des commentateurs outrés précités ont contribué à  faire voter, le parquet dispose d’un tas de modalités de poursuites des infractions commises, et notamment de la possibilité de saisir un juge d’instruction de ces faits.

Par dérogation à  ce principe général d’opportunité et de choix des poursuites, le code de procédure pénale prévoit qu’en matière d’affaire criminelle, par opposition à  de “simples” délits, la saisine du juge d’instruction est obligatoire – c’était au temps lointain où l’on considérait, du côté du Législateur, qu’un dossier criminel, donc grave par nature, compte tenu de ses enjeux, devait obligatoirement faire l’objet d’une enquête approfondie, et peut-être aussi d’un temps-mort, avant jugement.

Les faits qui nous occupent sont de nature criminelle, ne serait-ce que parce qu’un vol avec arme est un crime2 .

Ici, donc, une instruction était ouverte sur les faits de braquage dont s’agit, et on a arrêté une personne soupçonnée d’y avoir participé.

Après sa garde à  vue, on a estimé qu’il existait suffisamment de charges3 contre celle-ci, non pas pour la condamner, mais pour envisager de la mettre en examen, c’est à  dire la doter d’un statut pénal officiel dans la procédure, qui lui donne un certain nombre de droits, notamment accès au dossier et avocat, contrepartie du fait qu’elle est désormais officiellement soupçonnée par la Justice.

C’est dans ce cadre que cette même personne a été présentée devant le juge d’instruction, pour que celui-ci procède à  son interrogatoire de première comparution4 que cette mise en examen, après un débat avec la défense, lui soit officiellement notifiée, et que le juge envisage, pendant que l’enquête se poursuit, ce qu’on fait de l’impétrant : le libérer sans contraintes, le libérer avec contrôle judiciaire, l’assigner à  résidence sous surveillance électronique, ou l’incarcérer, c’est à  dire le placer en détention provisoire.

Je rappelle que cet homme n’est toujours que soupçonné à  ce stade, en aucun cas condamné, et a fortiori et encore moins déclaré coupable.

C’est la raison pour laquelle notre code de procédure pénale, qui n’a cessé d’évoluer en ce sens, prévoit que ces mesures, par ordre d’aggravation croissant de la privation de liberté qu’elles représentent, doivent être nécessaires, et même indispensables, la détention, notamment, devant demeurer exceptionnelle – pas parce que ça me plaît, pas parce que c’est logique, parce c’est la loi.

Pour l’aider à  faire son choix, le magistrat dispose des réquisitions du parquet, un texte qui expose les motifs pour lesquels le procureur souhaite une solution plutôt que l’autre ; et des observations orales de la défense, effectuées par l’avocat du même nom à  la fin de l’interrogatoire de première comparution.

Ici, le parquet, aux termes d’une motivation qu’on ignore, moi, certes, mais également tous les scandalisés du jour, demandait que l’homme soit placé en détention provisoire.

Cette motivation était obligatoirement tirée de l’un des critères légaux permettant de l’envisager : il n’en existe pas d’autres, et si aucun n’est présent, la détention n’est pas possible.

Si, enfin, comme ça a été le cas, le juge d’instruction est d’accord avec l’avis du parquet, et souhaite lui aussi l’incarcération, ce n’est pas lui qui décide : il doit alors obligatoirement saisir un magistrat spécialisé, et surtout autonome de la procédure, dans laquelle il n’interviendra pas autrement, ayant d’ailleurs grade de vice-président au moins, si je ne me trompe pas5, le Juge des Libertés et de la Détention, et le saisit par ordonnance motivée6 qui lui va décider : remise en liberté, avec ou sans contrôle judiciaire, ou incarcération, et ce après un nouveau débat au cours duquel il entendra le mis en examen, les arguments du parquet, et ceux de la défense.

Et si quelqu’un n’est pas d’accord avec sa décision, qui ne peut intervenir que sur le fondement des critères de l’article 144 précité, et aucun autre, à  savoir, je les répète malgré le lien parce qu’ils sont LE DROIT, et qu’eux seuls ont fait l’objet d’analyses et d’argumentations de la part des parties à  ce dossier, qui seules le connaissent, contrairement à  aucun des commentateurs qui s’excitent en ce moment même, et encore ces critères ne sont-ils valides que si un contrôle judiciaire et ses obligations ne permettent pas de les garantir, “conserver les preuves ou les indices matériels qui sont nécessaires à  la manifestation de la vérité ; empêcher une pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ; empêcher une concertation frauduleuse entre la personne mise en examen et ses coauteurs ou complices ; protéger la personne mise en examen ; garantir le maintien de la personne mise en examen à  la disposition de la justice ; mettre fin à  l’infraction ou prévenir son renouvellement ; mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à  l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction, les circonstances de sa commission ou l’importance du préjudice qu’elle a causé”, ce quelqu’un pas d’accord peut faire appel de cette décision, et la Chambre de l’Instruction statuera, relativement rapidement, sur les mêmes critères d’ailleurs.

J’ignore tout du dossier, et ne sais si tel ou tel de ces critères pouvait ou pas se discuter – il semble bien que oui, et de toute façon nous n’en savons rien.

Parmi eux, le seul qui semble objectif et tangible ici était celui du trouble à  l’ordre public, critère amusant, mis à  toutes les sauces et d’ailleurs tellement qu’il a été depuis peu interdit pour une détention simplement délictuelle, qui tente d’indiquer qu’il y a des crimes qui troublent plus l’ordre public que d’autres, ce dont je ne suis pas persuadé quant à  moi7, et que le texte complète tout de même maintenant en disposant que ce trouble “ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire” …

Mais peu importe : ici, en tout cas, le JLD a estimé que ce critère n’emportait pas, en tout cas, nécessité de détention – car elle doit être nécessaire, oui.

Et qu’aucun autre ne le faisait.

Le parquet n’est toujours pas d’accord, et a fait appel, ce qui est cohérent, et son droit le plus strict, comme mon confrère de la défense aurait je suppose interjeté appel de la décision contraire.

Et c’est strictement tout ce qu’il y a à  en dire – et même, ce qu’il est permis d’en dire, en droit.

Bien jugé, mal jugé : qu’en savons-nous, qu’en savent-ils, et au nom de quoi se permet-on, en France, ce vendredi 3 septembre 2010, en France, et en l’état de notre droit pénal, de venir critiquer ouvertement une décision de justice, rendue après deux débats, des échanges d’arguments, sur un dossier volumineux dont on ne sait que ce que la presse en a dit, c’est à  dire rien, et heureusement, il est, pour l’instant encore, soumis au secret de l’instruction ?

De quel droit viole-t-on allègrement la présomption d’innocence, et les critères exclusifs de cet article 144, en prétendant que cet homme serait “un délinquant devant être mis hors d’état de nuire” ? Au nom de quoi se permet-on de venir réclamer l’application d’un “droit républicain” que ce faisant l’on bafoue totalement ? Comment ai-je pu entendre tout à  l’heure, de retour du sauvetage d’un innocent, une représentante du parquet expliquant que cette décision n’était pas acceptable “compte-tenu des charges” pesant sur la personne ??

OU EST DANS LE TEXTE CE CRITÈRE DE PRÉSOMPTION DE RESPONSABILITÉ, qui s’il existait viderait l’instruction de son sens – plus encore comme ici lorsque le mis en examen nie, et dispose de quelques éléments..?

La trahison de la loi, le souk judiciaire, et au final la Grande Braderie, c’est dans les déclarations scandaleuses et illégales de tous ordres qui ont été effectuées à  l’annonce de cette remise en liberté qu’il faut les rechercher, nulle part ailleurs.

L’incurie judiciaire, elle est, énorme, dans les déclarations de policiers qui n’ont ni à  être écœurés, ni à  ne pas l’être, par une décision judiciaire, et moins encore à  en accuser l’auteur ad hominem ; dans celles d’un ministre de l’Intérieur, approuvé par le Président de la République, bon sang, lequel a été avocat, ça me glace, venant faire d’un soupçonné un coupable…

Je suis furieux, à  l’aune sans doute du nombre de fois, rien que cette année, où je me suis en vain cassé la voix devant un JLD, sur les mêmes critères, et plus encore sur la même absence de critères, ne pas confondre détention provisoire et pré-peine, ne pas considérer que des soupçons impliquent une possibilité de sanction avant jugement…

Seulement derrière, moi je la ferme -et heureusement, n’est-ce pas, parce que moi, on me poursuivrait aussitôt je parie, je fais appel, et si je me plante encore, je recommence, et je me bats pour ce que je crois juste, dans le respect le plus absolu de ce qu’on reproche à  la personne que j’assiste d’avoir violé : la Loi.

Le sort que l’on fait actuellement de toutes parts, et a fortiori en “Haut-Lieu”, expression qu’il va falloir abandonner, à  la Justice de France est de moins en moins supportable. Très sincèrement, je déteste être anti-quelque-chose primaire, ainsi qu’abonder là  où tout le monde le fait déjà , mais réellement, quelque chose de pourri guette gravement aujourd’hui cette justice que nous savons tous être si difficile, à  tous points de vue…

J’espère d’ailleurs que le magistrat concerné est solide, au fait, comme ça, au passage…

Je pars brader : marre de devoir manger des moules avec leurs coquilles, je m’en vais tester les vraies.

(PS : Merci à  Mussipont, DMB, Ancilevien74, Marie, Isa, Ours Insomniaque, Ranide, Oph… Et les autres, de m’avoir, euh… Gâché la fin de semaine !)

  1. Oui, je suis énervé, j’ai toujours dit que j’aurais été un chien si j’avais dû décider de poursuites, ce qu’à  Dieu ne plaise… []
  2. Je dis cela parce que je suppose que d’autres infractions sont également poursuivies dans le cadre de cette instruction, ne sachant rien du dossier, mais je pense notamment à  la “fusillade”, criminelle également, bien sûr. []
  3. Vous noterez la formulation alambiquée, tant le principe est complexe à  libeller, en ce notamment qu’il s’oppose à  la présomption d’innocence. Qui, oui, malgré Eric Woerth et ce dossier, existe toujours, en France, à  ce jour. []
  4. En ce qui me concerne, je lui aurais proposé de faire une seule déclaration spontanée, “Je suis innocent”,  puisqu’apparemment il nie, je ne sais pas ce qui a été choisi, et à  ce propos, si mon confrère qui l’assistait, et dont je trouve qu’on parle peu et qu’on ne le salue pas assez, lit ceci et souhaite s’exprimer, qu’il soit définitivement le bienvenu, tribune libre – sous pseudo et au conditionnel, évidemment, je sens d’instinct que lui est du genre à  respecter les textes, relatifs au secret professionnel et à  celui de l’instruction notamment ! []
  5. J’ai beau connaître la magistrature de l’intérieur, si je puis dire, je ne m’y ferai jamais, à  sa titulature, et là  je suis sur les nerfs, j’ai la flemme de vérifier – nous en tout cas, c’est simple, on est “avocat”, et après on est “bon” ou “mauvais”, c’est tout de même plus lisible ! []
  6. Ouais, j’avais bon, sur le grade ! []
  7. Ce qu’on sait, c’est qu’aucun crime ne trouble pas du tout l’ordre public, à  défaut de quoi il ne peut en être un… []